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Musique et musiciens cubains

Otra visión de la música popular cubana, par Leonardo Acosta

acosta Une approche hétérodoxe de la musique populaire cubaine

Leonardo Acosta est tout le contraire d’un marginal dans le monde de la musicologie cubaine. Lui-même musicien assez réputé, il fut rien moins que l’un des fondateurs, dans les années 1970, du fameux groupe d’expérimentation sonore de l’ICAIC (l’Institut cubain du cinéma). Autant dire que sa voix, est écoutée, même lorsqu’elle dénote, comme dans ce livre, avec celle de ses pairs.

Dans Otra visión de la música popular cubana, Leonardo Acosta bouscule en effet un certain nombre d’idées communément admises sur la musique cubaine. Rejetant classifications simplistes et datations arbitraires, il cherche à mettre évidence son unité profonde et à reconstituer les dynamiques longues de sa genèse. Cette démarche parfois un peu provocatrice, fondée sur une connaissance magistrale du sujet, captive l’intérêt du lecteur et surtout l’incite à réfléchir par lui-même sur ces questions. Cependant, ce livre écrit sur un ton assez polémique déçoit parfois quelque peu en ne tenant pas toujours ses promesses initiales de révélations fracassantes et de concepts novateurs.

L’ouvrage, qui est en fait un recueil d’articles et non un livre écrit d’un seul tenant, comprend trois parties. Dans la première, quatre grands textes sont consacrés à la critique d’un certain nombre d’idées ou de concepts très généralement admis sur la musique cubaine. Dans la seconde, sont regroupés divers écrits sur des phénomènes contemporains, comme la Salsa ou la Timba. Enfin, la troisième partie a pour thème général les influences réciproques qui se sont noués depuis un siècle et demi entre les musiques populaires cubaine et nord-américaine.

Les idées de la première partie sont décapantes, stimulantes, mais parfois aussi décevantes quand on s’aperçoit, in fine, qu’elles ne sont peut-être pas aussi novatrices ou incontestables que l’auteur nous l’avait au départ annoncé.

Par exemple, l’affirmation, faite sur un ton quelque peu fracassant, de la découverte d’influences indigènes rémanentes dans la musique cubaine d’aujourd’hui – alors que la plupart des musicologues avaient jusque-là constaté leur absence – ne semble reposer, après lecture attentive du livre, que sur des preuves à la fois très fragiles, très hypothétiques et très indirectes.

De même, la critique un peu brutale de l’idée communément admise selon laquelle la clave constitue l’élément commun à toute la musique populaire cubaine ne débouche, in fine, que sur quelques évidences déjà connues, à savoir : 1) qu’il existe, non pas un, mais plusieurs types de clave ; et 2) qu’au-delà de la clave stricto sensu, c’est plutôt la présence de la polyrythmie qui caractérise la musique cubaine. Et cela n’empêchera pas tous les cubains que je connais de battre la ou les clave en écoutant le Son et la Rumba.

En troisième lieu, l’auteur prétend, avec quelque raison, dénoncer l’utilisation selon lui abusive d’événements mythifiés pour attribuer une date de naissance selon lui fictive à un style musical donné (le Boléro avec Tristeza en 1883, le Danzon avec Las Alturas de Simpson en 1879, le Cha Cha Cha avec La engañadora en 1951, etc.). A cet effet, il décrit de manière très détaillé et très instructive le cheminement parfois lent et tortueux ayant conduit à l’apparition progressive de chacun de ces styles. Mais était-il pour autant nécessaire, comme le fait Acosta, d’afficher ce ton véhément et hautain vis-à-vis des tenants desdites « dates historiques », accusés par lui à demi-mots, pour les uns de malhonnêteté intellectuelle dans leur revendication de paternité, et pour les autres, de grégarité dans la répétition des erreurs admises ?

Acosta utilise à nouveau le même ton un peu trop polémique à mon goût lorsqu’il remet en cause la notion de « complexes génériques » (Rumba, Danzon, Son), classification qui depuis son élaboration par le musicologue Argeliers Leon au milieu du XXème siècle, constitue l’une des pierres angulaires de la musicologie cubaine. Reconnaissons cependant que dans ce cas, les arguments de Acosta (portant notamment sur le caractère en fait très hétérogène des supposés « complexes » et l’arbitraire des séparations tranchées et figées entre les différents genres) fait vraiment mouche.

En particulier, l’auteur montre avec beaucoup de clarté l’existence d’interactions constantes entre ces genres, par exemple entre la Rumba et le Son, ou encore, plus récemment, entre celui-ci et le Danzon, aboutissant à la création du Cha Cha Cha. Et l’on est convaincu et séduit par le schéma alternatif proposé par Acosta, où la construction de la musique populaire cubaine, tous styles et genres confondus, est présentée comme le résultat d’un processus long et continu de transculturation et de fertilisations réciproques entre genre, à partir des mêmes racines communes : polyrythmie africaine, mélodies et instruments d’origine européenne. Un processus qui, loin de se limiter à Cuba, s’est déroulé selon des mécanismes identiques – quoiqu’avec d’infinies variantes – dans toute cette région du globe, conduisant à l’éclosion de ce qu’Acosta désigne avec bonheur sous le nom de « civilisation musicale pan-caraïbes ».

Les textes consacrés à la Salsa s’attaquent quant à eux avec courage, et de manière un peu provocatrice, à l’idée très répandue à Cuba selon laquelle la Salsa ne serait rien d’autre que le Son cubaine, « volé » et commercialisé par les musiciens new-yorkais au cours des années 1960 et 1970. A cette vision un peu manichéenne et vindicative, il oppose une analyse très détaillée du processus de métissage par lequel la coexistence, depuis une époque d’ailleurs bien antérieure aux années 1960, de musiciens cubains et portoricains à New York a permis la gestation de nouvelles musiques de fusion, largement – mais pas seulement – inspirées de la culture cubaine. Mais plus encore que la qualité des informations fournies, c’est l’affirmation selon laquelle les musiques cubaine et nord-américaine se sont en fait développées non en opposition, mais en symbiose, tirant chacune une partie de sa créativité de influence de l’autre, qui constitue ici l’apport majeur d’Acosta.

La troisième partie du livre approfondit l’analyse de ce processus de co-développement entre musiques cubaine et nord-américaine. Acosta montre par exemple le rôle important des musiciens cubains émigrés dans la naissance du Jazz à la Nouvelle Orléans au début du XXème siècle. Il montre aussi la contribution décisive de l’industrie du disque nord-américaine dans la diffusion internationale de la musique cubaine pendant de la première moitié du XXème siècle. Ce faisant, il égratigne au passage le mythe d’une prétendue « culture de masse » imposée par l’industrie des loisirs, en soulignant que ce sont, au contraire, les goûts et choix actifs du public, auxquels les medias doivent se plier pour survivre, qui déterminent in fine le succès ou l’échec des styles musicaux. Il souligne, preuve à l’appui, l’influence du jazz sur les conjuntos cubains de la Havane entre 1920 et 1960. Il analyse également de manière très approfondie le processus de confluence entre le jazz et la musique afro-cubaine, débouchant sur la création de ce que l’on appelle habituellement le latin Jazz, et qu’Acosta préfère désigner par le terme d’Afro-Cubain Jazz. Et l’on sort convaincu de cette lecture qu’au-delà des confrontations stériles, les Etats-Unis et surtout Cuba ne se portent jamais mieux que lorsqu’ils coopèrent … Conclusion qui va, bien entendu, très au-delà de la seule analyse musicologique.

Bref, c’est un livre provoquant et stimulant, mais qui parfois ne tient pas toutes ses promesses, et risque aussi, en bousculant trop de repères peut-être simplistes mais pédagogiquement utiles, de brouiller les idées du néophyte. Reste que le parti pris de vision longue de Leonardo Acosta (« Todo empezo antes de lo que se cree », aime-t-il répéter), son analyse fouillée des processus de transculturation et de métissage à l’origine de la musique populaire cubaine, l’affirmation, au-delà de la variété des genres et des styles, d’une racine commune à ceux -ci (ce qu’il appelle « la marmite polyrythmique afro-caraïbéenne »), constituent autant d’apport très tonifiants pour l’esprit.

Fabrice Hatem

Leonardo Acosta, Otra visión de la música popular cubana, Ed. Letras Cubanas, 2004 ISBN 959 10 0867 8

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