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Autour de l'Amérique latine

Un jour, mon mari viendra me chercher

C’était il y a très longtemps, au début des années 1980, bien avant la période économique spéciale. J’étais première danseuse au ballet folkloriquede Santiago. Un soir, après un spectacle d’Orishas où je jouais le rôle de Yemaya, un italien est venu me voir. Il était tombé fou amoureux de moi, il voulait se marier avec moi, m’emmener dans son pays. Moi, il me plaisait beaucoup aussi. Il était grand et beau, et si gentil. A l’époque, un touriste étranger, c’était vraiment une rareté !!

Pendant deux semaines, il m’a fait vivre la grande vie à Santiago. Et puis, Il est revenu plusieurs fois, toujours aussi amoureux, les bras couverts de cadeaux. Quand on a eu les papiers des fiançailles, il m’a fait voyager dans plein d’endroits à Cuba, et même à La Havane. Il m’appelait presque tous les jours au téléphone. Au bout de deux ans,en 1984, les formalités du mariage étaient réglées, et nous avions même fixé la date de la cérémonie.

Mais un jour, il ne m’a plus appelée, il n’est plus revenu. Je n’ai eu aucune explication, aucune nouvelle, rien, J’ai attendu des mois, j’ai demandé après lui aux quelques italiens de passage à Santiago, mais ils ne savaient rien. Je lui ai envoyé des lettres, mais elles sont restées sans réponse. J’ai même essayé de l’appeler par téléphone, mais son numéro n’était plus en service.

Alors, cela est devenait ma seule préoccupation : le retrouver, nous marier comme prévu, partir avec lui en Italie. J’en arrivais à négliger mon travail de danseuse. Je manquais les répétitions du Ballet pour attendre chez moi et voir si une lettre de lui allait arriver ce jour-là. Finalement, j’ai été chassée de la compagnie.

Cela a été une époque très difficile pour moi. Je n’avais pas beaucoup d’argent pour vivre, mais de toutes manières, je n’avais plus envie de manger, ni de sortir, ni de travailler. Je restais chez moi toute la journée, sans rien faire, allongée sur mon lit, à attendre de ses nouvelles.

Un jour, on m’a envoyée dans un hôpital pour les fous. Mais je n’étais pas folle, moi, j’attendais mon mari. Je suis restée 5 ans là-bas. Je ne mettais toute la journée contre la fenêtre de ma chambre pour voir s’il arrivait. Un jour, les médecins ont dit que j’étais guérie, et ils m’ont laissée sortir. Comme j’avais beaucoup grossi, je ne pouvais plus danser, mais je suis retournée vivre chez mes parents. C’était en 1991, il y a 20 ans de cela.

Depuis, je vais à la place Cespedès tous les jours. Je m’assois devant les escaliers de l’hôtel Casa Granda où Il descendait quand il venait à Santiago et j’attends qu’il en sorte. Je me pomponne, je me maquille pour lui, je me coiffe soigneusement. Comme ça, le jour où il viendra, il me trouvera aussi belle qu’avant. Cela me coûte cher, mais j’y arrive grâce aux pièces que me donnent les touristes.

Un jour, il y a 5 ans, je l’ai reconnu dans un groupe d’italiens. Malgré les 25 ans qui s’étaient passés, il n’avait absolument pas changé : il était toujours aussi jeune, toujours aussi beau. Alors, je me suis précipitée sur lui pour l’embrasser, pour qu’il me prenne dans ses bras comme autrefois, qu’il m’emmène enfin avec lui.

Mais, c’est curieux : lui ne m’a pas reconnu. Il a pris comme un air dégouté. Je lui ai dit : « Claudio, c’est moi Isabel, ta femme ». Mais j’ai eu l’impression qu’il il cherchait à me repousser tandis que ses amis autour de lui se sont mis à rire. Finalement, un policier est venu nous séparer en me disant : « Ecoute, la vieille, on veut bien te laisser mendier, mais n’ennuie pas les touristes ». Mais qu’est-ce qu’il racontait, celui- là ?

L’essentiel, c’est que mon mari soit revenu. Simplement, il devait être un peu distrait, ce jour-là. A sa prochaine visite, c’est sûr qu’il me reconnaîtra et m’emmènera avec lui. C’est pour cela que je viens tous les jours l’attendre, à la place Cespedès, bien maquillée et bien coiffée.

Fabrice Hatem

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