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Généralités sur Cuba et la culture cubaine

Alamar, un quartier cubain, par Bérengère Morucci

alamar Une émouvante plongée dans la réalité cubaine d’aujourd’hui

Etrange relation que j’ai nouée avec cet excellent ouvrage de Bérengère Morucci, consacré à la description de la vie quotidienne d’un quartier nouveau de l’agglomération de La Havane, Alamar, situé à l’extrême est de la ville, pas très loin des plages. Construit au cours des années 1970 dans la ferveur des projets révolutionnaires, ce quartier était censé offrir à ses habitants une vie nouvelle, avec des confortables logements et tous les équipements collectifs dont ils pouvaient avoir besoin. Avec l’accumulation des désillusions et des difficultés, il s’est progressivement transformé une grande cité-dortoir aux immeubles dégradés, aux équipements inachevés, et où s‘entassent, dans des conditions de grandes difficultés matérielles, 120000 personnes dans des appartements prévus pour 50000. Bérengère Morucci, sociologue de formation, est allée vivre à leurs côtés, a partagé leur quotidien, a recueilli leurs confidence, a observé leurs habitudes, et en a tiré ce très beau livre, chronique à la fois rigoureuse et profondément humaine de la vie de ce quartier.

Lorsque j’avais lu cet ouvrage pour la première fois, en 2008, juste avant mon premier voyage à Cuba, il m’avait fait rêver, un peu comme m’avaient fait rêver dix ans plus tôt les chansons de Tango d’Homéro Manzi, pleines de l’humble poésie des habitants du faubourg portégne. Mais j’avais encore du mal à imaginer la densité de la vie réelle derrière ces très attachants et émouvants récits. Et tout d’abord, je ne savais pas exactement où se trouvait Alamar, dont le nom n’évoquait pas pour moi un espace géographique précis, mais plutôt une sorte de lieu mythique, où se serait trouvé fictivement rassemblé tout ce que j’aspirais à comprendre de la réalité cubaine d’aujourd’hui. Je rêvais donc d’aller à Alamar, sans jamais y parvenir au cours de mes voyages successifs à Cuba, tant ce quartier semblait éloigné du centre-ville et de ses parcours touristiques.

En octobre 2011, l’occasion me fut enfin donné de me rendre à Alamar. Je réalisais alors un documentaire sur le danseur afro-cubain Domingo Pau qui m’emmena, un dimanche matin, rendre visite à un ancien collègue, l’ex-danseur et comédien Julian Villa. Cette visite trop rapide me permit de localiser enfin Alamar, de faire quelques pas dans ce quartier arboré, aux rues spacieuses longées de longs blocs d’immeubles de 4 à 6 étages, de prendre la mesure aussi de la dégradation assez avancée du parc immobilier et des logements – plomberie déficiente, fissures, etc. -, ainsi que la pauvreté du mobilier et des conditions de vie difficiles sous tous rapports de ses habitants.

Mais surtout, cette visite intervint à un moment où j’avais déjà rencontré, au cours de mes multiples voyages dans l’île, des centaines de Cubains, habitant dans différents quartiers de Santiago et de La Havane où j’avais pu me rendre. Tous m’avaient raconté les mêmes histoires que celles qui tissent le livre-récit de Bérengère : les pénuries chroniques de produits de première nécessité ; la cherté de la vie, et notamment de l’alimentation, par rapport aux salaires ridiculement bas versés par l’Etat cubain ; la nécessité absolue, pour simplement survivre, de se procurer des devises fortes – CUC ou pesos convertibles – permettant d’acheter ces produits sur le marché libre ou sur le marché noir ; les petits boulots et les petits trafics – certains plus ou moins autorisés, d’autres illégaux, d’autres franchement délictueux ; les rêves de voyages et de départ vers l’étranger, pourquoi pas en épousant un touriste de passage ; les difficultés de transport dans des « Guagua » surchargés et inconfortables ; la déficience des télécommunications, les difficultés de raccord au téléphone fixe et le recours obligé à celui d’un voisin complaisant ; les acrobaties incroyables pour se procurer des objets aussi élémentaires qu’un frigo ou qu’une télévision.

J’avais aussi visité beaucoup de maisons, d’appartements, avec leurs sanitaires presque systématiquement en panne où il faut verser soi-même l’eau dans les cabinets et mettre le papier toilette usagé, non dans la chasse d’eau menacée d’être bouchée, mais dans une petite poubelle prévue à cet effet. J’avais vécu ces pannes d’électricité récurrentes qui paralysent subitement d’existence au milieu des gestes de la vie quotidienne. J’avais aussi observé, comme elle, le mélange d’ennui – souvent pas de travail, pas d’argent, donc pas de loisirs payants, en résumé des journées entières à ne rien faire – et de chaleur humaine – la danse, la musique, la bande de copains – qui caractérise la vie de tant de cubains. La poésie incroyable, aussi, qui surgit comme par enchantement à chaque situation, à chaque instant de l’existence.

Et c’est pourquoi, lorsque j’ai relu récemment ce livre, après tant de jours passés dans ce pays et aux côtés de ses habitants, j’ai éprouvé à nouveau une émotion violente, mais dont la nature avait changé. Au lieu d’un appel puissant mais encore vague au voyage et au rêve, il évoquait désormais pour moi des personnages réels, des situations vécues, des paysages connus, des confidences entendues. Derrière chacun des récits de Bérengère, je pouvais lire en filigrane des récits similaires, que j’aurais pu moi-même écrire sur la base de mon expérience personnelle, en changeant simplement le lieu ou le nom du personnage principal : en évoquant mes propres amis cubains, différents de ceux de Bérengère, et pourtant si proches par leur vie quotidienne, leurs difficultés immenses et leurs espoirs modestes.

Cet ouvrage est à la fois une enquête sociologique et une expérience humaine. Ethnologue et sociologue de formation, amoureuse de Cuba, Berengère a été habiter pendant quelques mois le quartier d’Alamar en 2003 ; elle a vécu avec la population, a partagé ses difficultés, a observé leur vie quotidienne, a noué des amitiés et recueilli des confidences. Elle a vécu l’autre côté du miroir cubain, loin des pistes de Salsa et des circuits touristiques du centre-ville. Une vie quotidienne tissée d’inconfort, de pénuries, d’ennui, d’interdiction de toutes sortes, mais aussi pleine de chaleur humaine et de poésie. Des gamins qui d’interpellent en jouant en foot au pied des immeubles, des amoureux qui s’embrassent sur la plage, des fêtes improvisées dans les appartements.

Le livre vaut à la fois par la qualité de son travail scientifique d’observation de terrain et par celle, d’ordre plus littéraire, de sa rédaction, écrite d’une plume sensible et pleine de tendresse. Berengère sait nous faire percevoir, avec son style direct, son langage apparemment simple et dépouillé, l’émotion, la vibration humaine de chacune des situations décrites. Nous nous attachons ainsi à chacun de ses amis comme s’ils étaient les nôtres : Luis, l’ancien joueur de Base-ball et qui vit avec sa mère impotente, dans un appartement infesté de blattes ; Miguel, qui égrène ses souvenirs de travailleur volontaire dans la micro-brigade de construction ; Yanete, avec ses amours suisses déçues, qui invoque avec ferveurs la protection de Yemaya ; la vieille Camilla, qui prépare le « café du pauvre » – mélange de café et de pois-chiches – en évoquant ses souvenirs de jeunesse ; Simon, toujours amoureux d’une touriste américaine rencontrée deux ans auparavant, et qui vit avec son père trop souvent saoûl ; Nolia, ancienne responsable du parti, communiste toujours convaincue, mais qui a ouvert un paladar – un petit restaurant – pour pouvoir arrondir sa maigre retraite ; Tito, qui vend des Batidos (glaces) appréciés par tout le quartier dans son kiosque du coin de rue ; Jaime, le cuisinier qui aimerait tant avoir de l’aspirine pour soigner son mal de tête ; Roberto, l’ancien plongeur-démineur de l’armée qui travaille maintenant dans une bibliothèque ; Isis, bibliothécaire dans une école primaire de zone 23 et fervente pratiquante des religions afro- cubaines ; sa fille Haruko, qui passe des heures devant son miroir en se maquillant et se dandinant en attendant d’avoir l’âge d’aller danser…

Les lieux aussi : le marché paysan libre, où vendeurs et acheteuses se disputent sur la qualité d’un légume ; le bunker anti-aérien, qui abrite maintenant les amours adolescentes du quartier tout en servant également d’urinoir ; l’inconfortable cantine publique El familiar, où les vieux retraités mangent un maigre repas subventionné pendant que la foule se presse, en face, sur la terrasse de Pio-pio, un bar-restaurant privé ; le cinéma XI festival, bloc de béton inachevé posé au milieu d’un terrain vague qui aurait dû être une place centrale bien aménagée ; un peu à l’écart, l’ancienne prison transformée en école primaire ; enfin, les différents quartiers d’Alamar et de ses environs : Siberia, M3, la zone micro X jamais achevée, plus loin Cojimar, puis la plage où les enfant fabriquent de cerfs-volants avec un bout de ficelle et un morceau de plastique ; les bus inconfortables et bondés aux noms imagés – camello, guagua – jusqu’à cet ancien corbillard transformé en mini-bus, où il faut se plier en trois pour pouvoir rentrer.

Il y aussi les bruits – la musique omniprésente, la radio et la télé, les enfants qui jouent en criant, les voisins qui s’interpellent – ; les odeurs, parfois des effluves délicieuses de fleurs et d’océans, parfois des remugles répugnants d’égouts et d’ordures… ; l’alcool – rhum ou bière – qui aide à oublier le quotidien.

Et puis ce rêve chez beaucoup de jeunes de partir, de prendre un bateau vers la Floride, de rencontrer un touriste ou un vieux riche – un « temba » – qui pourra les tirer d’affaire ; la tentation des petits trafics et des petites combines en tous genres ; la nostalgie des temps meilleurs pour les anciens qui furent impliqués dans l’élan révolutionnaire initial qui accompagna pendant les premières années la construction du quartier.

Car Alamar a d’abord été l’un des projets emblématiques de la révolution cubaine avant de devenir un ensemble de quartiers dégradés de la périphérie urbaine de la Havane. L’idée était de construire, à l’est de la ville, un nouveau quartier exemplaire par le confort de ses habitations comme par la qualité de ses équipements collectifs. Des micro-brigades de volontaires, composées de journalistes, d’artistes, d’employés des postes ou des chemins de fer, furent formées, dans la ferveur des premières années, pour construire les bâtiments. L’idée de base : en échange de quelques années travail « volontaire », les participants se verraient eux-mêmes octroyer la propriété d’un appartement. Peu à peu, l’enthousiasme initial retomba ; les volontaires furent remplacés par des salariés, et aussi par le travail obligatoire des détenus de la prison toute proche. Faute de motivation, de compétences et de matériaux, les travaux prirent du retard, de nombreux équipements collectifs restèrent inachevés, des immeubles souffrirent de vice de forme. Des milliers d’immigrants plus ou moins clandestins virent d’installer dans un quartier initialement prévu pour 50000 habitants et qui, quoiqu’inachevé, en accueille aujourd’hui 120000. Enfin, les restrictions de la période économique spéciale achevèrent de paralyser le projet. D’où, chez les anciens d’Alamar, un désenchantement qui reflète celui aujourd’hui répandu dans tout le pays.

Tout cela, le livre nous le fait comprendre à travers le kaléïdoscope des trajectoires individuelles et des confidences recueillies, sans jamais chercher à juger ou à généraliser, à tirer des conclusions définitives. C’est cette proximité avec l’expérience directe, jamais rigidifié par la tentation de la synthèse, qui fait toute la valeur de cet ouvrage. Une valeur encore accrue par les talents de conteuse de l’auteur. A l’exemple de ces récits en forme de contrepoint, où les descriptions et les dialogues alternent avec les paroles des chansons passées sur le lecteur de CD le plus proche, rendant ainsi physiquement compte de l’atmosphère sonore de l’endroit, tout en accentuant le relief des situations, à la fois reflétées, déformées et contredites par le texte chanté.

On sort de ce livre non seulement mieux informé de la réalité du Cuba d’aujourd’hui, mais aussi profondément ému par l’évocation de toutes ces existences à la fois abimées par l’absence de confort et de liberté et soutenues par l’espoir d’un avenir meilleur. Et l’on en devient encore plus amoureux de ce pays.

Une confidence pour finir : j’ai moi-même beaucoup écrit sur Cuba au cours des trois années qui viennent de d’écouler. Je crois que ce livre est celui que j’aurais moi-même rêvé d’écrire, tant il associe deux qualités si difficile à concilier : l’objectivité du regard scientifique et la sensibilité humaine de l’écrivain.

Fabrice Hatem

Bérengère Morruci, Alamar, un quartier cubain, L’Harmattan, Paris, 2006

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