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Astor Piazzolla, le tango de la démesure, par Emmanuelle Honorin

Mardi 5 juin 2012

hon1Ce n’est que très récemment, au début du mois de mai 2012, que j’ai rencontré Emmanuelle Honorin. C’était à l’occasion de la présentation, à la Maison de l’Amérique latine de Paris, d’un ouvrage de Sonia Abadi sur les milongas de Buenos Aires dont j’avais assuré la traduction, le Bazar des Etreintes. A l’issue de la conférence, je vis arriver vers moi une belle jeune femme très brune, souriante, à la voix ferme et claire, au regard attentif, au visage rayonnant d’intelligence, éclairé par je ne sais quel reflet oriental ou africain. C’était Emmanuelle Honorin qui me demandait de lui dédicacer mon livre – ou plutôt ma traduction.

Nous liâmes conversation. A l’entendre parler de ses différentes expériences – sa découverte de la musique traditionnelle cubaine, sa passion pour le tango, son activité de journaliste au magazine Géo, son activité de programmation de spectacles à travers l’association Contradanza au centre d’animation culturel la Bellevilloise -, j’eus subitement l’impression de rencontrer une sorte de sœur de lait spirituelle, dont un lutin malicieux m’aurait caché jusque-là l’existence.

J’invitai le lendemain Emmanuelle à un diner organisé chez moi en l’honneur de Sonia Abadi. Ce fut pour elle l’occasion de nous parler de manière plus précise de son récent livre sur Piazzolla, dont elle m’offrit un exemplaire dédicacé. Quelques jours plus tard, je commençai à parcourir celui-ci, d’abord distraitement et comme par devoir. Mais, au bout de quelques pages, je m’investis corps et âme dans la lecture de cet ouvrage à la fois passionnant et instructif.

Mise en page 1Comme elle me l’a elle-même expliqué, le livre n’est pas né d’une initiative personnelle, mais d’une commande : il y a trois ans de cela, Emmanuel de Baeque, directeur de la collection « La voix du monde » aux éditions la Demi-lune, lui a en effet proposé d’écrire une biographie de Piazzolla. Preuve, sans doute, de la réputation dont jouit auprès de ses collègues cette ancienne journaliste culturelle au magazine Géo, qui a consacré une bonne part de sa vie à observer et à recueillir à la source, à Cuba, au Maroc, en Argentine et ailleurs, le jaillissement des cultures populaires.

Une confiance au demeurant bien placée : si au départ, Emmanuelle n’était pas vraiment, comme elle le confesse elle-même, une spécialiste de Piazzolla, elle a su produire, moyennant deux bonnes années de recherches, ponctuées de voyages en Argentine et aux Etats-Unis, un livre appelé à devenir une référence sur l’œuvre du grand musicien.

Pourquoi ce livre se lit-il d’une seule traite, comme un roman d’aventure, alors qu’il est davantage focalisé sur l’œuvre artistique de Piazzolla que sur sa vie personnelle ? Pourquoi n’ennuie-t-il jamais alors qu’il prend le parti-pris difficile d’insister sur l’analyse musicologique plus que sur l’anecdote ? Pourquoi, après avoir refermé cet ouvrage très dense, a-t-on l’agréable sentiment d’avoir facilement mémorisé les noms des musiciens qui ont travaillé avec le maître, la chronologie des formations qu’il a successivement créées, ainsi que la genèse de ses principales œuvres ? En un mot, pourquoi ce livre est-il à la fois passionnant et pédagogique ?

D’abord parce qu’il est intelligemment construit. Prenons par exemple le début de l’ouvrage, ce premier chapitre toujours délicat où le biographe contraint de « planter le décor » est guetté par le double écueil des généalogies familiales assommantes et des généralités historiques rebattues. Emmanuelle se tire élégamment de cette première difficulté en mettant habillement en perspective la grande histoire du tango et la petite histoire de la famille Piazzolla, d’origine italienne, qui adopte ce mode d’expression musical dès son arrivée en Argentine, vers 1880. Un jeu de résonnances, illustré de manière très vivante par l’amour démesuré porté au tango par le père d’Astor, Vincente, et qui nous prépare presque naturellement à l’apparition de notre héros.

La seconde bonne surprise du livre est le talent de conteuse de son auteur. En témoigne la manière très vivante dont nous est rappelée l’enfance, entre New York et Mar del Plata, de ce môme des rues qu’est alors Piazzolla. On voit ce chenapan, un peu rétif au départ au rêve de son père d’en faire un musicien de tango, multiplier les 100 coups avant de révéler brutalement son talent artistique. On sent physiquement la pauvreté de sa famille italienne et de leurs voisins, vivant, comme le dit joliment Emmanuelle, « entre mafia et bondieuserie ». On rit beaucoup à l’anecdote de cette première enseignante de musique qui troque des cours de solfège au petit Astor contre une manucure ou un plat de pâtes offerts par sa mère.

Troisième qualité du livre : la précision et l’abondance des sources. Le travail documentaire considérable réalisé par Emmanuelle, les nombreux entretiens menés par elle avec les témoins directs de la vie de Piazzolla lui ont permis de donner à son texte densité, relief et profondeur. D’anecdotes amusantes en analyses musicologiques de qualité, nous avons pratiquement à chaque page l’impression d’apprendre quelque chose de nouveau, même lorsque l’on croyait déjà bien connaître le sujet.

Par exemple, je savais déjà que le jeune Piazzolla avait rencontré Gardel en 1935 à New York, et que celui-ci séduit par le gamin, lui avait donné un petit rôle de marchand de journaux dans son film « El dia que me quieras ». Par contre, j’ignorais les circonstances exactes de leur première rencontre. Les voici : Astor, chargé par son père d’un cadeau destiné au grand chanteur, s’était rendu un matin dans d’hôtel où il résidait. Or, le manager de Gardel, un certain Mr Castellanos, qui lui apportait du lait pour son petit-déjeuner, avait égaré la clef de la porte de sa chambre. Il demanda alors au gamin de rentrer par la fenêtre. Et c’est ainsi que Piazzolla pénétra, dans la chambre d’un Gardel encore en pyjama, ensommeillé et grognon, pour lui apporter son lait matinal en lui récitant le compliment que son père lui avait fait apprendre par cœur.

Ce travail de recherche permet également à Emmanuelle Honorin de remettre en cause certaines erreurs ou certains mythes hagiographiques consacrés par l’habitude et la répétition. Par exemple, l’image très répandue d’un Piazzolla ostracisé pour ses audaces musicales par le milieu conservateur du tango portègne ne doit pas faire oublier qu’il fut à la fin des années 1940 l’un des arrangeurs les plus recherchés des orchestres de tango de l’époque… même si ses audaces étaient parfois, il est vrai, mal comprises du public.

Emmanuelle annonce d’ailleurs d’emblée son choix dans les premières pages du livre : refuser une biographie lisse, hagiographique, qui gommerait les erreurs, les fausses routes, les échecs, les hésitations, les va-et-vient, les contradictions du personnage. Et Dieu sait, justement, qu’il y en beaucoup ! Citons pèle -mêle : son échec musical presque total à New-York à la fin des années 1950 ; ses incursions pas toujours heureuses au cours des années 1970 dans la musique électronique d’inspiration « pop » ; ou encore son manque total de conscience politique (et c’est l’interprétation la plus favorable que l’on peut faire de certains de ses propos !!) face à la dictature militaire de la fin des années 1970 en Argentine. On comprend ainsi que Piazzolla n’est pas devenu lui-même par une sorte de génération spontanée et naturelle du génie, mais à travers un chemin difficile, non tracé, semé d’embuches et sur lequel il s‘est lui-même souvent trompé et blessé. Comme le dit fort joliment Emmanuelle : « La vie de Piazzolla est la fois une succession et une imbrication d’audaces artistiques et de déroutes. » En refusant les facilités de la légende dorée, ce portrait tout en contrastes donne au lecteur une vision plus humaine, plus complexe et finalement plus crédible du personnage.

L’auteur a par ailleurs choisi de focaliser son propos sur l’œuvre artistique de Piazzolla, en laissant largement de côté sa vie personnelle – enfance et années de formation mise à part. Ses amours, son mariage, sa vie familiale, ses amitiés hors de celles liée à la musique, les anecdotes de sa vie privée, et même la terrible maladie qui l’emportera en 1992, ne sont évoqués que de manière extrêmement succincte. Ce choix peut être, dans une certaine mesure, critiqué, car la trajectoire créative d’un artiste ne peut se comprendre entièrement si l’on fait abstraction des évènements de sa vie personnelle. Et, sans doute, on aurait pu aimer en savoir plus sur la profonde amitié qui a uni Piazzolla à Horacio Ferrer, ou encore sur l’histoire de sa liaison avec Amelia Baltar, en arrière-plan de l’opéra Maria de Buenos Aires, composé en 1968, dont ils furent les trois principaux protagonistes : l’un comme compositeur, le second comme auteur du livret, la troisième comme chanteuse du rôle-titre.

Mais ce choix présente également un avantage majeur : en se focalisant presque exclusivement sur la carrière artistique de Piazzolla, l’auteur donne de celles-ci une vision dense, épurée, non diluée dans des développements à caractère plus personnels ou anecdotiques. Le lecteur est ainsi plongé, sans éléments parasites, au cœur de la trajectoire musicale de Piazzolla, dont les étapes scandent ainsi la lecture de manière particulièrement claire, précise et pédagogique : premier Quintet, Octet dit « de Buenos-aires », Quintet « Nuevo tango », opéra « Maria de Buenos-Aires », Nonet électronique au début des années 1970, puis Octet électronique à Buenis-Aires vers 1976, enfin retour au Quintet.

J’en arrive maintenant à ce qui est peut-être la plus grande qualité du livre : le caractère à la fois profond et accessible des analyses musicographiques. On sent d’emblée qu’Emmanuelle – qui, sans être une musicienne de profession, n’en n’est pas moins une mélomane avertie – a tout écouté de Piazzolla, avec attention , avec passion et avec intelligence, forgeant son propre jugement et sa propre critique. Les œuvres sont disséquées à fond et évaluées sans complaisance, mais sans jamais tomber dans le jargon abscons parfois utilisé par des musicologues professionnels. Son écriture sensible et pénétrante donne profondément envie d’aller écouter soi-même, sans délais, cette musique. Ecoutons-la par exemple nous parler d’un album enregistré en 1970 au théâtre El Regina de Buenos Aires : « tout l’album est un pur voyage : une épaisse stratification de formes, des fulgurances et entrelacs violonistiques d’Antonio Agri que viennent couper les puissantes frondes du soufflet du maestro. »

L’auteur nous fait aussi comprendre le jeu des rencontres et des influences successives qui ont contribué à modeler l’œuvre de Piazzolla : l’entrée dans l’orchestre de Troilo en 1939, la rencontre de la musique classique avec Ginastera et Nadia Boulanger, celle de la poésie avec Borgès et Ferrer, du Jazz avec Stan Getz, Gerry Mulligan puis Gary Burton, de la musique brésilienne avec Chico Buarque et Milton Nascimento, sans oublier une longue pratique de la musique de cinéma… Des rencontres qui rythment aussi les étapes de la vie nomade de Piazzolla, entre New York, Mar del Plata, Buenos Aires, Rome, Paris et le Brésil.

Illustré par une riche iconographie, le livre se conclut par une biographie et une discographie très complètes. Bien sûr, il n’est pas parfait. Certaines allusions sont par exemple parfois un peu obscures. Les chronologies sont parfois un peu embrouillées. Peut-être aurais-je aussi personnellement aimé que certaines problématiques – par exemple celle des relations complexes entre Piazzolla, la danse et les danseurs – soient davantage abordées, par exemple dans une longue conclusion. Mais ces réserves mineures ne m’ont pas empêché d’apprécier cet ouvrage, qui m’a fait passer un moment agréable tout en m’apprenant beaucoup.

Fabrice Hatem

Astor Piazzolla, le tango de la démesure, Collection « La voix du monde », Editons la Demi-lune, 2011, 208 pages

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