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Généralités sur Cuba et la culture cubaine

Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar

otiz Par Fernando Ortiz

La Havane, 8 octobre 2011

Depuis que je m’intéresse à la culture populaire cubaine, j’ai pu constater l’omniprésence des références aux travaux de Fernando Ortiz (1881-1969) dans les ouvrages consacrés à ce sujet. Trois raisons expliquent l’influence de son œuvre. Tout d’abord, Ortiz peut être considéré comme le père fondateur des sciences humaines à Cuba (ethnologie, sociologie et histoire notamment), disciplines avant lui pratiquement inexistantesdans l’île ; en second lieu, son œuvre a puissamment contribué à l’apparition d’une visionnouvelle de l’identité cubaine, désormais conçue comme le résultat d’un processus de métissage entre plusieurs cultures d’origine différente- Ortiz utilise lui-même le concept de « transculturation »; enfin – corolaire direct du point précédent – les travaux d’Ortiz ont éclairé le rôle majeurde l’apport africain – jusque-là ignoré et méprisé – dans ce processus de formation identitaire.

Cherchant à combler mon ignorance sur cet auteur, je me suis donc plongé dans la lecture du Contrapunteo, qu’un ami m’avait recommandé comme l’un de ses ouvrages les plus importants. J’avoue avoir été au début un peu dérouté par le caractère assez général du sujet : alors que j’étais convaincu que l’intégralité de l’oeuvre de Ortiz portait sur l’histoire et l’analyse de la culture afro-cubaine dans ses différentes dimensions (musique, croyances, etc.), je découvris un ouvrage au thème beaucoup plus large, consacré au rôle de deux grandes activités économiques- la canne à sucre et le tabac – dans la formation de certains traits caractéristiques de la cubanité.

Cet ouvrage imposant – près de 500 pages – se divise en deux parties bien distinctes : un essai de synthèse relativement court – 80 pages – suivi de très nombreuses chapitres complémentaires portant sur des sujets plus précis. L’essai de synthèse – dont le livre tire d’ailleurs son nom – commence par une longue opposition, termes à termes, entre la canne à sucre et le tabac : autant la première serait douce, féminine, claire, bénéfique, lié aux nécessités de la vie quotidienne, autant le second serait sombre, amer, masculin, nocif pour la santé, lié au plaisir et au luxe, etc. Le lecteur est abord séduit par ce contrepoint fort agréable à la lecture. Au bout de quelques dizaines de pages, cependant, j’ai commencéme se lasser du caractère un peu répétitif de ces oppositions trop systématiques, presque jamais complètement démontrées, et souvent assez peu convaincantes, entre les deux plantes et de ces deux cultures.

Vers le milieu de l’essai, Ortiz en vient cependant au cœur de son sujet, à savoir que les caractéristiques techniques et économiques de ces deux activités agro-alimentaires contribuèrent à façonner deux aspects bien distincts – et complémentaires – de l’identité cubaine. Les exploitations de canne à sucre requièrent en effet une main d’œuvre nombreuse, mais peu qualifiée -d’où leur rôle clé dans la traite des esclaves Noirs, avec son cortège d’abominables injustices et de révoltes violentes. Elles sont d’autant plus rentables qu’elles sont de grand taille – d’où l’apparition des grandes exploitations latifondiaires appartenant à des propriétaires absentéistes. Elles requièrent des machines, des bâtiments, donc des capitaux importants — d’où la présence de compagnies étrangères, mieux armées pour réaliser les investissements nécessaires, dans cette activité. Enfin, le sucre fut toujours exporté depuis Cuba sous une forme non raffinée – d’où une relation de dépendance de type colonial puis néo-colonial avec les puissances économiques et politiques dominantes. Le tabac, au contraire, peut être cultivé dans des exploitations de petite taille – d’où la présence d’une classe de petits agriculteurs cubains, propriétaires de leur terre. Cette activité nécessite une main d’œuvre plus restreinte, mais plus qualifiée, que la canne à sucre – ouvriers agricoles libres, artisans des fabriques de cigares, souvent de niveau intellectuel relativement élevé et capables de s’impliquer dans la vie politique de leur pays. Enfin le produit final, luxueux et raffiné, est exporté depuis Cuba sous sa forme définitive, le cigare – d’où une position relativement forte des producteurs cubains sur leurs marchés d’exportation.Chacun de ces univers très différents, presque opposés même si leurs caractéristiques se sont rapprochées après l’indépendance, a donc contribué à la formation de certains des trais essentiels de la cubanité.

L’essai proprement dit est complété par plusieurs dizaines d’annexes techniques, toujours de très grande qualité, dont certaines présentent un immense intérêt historique, comme celles concernant les origines de la culture de la canne et du tabac à Cuba, ou encore les premières révoltes d’esclaves, survenues dès le XVIème siècle. On sent en germe dans cet ouvrage plusieurs éléments qui se révèleront à la longue centraux dans l’apport d’Ortiz : tout d’abord, la reconnaissance de la contribution centrale de l’immigration forcée d’origine africaine à la formation de l’identité nationale du pays, ainsi que de l’injustice immense dont les Noirs furent victime du fait de l’esclavage -affirmations qui semblent aujourd’hui aller de soi, mais qui était relativement nouvelle au moment où Ortiz écrivit son livre ; ensuite, la mise en lumière du caractère fondamentalement métissé de la culture cubaine. Ortiz analyse en effet laformationde celle-ci à travers les concepts, créées par lui, de transculturation et le néo-culturation, qui décrivent la manière dont la coexistence de plusieurs populations d’origines diverses amène chacune d’entre elles à perdre progressivement certaines de ses caractéristiques culturelles initiales pour en acquérir de nouvelles inspirées de celles de ses voisines, tandis que se créent desformes culturelles entièrement nouvelles nées du métissage des deux fonds en confluence. Quand nous racontons aujourd’hui cette histoire, apparemment évidente, à propos par exemple de la danse et de la musique cubaines, n’oublions pas que ce fut Ortiz, qui, précurseur en son temps, en exprima le premier la substance.

Je garde cependant une impression mitigée de cette lecture. Parlons tous d’abord du côté positif. L’ampleur de vues d’Ortiz lui permet d’associer, dans une puissante vision de synthèse, tous les aspects – historiques, économiques, ethnologiques, culturelle de la formation de l’identité cubaine et de la manière dont ceux-ci entre-réagissent. Le travail d’investigation réalisé par l’auteur est également gigantesque, surtout dans sa dimension historique.

Cependant, j’avoue avoir été frustré par le caractère un peu rhétorique de l’opposition trop systématique entre les caractéristiques du tabac et de la canne, ainsi que par l’absence de démonstrations solide – selon les normes académiques aujourd’hui en vigueur – de certaines affirmations, notamment celles portant sur l’économie de ces deux activités. En particulier, les informations quantitatives susceptibles d’alimenter les démonstrations d’Ortiz dans ce domaine font cruellement défaut dans l’ouvrage. Par exemple – pour prendre un cas particulièrement évident parmi beaucoup d’autres – aucun chiffre n’est apporté à l’appui de l’affirmation de l’auteur selon laquelle les exploitations de canne à sucre seraient, en moyenne, de taille supérieure à celles de tabac. De même, rien dans les informations figurant dans le livre ne permet de prouver, comme l’affirme Ortiz, que les exploitations sucrières seraient davantage aux mains des capitaux étrangers que celles de tabac. Et ainsi de suite… Ces lacunes paraissent particulièrement gênantes à l’humble statisticien- économiste que je suis, car elles touchent cœur même de la démonstration de l’auteur, dont certaines étapes essentielles ne peuvent être considérées, à l’aune des standards académiques d’aujourd’hui, que comme de simples hypothèses non démontrées.

Mais il faut évidemment se replacer dans la situation de l’époque, où les sciences humaines – et a fortiori les sources d’information statistiques susceptibles de leur servir de base, étaient inexistantes à Cuba. Il faut aussi évoquer l’histoire personnelle de Fernando Ortiz pour mettre en lumière, à la fois, le caractère fondateur de son oeuvre et les raisons pour lesquelles le Contrapunteando revêt une forme si éloignée des travaux d’économie ou de sociologie contemporaine. Né en 1881, juriste de formation, ayant vécu plusieurs années en Europe, Ortiz commence sa carrière dans un Cuba rongé par la corruption de la première République et la frustration de l’abaissement néo-colonial. C’est ce dégoût, partagé avec beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération, qui le poussera à la fois à adopter des positions politiques de plus en plus radicales et progressistes, et à s’intéresser à l’étude de l’histoire et de la culture cubaines.

Son approche de la condition noire à Cuba révèle bien l’évolution de sa pensée. Son point de départ est la recherche dite « criminaliste », focalisée sur les phénomènes de délinquance. Il repousse assez vite les thèses « naturalistes » (selon lesquelles, en gros, on naît criminel) pour défendre la position selon laquelle certains comportements criminels ou a-sociaux, loin de résulter de la « nature » intrinsèque du délinquant, sont en fait liées aux différentes formes de violence ou d’injustice sociale dont il a lui-même pu être victime. Adoptant une attitude fondamentalement anti-raciste tranchant avec les préjugés des milieux bourgeois de son époque, Ortiz prend, dans le même mouvement, conscience de l’immense injustice dont les populations noires ont été l’objet du fait de l’esclavage, et de l’importance de leur contribution à la formation de l’identité cubaine. Ceci le conduit à focaliser une grande partie de ses travaux sur les cultures d’origine africaines présentes dans l’île, forgeant au passage le néologisme « afro-cubain » promis à une belle carrière. Il se passionne également pour les travaux donnant à l’étude des faits de société le statut d’une véritable science, et lit Durkheim, Marx et Malinowski. De ce fait, Il développe spontanément une attitude scientifique, cherchant à vérifier la validité de ses concepts méthodologiques et de ses hypothèses de recherche à travers un gigantesque travail d’investigation de terrain.

Si l’on tient de compte de ces circonstances, l’extraordinaire travail fondateur d’Ortiz apparaît dans toute sa valeur. Mais il faudra des générations de chercheurs forcément plus besogneux, plus spécialisés et utilisant des méthodes au caractère plus étroitement académiques, pour explorer à fond les chemins nombreux et complexes qu’Ortiz fut le premier à entreprendre de défricher.

Fabrice Hatem

Fernando Ortiz, Contrapunteo cubano del tabacco y el azúcar, Coll. Pensiamento Cubano, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 484 pages, 1991 (premièr eédition : 1940).

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