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Autour de l'Amérique latine

Le Santero et la Jinerera

Dimanche 5 août 2012

Nous étions partis en vacances à Cuba pour quelques semaines, avec mon mari Gustavo et un ami français, Eric. Celui-ci venait de se faire plaquer par se petite amie, et s’en remettait mal. Un peu fatigués des nuits agitées de salsa de la Havane, nous avions décidé d’aller passer quelques jours à Varadero.

Varadero, c’est joli, ou plutôt cela a été beau : une plage de sable fin qui s’étend à l’infini sur une étroite langue de terre fichée comme une écharde dans l’océan Atlantique. Mais depuis que les autorités cubaines l’on transformée en site d’exploitation touristique intensive, la péninsule s’est enlaidie : des bungalows et des hôtels modernes à perte de vue, des troupeaux de touristes canadiens, allemands et espagnols allant faire rôtir leur petite bedaine sur la plage, et le soir, de la musique cubaine for export, avec répétition en boucle de Chan Chan et Guantanamera.

Nous avions sympathisé avec l’une des serveuses, Maria. Comme nous nous intéressons à la santeria – Gustavo est cubain et joueur de tambours batas – elle nous invita tous les trois à participer à une cérémonie, dans la ville voisine de Cárdenas.

Cárdenas est située tout à côté de Varadero. Mais celui-ci est peuplé de touristes de passage, blancs, étrangers et aisés – du moins aux normes de Cuba -. Cardenas est la ville où réside le personnel de service des hôtels de la péninsule. Elle est presque entièrement peuplée de cubains noirs et pauvres.

Quand nous y sommes arrivés en taxi, cela nous a fait une curieuse impression de nous retrouver dans ce monde si différent des plages de Varadero. Au lieu des rues goudronnées et pimpantes, des allées de terre poussiéreuses et défoncées. Au lieu des enfants blancs au short bien repassé, des petits noirs en guenilles qui jouent, pieds nus, au base-ball avec des équipements de fortune au milieu de la rue. Au lieu des hôtels modernes, des alignements de petites bicoques en ciment et en tôle, souvent décrépies et délabrées.

Quant à nous, nous suscitions forte curiosité chez les habitants. Nous nous trouvions en effet dans l’un des quartiers les plus pauvres de la ville. Un endroit où l’on n’a pas l’habitude de voir débarquer les touristes de Varadero, qui ne sortent de leur réserve balnéaire que pour quelques excursions bien balisées par les autorités cubaines, et conçues justement pour éviter un contact direct avec la réalité du pays et avec la vie quotidienne de ses habitants.

Un attroupement se forma donc à notre arrivée. Rien d’agressif, mais le fait de voir tous ces yeux braqués sur nous nous mit mal à l’aise. Nous étions les seuls Blancs ici, et avec nos Bermudas à fleurs et nos appareils photos, nous donnions surement l’impression de venir d’une autre planète. Heureusement que la présence de Gustavo – qui est cubain et métis – nous redonnait une petite touche de normalité !

Bref, nous demandons l’adresse de la maison de la mère de Maria, où devait se dérouler la cérémonie. Nous arrivons au bout d’une allée poussiéreuse bordée de petites maisons de plain pied de style colonial, mais bien décaties. La mère ouvre la porte, nous lui expliquons que sa fille nous a invités. Surprise !!! Maria ne lui avait rien dit. Malaise. La mère nous invite tout de même à rentrer – les cubains sont des gens extrêmement accueillants – et nous pénétrons directement dans le salon de son petit pavillon.

C’était une petite pièce au mobilier hétéroclite et usagé, décoré des bibelots les meilleur marché et les plus kitch que l’on puisse imaginer, mais où régnait une agitation fébrile : des femmes qui achevaient de préparer une grande table couverte de pâtisseries, de bouteilles, de fruits, de gâteaux ; des enfants qui courraient dans tous les sens et se chamaillaient sur le sofa déglingué ; des joueurs de tambours bata déjà installés derrière leurs instruments. Presque tous Noirs comme l’ébène. Au début, on nous regarda bien avec un peu de curiosité, d’autant que Maria, qui nous avait invités, n’était même pas encore arrivée. Mais, une fois les présentations faites et les explications enfin données par la retardataire, nous eûmes pendant un moment une impression de quasi-normalité.

Cela ne dura pas longtemps. Bientôt, la cérémonie débuta. D’abord quelques cantiques catholiques en l’honneur de la vierge Marie ; puis commencent à résonner les chants africains de la santeria – qui constituent la matrice d’une grande partie de la chanson cubaine, avec cette alternance si caractéristique de couplets récités – ou improvisés- par un soliste et de refrains repris par le choeur. Rites purificatoires, aspersion d’eau, herbes agitées. Puis, l’alcool et le rythme obsédant des tambours aidant, l’assistance s’échauffe.

Soudain, un grand Noir rentre en transe, fait toute sorte de contorsions. Il est possédé, « chevauché » par l’esprit d’un Orisha. Ochosi ? Chango ? Je ne me souviens plus. Toujours est-il qu’il se dirige, comme par hasard, vers moi, la seule blanche au milieu de cette assistance. J’étais très gênée, j’aurais préféré rester discrète. Il me prend pas la main, me fait lever, et m’emmène dans une danse si frénétique qu’à un moment, Gustavo dut se lever pour me ramener, poliment mais fermement, à ma place.

Bref, la cérémonie se poursuit. Vient le moment de la purification finale. Le noir, toujours en transe, sort alors de la maison, nous emmenant tous les trois dans la rue avec lui. Pour la discrétion c’était manqué !! Il continue ses contorsions et ses cris au milieu de la chaussée, devant la foule qui s’était accumulée au seuil des maisons alentours. Une transe, c’est un événement important et respecté ici ! Il frappe brutalement à une porte, au hasard, demande presque en criant de l’eau, des herbes, qui lui sont immédiatement données avec respect. Ici, on ne refuse rien à un Saint qui vous demande quelque chose par l’intermédiaire d’un médium en transe. Puis il nous purifie en nous aspergeant d’eau, là, juste au milieu de la rue, devant la moitié du quartier réunie autour de nous  !!

En partant, il donne à Eric quelques grains – d’orge, de blé, je ne sais – en lui précisant de leur garder précieusement dans sa poche, avec cette phrase étrange dont je me souviendrai toujours : « Ne t’en fais pas pour ta bague ».

Puis, un peu secoués, mais en même temps émus par la poésie puissante qui se dégageait de ce rituel, nous rentrons sans encombre dans le confort de notre chambre d’hôtel.

Quelques jours plus tard, nous retournons à la Havane, dans la famille de Gustavo. Comme je vous l’ai dit, Eric était un peu déprimé, et nous décidâmes de lui changer les idées. Nous débarquons donc un soir, à la casa de la musica de Miramar.

La Casa de la Musica de Miramar a deux fonctions. La première, officielle, est celle d’offrir des concerts de salsa et de timba, en principe à toute la population, en fait surtout aux touristes étrangers pour lesquels ces établissements ont été conçus par le gouvernement cubain. La seconde fonction, non officielle bien sur, c’est de servir de bordel – ou plus exactement de lieu de rencontre – entre les innombrables Jineteras (et Jineteros) de la Havane à la recherche de devises fortes et les touristes étrangers célibataires (mâles, et aussi femelles d’ailleurs) à la recherche de sensations également fortes.

La disposition des lieux était d’ailleurs caractéristique. Dans la grande salle, ressemblant à une sorte de terrasse de café couverte, qui faisait face à la scène, on trouvait successivement : un espace vide tenant lieu de piste de danse : trois ou quatre rangées de tables assez espacées, où prenaient place grosso modo, les groupes et les couples constitués ; et au fond, sur les deux derniers rangs de tables, les solitaires : touristes blancs, souvent assez âgés, et jeunes cubaines, en général de très jolies noires ou mulâtresses, maquillées à outrance et vêtues de tenues plus qu’aguichantes.

En attendant le début très tardif du concert, ces solitaires disposaient de plusieurs heures pour former des couples de rencontre, dans le bruit littéralement assourdissant de la musique techno qui précédait le début du concert. Largement plus qu’il n’en fallait d’ailleurs, car chacun et chacune savait très bien ce qu’il était venu chercher : une compagnie nocturne pour les touristes ; des dollars pour les cubaines.

Avec Gustavo et Eric, nous formions tous les trois un groupe constitué : nous aurions donc dû, logiquement, aller occuper une table des premiers rangs. Mais Gustavo et moi avions une petite idée derrière la tête : Eric était en effet dans un état de détresse si pitoyable qu’il fallait, d’urgence, lui trouver un petit dérivatif. Et quelle meilleure panacée, pour un garçon qui vient de connaître un chagrin d’amour, que la rencontre inopinée avec une jolie fille pas farouche et pleine de bonne volonté !!! On a l’esprit large à Cuba, pour ces choses-là !!!

Nous allâmes donc nous installer au dernier rang, au milieu des jineteras à l’affût, qui, bien sûr repérèrent immédiatement leur proie. C’est un peu comme si nous avions emmené Eric prendre un bain tout nu et tout frétillant dans une mare aux crocodiles !!

Le problème – connaissant bien Cuba et les jineteras, nous aurions dû nous en douter un peu – c’est que les choses, justement, ne se passèrent pas aussi bien que prévu.

Eric rencontra bien vite sa Jinetera de choc ! Une mûlatresse très belle, très gentille, très attentive, plus que complaisante. Et même cultivée et bien éduquée !!! Elle le fit boire et fumer : rhum, puis bière puis encore rhum. Le mélange est difficile à supporter par des cubains chevronnés ; mais, pour des étrangers, il est dévastateur. Eric était vraiment très éméché, à peine en état de compter fleurette à sa nouvelle copine, et surement pas en état de surveiller ses affaires.

Au bout de quelques heures de beuveries, de danse, de bruit assourdissant, et après avoir assisté à un concert fort décevant de NG La banda, nous rentrâmes la maison tous les quatre. Au moment de nous séparer – chaque couple vers sa chambre, où Eric allait pouvoir enfin se détendre un peu avec la fille -, celui-ci poussa une exclamation : sa bague avait disparu !! Une bague en or très importante pour lui, qu’il tenait de ses parents !!

Nous cherchons partout, dans ses poches dans son sac : rien !!! Mais Gustavo, qui est cubain et connaît donc bien le pays et ses habitants, avait sa petite idée : il prend la fille à part et lui dit : « maintenant, tu rends sa bague à mon copain, tout de suite !! » Bien sur, dénégations de la fille furieuse de se voir accuser de vol. Nous regardons d’autorité dans on sac, dans sa poche : rien non plus !! Culpabilité non démontrée.

Mais, bien sur, le charme était rompu. Elle demande alors, avec des airs de vierge outragée, dix dollars pour prendre un taxi et rentrer chez elle. Un grand classique, ces dix dollars pour le taxi !!  Eric, un peu gêné tout de même de l’avoir peut-être accusée à tord, cherche dans ses poches : il n’avait plus un sou, car il avait déjà tout dépensé avec elle !! La fille, toujours apparemment furieuse, ne s’en tient pas là. Elle lui palpe elle-même les poches, ne trouve aucun billet… mais tombe sur les graines que nous avait données le Santero de Cárdenas.

Elle les prend dans ses mains, et, par une étrange réflexe, les met dans sa bouche, comme si elle était décidée à dépouiller Eric jusqu’à la dernière bouchée.

Nous la mettons alors en garde : ce sont des graines bénies, données par un Santero !!! Personne ne doit les toucher, sauf le bénéficiaire !! Les  croyances dans ces rites magiques, ici, sont très fortes, même et peut-être surtout dans des milieux interlopes et marginaux. La fille, craignant un maléfice, recrache alors les graines…. Et avec elles la bague, qu’elle avait cachée dans sa bouche !!!

Le santero avait raison : Eric n’avait pas à s’en faire pour sa bague !!!

Fabrice Hatem

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