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Poésie et littérature

Entretien avec Horacio Ferrer

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Editeur : La Salida n°48, Avril-Mai 2006

Auteurs : Mariana Bustello et Fabrice Hatem

Décédé en 2014, Horacio Ferrer fut à la fois l’un des plus grands poètes contemporains de Tango et l’un des meilleurs spécialistes de cette culture. Lors d’un passage à paris en octobre 2005, il avait accepté de nous parler de sa collaboration avec Astor Piazzolla, avec lequel il écrivit l’opéra-Tango Maria de Buenos-Aires, ainsi que de sa vision de la poésie tanguera d’aujourd’hui.

Comment avez-vous rencontré Piazzolla ?

J’ai rencontré pour la première fois Piazzolla à Montevideo, lorsque j’avais 15 ans. Notre amitié s’est nouée bien avant que nous ne commencions à travailler ensemble. Je connaissais également bien Troilo, et j’avais parfois l’impression qu’ils se disputaient un peu mon amitié.

Puis, en 1967, a commencé le projet d’opéra « Maria de Buenos Aires ». Astor traversait alors une très mauvaise passe, avec des tentations suicidaires. Il avait consulté un astrologue qui lui avait prédit : « Celui qui va frapper à votre porte va vous changer la vie ». Je travaillais dans un journal de Montevideo qui m’avait envoyé à Buenos Aires. Arrivé là, je suis allé rendre visite à Piazzolla chez.lui, avenue Libertador. La porte en bas était ouverte, et je suis monté jusqu’au 14ème étage. J’ai sonné, et personne ne m’a répondu. Alors, j’ai commencé à frapper la porte, un peu inquiet. Piazzolla m’a ouvert la porte, m’a regardé comme si quelque chose d’exceptionnel s’était produit, et m’a dit : « – C’était toi ! » « – Oui, c’est moi. Laisse-moi entrer. Ca fait un bon moment que je sonne ! » lui ai-je répondu. Alors il m’a raconté ce que l’astrologue lui avait prédit. J’étais donc cette personne qui venait pour changer sa vie. Je lui ai offert mon dernier livre de poèmes et il m’a dit : « La poésie de ton recueil Romancero Canyengue, c’est la même chose que ce que je fais dans ma musique ». Alors, il m’a proposé de faire un nouveau West Side Story dont l’action se déroulerait à Buenos Aires. J’ai commencé à y travailler le petit hôtel à la rue Florida où je vivais. Piazzolla était content des premières esquisses et m’a dit : « Surtout, ne perds pas ton enthousiasme à Montevideo ». Et c’est à mon retour là-bas que m’est venue l’idée de centrer l’histoire sur les femmes.

Comment avez-vous conçu l’intrigue de Maria de Buenos Aires ?

A mon avis, on ne devrait pas dire « Mi Buenos Aires querido », mais querida. Buenos Aires est une ville féminine, elle a tous les attributs de la féminité exacerbés : elle est attractive, changeante, capricieuse. Même si « Buenos Aires » est un nom masculin. C’est pourquoi j’ai pensé à María de Buenos Aires. A l’époque, j’écrivais un article sur le mariage – combien cela coûte, les démarches, etc.- Pour le rendre plus vivant j’avais crée deux personnages qui allaient se marier, « María » et « José ». C’est de là qu’est venu le personnage de María. Puis j’ai construit son histoire, le fait qu’elle est aimée à la fois des hommes et des femmes, la façon dont son esprit s’éprend de Buenos Aires, le jeu avec le Duende, la naissance de sa fille, et finalement la mort de María, à laquelle sa vie la conduit nécessairement.

Je voulais créer un Buenos Aires en dehors du temps car l’actualité ne me plaît pas : l’art et la culture sont les seules choses qui nous sauvent de la réalité. J’ai l’avantage d’être né à Montevideo, mais d’être en même temps très portègne. Cela me permet de regarder Buenos Aires avec plus de liberté. Je connais bien l’histoire de cette ville, qui a été fondée en 1536, détruite par les indiens propriétaires de ces terres, et refondée plus tard. Naître, mourir, renaître, c’est sa nature. Comme une spirale qui monte peu à peu dans le ciel. J’ai voulu donner une idée de toutes les Buenos Aires que j’ai connues et de tout ce qui fait partie de Buenos Aires, avec ses personnages parfois lunatiques. Comme Le duende, qui est l’esprit nocturne de Buenos Aires.

A quoi tient la spécificité des paroles du tango ?

D’abord, à leur union intime avec une musique très particulière. Dans la métrique du tango, il existe une interaction entre la musique et les paroles : la musique exprime une sensibilité poétique et les paroles influent sur la musique. Piazzolla me disait que composer un tango, c’est autre chose que de mettre des strophes en musique : les possibilités sont sans limites.

Mais on peut aussi avoir des tangos sans musique A Rotterdam, au cours d’une réunion de poètes du monde entier, j’ai récité des poèmes sans musique, et c’était quand même du tango Un art profond et magique

Les paroles de tango sont nées d’un mélange d’influences qui s’est produit en Argentine, et tout particulièrement à Buenos Aires., au début du XXème siècle. On peut cite celle de Rubén Darío, qui a eu lui-même de profondes relations avec les poètes français et américains, Dario a beaucoup influencé, par exemple, des auteurs comme Evaristo Carriego ou José González Castillo, avec leur évocation du quartier et de ses personnages mythologiques.

Une autre source est la poésie gauchesque de José Hernández, qui a beaucoup influencé le tango avant que celui-ci ne développe une esthétique indépendante. Dans la poésie du tango il y a aussi le regard de l’indien, cette manière de regarder de loin, dans l’immensité de la pampa Cette contemplation s’est transmise au gaucho, qui est le fils de l’indien.

Mais le tango est universel, c’est aussi le fils de la Méditerranée. Il est né des voix païennes, il porte l’écho du culte de Diane. Les paysages de la Pampa ressemblent à ceux du Maroc, et le paganisme des gauchos a quelque chose à voir avec la vision du monde des nomades berbères. Une des caractéristiques fondamentales du tango est la liberté : c’est l’amour de la liberté qui l’a sauvé. Il n’y a pas de normes dans le tango. C’est un système d’improvisation. C’est l’exercice de la liberté.

Comment concevez-vous votre rôle en tant que président de l’Académie du tango ?

Il y a une tragédie dans la tangologie : ceux qui écrivent ne savent pas écouter et ceux qui écoutent ne savent pas écrire. Dans l’académie, toutes les sessions d’étude commencent par l’écoute d’un tango car s’il n’y avait pas eu création, il n’aurait rien à étudier. D’abord l’art, ensuite la culture. Sinon à quoi sert une académie ?

Bien que président de l’Académie du tango, qui est censé protéger et transmettre une tradition, j’ai l’esprit très ouvert. Une fois, des musiciens turcs ont joué dans un Festival de tango. Les argentins trouvaient que ce n’était pas du tango. Mais pour moi, si. Ce qui fait la grandeur du tango c’est de trouver des résonances partout dans le monde. Chacun l’interprète à sa façon ; chacun donne sa vérité, et le tango grandit grâce à cela. Il n’existe pas comme une vérité unique, sinon il serait déjà mort.

Propos recueillis par Fabrice Hatem et Mariana Bustelo

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