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Musique et musiciens cubains

Tango et musique cubaine

Editeur : La Salida numéro 67, janvier 2010

Auteur : Fabrice Hatem

salsatango Tango et musique cubaine : destins croisés de deux cousins germains

Arrivés dans le Nouveau monde il y a cinq siècles, les conquérants européens détruisirent les cultures natives[1] pour y substituer une société coloniale largement fondée sur l’esclavage des Noirs. De ce brutal séisme naquirent de nouvelles formes culturelles, toutes marquées, à des degrés divers, par un métissage entre les apports africains et européens : Samba au Brésil, Rumba et Son dans les Caraïbes, Jazz à la Nouvelle Orléans, Tango et Milonga dans le Rio de la Plata.

Chacune de ces cultures, quoique liées avec les autres par les liens du sang, présente cependant aujourd’hui une identité particulière, liée à la fois à l’inné – les conditions initiales de son apparition – et à l’acquis – les dynamiques et aléas de sa trajectoire historique. Mon propos consiste à comparer les évolutions de deux de ces cultures – la musique Cubaine et le Tango – pour en dégager les similitudes et les différences.

Toutes deux enracinées dans l’expression populaire, longtemps cantonnées aux marges de la bonne société, associant intimement musique et danse, ces deux formes culturelles ont progressivement rayonné sur le monde entier tout en restant profondément identifiées à leurs berceaux géographiques respectifs. Au delà de ces similitudes d’ordre général, des différences apparaissent cependant, que l’on peut saisir à travers cinq approches ou métaphores complémentaires, empruntés respectivement à la génétique, à l’écologie, à l’astronomie, aux sciences sociales, et finalement à la philosophie.

Cousin noir, cousin blanc

Première différence : au sein de la famille des musiques métisses Latino-américaines, le Tango se distingue aujourd’hui par la relative blancheur de sa peau. Certains auteurs, comme Juan Carlos Caceres, ont certes cru pouvoir affirmer l’existence d’une fondamentale filiation noire de cette musique, dont la trace resterait encore aujourd’hui fortement présente, notamment, dans le domaine rythmique (clave et syncopes). Mais comment ne pas voir que ce gène africain a été largement dilué par un apport massif d’ADN européen ? En témoignent aussi bien l’instrumentation (violon, piano, bandonéon, contrebasse), que l’harmonie et la forme des compositions (proches de celles de la chanson populaire européenne), ou encore l’origine ethnique de la plupart des compositeurs et interprètes (d’origine massivement italienne ou espagnole)[2].

La musique cubaine est au contraire restée, comme son nom l’indique, nettement plus marquée par ses racines nègres. Elle est en fait issue d’un métissage profond et polymorphe entre les traditions africaines des esclaves noirs et les cultures européennes apportées par les colons blancs – espagnols notamment, mais également français (Haïti). Ce métissage s’est d’abord produit dans les zones rurales de Cuba, au cours du XIXème siècle, pour ensuite se poursuivre dans les grandes villes du pays à partir du début du XXème. Il est visible à la fois :

– dans la structure des orchestres, constitués de percussions d’origine africaines (clave, marimbulas, sekele, bongos, tumbas) associées à des instruments venus d’Europe (guitare dans les orchestres de Son, flûte et violons dans les Charangas);

– dans celle des compositions : la structure du Son Montuno[3] présentant de fortes similitudes avec celles des chants d’Afrique de l’ouest ;

– dans les formes de la danse : les mouvements de la Rumba associent par exemple intimement des influences d’origine européenne et africaine ;

– et même dans les pratiques religieuses : la Santeria Cubaine constitue en effet, comme la Candomblé Brésilien, une religion syncrétique où chaque Orishas (esprit) est assimilé à un Saint Catholique.

Désastre écologique dans le Rio de la Plata

Pour comprendre maintenant les évolutions historiques divergentes de ces deux cultures, nous pouvons, dans un premier temps, filer la métaphore écologique. La culture tango a, de point de vue, connu une magnifique mais courte floraison entre les années 1920 et 1950 dans un seul biotope, les villes du Rio de la Plata. Cependant, elle n’a pas, malgré le succès mondial de Carlos Gardel dans les années 1930, essaimé très massivement vers l’extérieur. Bien au contraire, cet écosystème unique à ensuite été quasiment détruit dans la décennie 1950, en l’espace de quelques années seulement, par l’invasion d’espèces allogènes – rock notamment – qui ont accaparé les ressources disponibles, entraînant une extinction massive des lignées tangueras autochtones (grands orchestres). Ce n’est que récemment (années 1990) qu’un repeuplement très partiel s’est produit, à partir de la revivification des souches locales survivantes ou d’un repeuplement à base d’espèces génétiquement modifiés, comme l’électro-tango.

Les espèces tropicales originaires de Cuba ont par contre fait preuve d’une forte propension à essaimer sur le continent nord-américain où, grâce à de nombreux croisement avec des souches locales – jazz, show-business – elles on pu s’enraciner et donner naissance au cours du XXème siècle à de nouvelles variétés mutantes comme le Mambo, le Cha-Cha-Cha ou la Salsa. Quant à la "forêt primaire" de la culture cubaine, elle a été au cours des cinquante dernières années relativement protégée des invasions d’origine nord-américaines par les aléas de l’histoire politique. Elle a ainsi pu servir de conservatoire à des espèces anciennes, comme les danses liées au culte des Orishas [4]. Résultat : un écosystème très riche, dont le biotope originel est resté relativement préservé et fertile, et dont les espèces se sont bien acclimatées dans d’autres régions du monde[5].

La musique cubaine gravite-elle autour de l’étoile Yankee ?

Les mots de l’astronomie peuvent également aider à comprendre certaines différences dans les dynamiques d’expansion des deux cultures. Vu à travers ce prisme, le Tango apparaît alors comme un système solaire à étoile unique – la ville de Buenos- Aires – où se produit l’essentiel des réactions nucléaires donnant naissance à l’énergie tanguera. La vie sur les principaux satellites de cet étoile centrale – Paris, Berlin, Londres, New York, ainsi que quelque autres très grandes villes de la planète – n’existe, même si elle parfois très riche, que par ce qu’elle est alimentée en permanence par le vent solaire venu de Buenos-Aires, autour de laquelle gravitent rêves, références culturelles et désirs de voyage.

La dynamique de la musique cubaine du XXème siècle, au contraire, ne peut s’expliquer sans faire référence à son caractère d’étoile double. La relation d’attraction.- répulsion existant entre la petite étoile cubaine et l’étoile massive nord-américaine est en effet au cœur des mouvements d’aller-retour qui ont puissamment et constamment contribué à l’évolution des formes d’expression et à leur diffusion planétaire :

– immense marché ouvert aux musiciens et danseurs cubains par les cabarets de la Havane, surnommé entre les années 1920 et 1950 le "bordel des Etats-Unis" ;

– transformation concomitante des orchestres cubains de Son par l’adjonction d’instruments venus du jazz, tout particulièrement de la trompette ;

– symétriquement, succès des rythmes cubains en Amérique du nord et centrale, et acclimatation à la demande locale par une légère transformation de leurs formes (Latin jazz, Mambo, Salsa) ;

– et surtout, décisive contribution du show-business américain à la diffusion mondiale des formes commerciales de cette musique, devenue produit de loisir.

Jeunes salseros pauvres contre vieux tangueros aisés ?

La sociologie peut également nous fournir des précieux outils de comparaison. Tango et Afro-cubain présentent de ce point de vue une similitude importantes : ils restent tous deux au cœur – peut-être Le Cœur – de l’identité nationale des peuples qui les ont enfantés. A l’omniprésence de la chanson de Tango sur les ondes argentines répond, en écho, celle de la musique cubaine dans les rues de la Havane. Cependant, la projection planétaire de ces deux formes culturelles s’est également faite vers des publics très distincts.

Le public étranger du Tango est en effet plutôt d’âge adulte, et appartient majoritairement aux classes moyennes intellectuelles des pays développés[6]. Il se distingue nettement en cela de celui de la Salsa et de ses avatars plus récents, qui est à la fois plus jeune, plus populaire, moins aisé, et pour un large part situé dans les pays en développement (Afrique noire et Amérique latine notamment). Pour les premiers, le tango apparaît largement comme une pratique de "différenciation culturelle", alors que, pour les seconds, la Salsa est avant un loisir permettant des rencontres avec des partenaires de l’autre sexe.

Deux rapports différents à la tradition et à l’innovation

Parlons un peu maintenant de philosophie. Le tango est une musique profondément imprégnée du sens du tragique, exprimant la douleur des amours impossibles et la nostalgie du temps qui passe. La Salsa, au contraire, est fondamentalement tonique et tournée vers le plaisir. Autant le premier fait appel à la cérébralité et à l’intériorité, autant la seconde est extravertie et éloignée des macérations intellectuelles.

Mais la différence essentielle entre les deux cultures tient à la représentation qu’elles ont-elles-mêmes, de leur identité et de leur rapport au temps. En ce sens, malgré la diversité de ses manifestations, les amoureux du Tango réaffirment constamment l’existence d’une identité unique et forte, ancrée dans la conscience collective, sur laquelle le temps n’a que peu de prise.

Au contraire, les amoureux de la musique cubaine, du fait de la diversité et de l’évolutivité permanente de ses manifestions, éprouvent apparemment moins le besoin de réaffirmer constamment l’existence d’une identité pourtant également très forte. Il est également à noter que la culture populaire du Rio de la Plata peut pratiquement être désignée par un terme unique – le Tango – ce qui contraste fortement avec la diversité des formes de la culture Caraïbes, dont la liste donne le vertige : Palo, Rumba, Changuï, Guaguanco, Son, Bolero, Tcha-Tcha-Tcha, Bolaggoo, Pachanga, Mambo, Bachata, Merengue, Salsa, Reggaeton, Timba, etc.

L’un rit, l’autre pas

Tous ces différences forment en quelque sorte système, dans la mesure où elles constituent les composantes de deux univers culturels offrant à leurs adaptes des expériences existentielles profondément différente. Pour illustrer cette affirmation, peut-être puis-je dire quelques mots de mon expérience personnelle dans la découverte, puis l’exploration de ces deux mondes.

J’ai découvert le tango à travers la voix déchirante de Carlos Gardel, chantant la tristesse des amours perdues. Je l’ai ensuite dansé, sur un répertoire musical enregistré pour l’essentiel à Buenos Aires entre 1930 et 1950, par des musiciens pour la plupart aujourd’hui disparus. Un univers culturel donc très compact, massivement concentré dans l’espace et dans le temps, et situé pour l’essentiel – si l’on excepte la moderne renaissance musicale du Tango – dans le passé. Un univers aussi mythifié par la référence constante à des artistes disparus, présentés comme des géants inégalables – Gardel, Pugliese, Troilo… Les notions de tradition, d’authenticité, d’identité immuable, la référence a un passé mythique, sont de ce fait fortement ancrées, pour des raisons que l’on pourrait qualifier de gravitationnelles, dans l’idiosyncrasie tanguera…[7] Comment s’étonner alors que dans cet univers culturel propice au conservatisme, les innovations soient constamment examinées avec une certaine suspicion, et jaugées au critère de leur conformité à la "tradition tanguera" ?

Mon intérêt pour la musique cubaine a été initialement éveillé par l’observation attentive du déhanchement de jolies jeunes femmes sur des rythmes de Salsa. Elle s’est poursuivie à travers des danses endiablées sur des musiques jouées par l’essentiel par des orchestres contemporains, dont les musiciens étaient la plupart du temps plus jeunes que moi. En en mot, du plaisir, de l’excitation et de l’amusement, et un certaine forme d’ignorance paisible de l’univers culturel dans lequel je pénétrais. Ce n’est par exemple que très progressivement que j’ai compris que cette musique de loisir n’était en fait que l’un des multiples rameaux d’une immense culture au ramification historiques, géographiques et artistiques très complexe : la culture Afro-Caraïbes.

Une fois franchi l’écran commercial de la Salsa[8], on est cependant impressionné par l’incroyable diversité de formes expressives en constante évolution, où les formes les plus anciennes coexistent avec les innovations les plus récentes, le religieux avec le profane, l’artistique avec la commercial, le rural avec l’urbain, les musiques d’origine proprement cubaines avec celle venus du reste des Caraïbes et bien sur d’Amérique du Nord.

Une des conséquences de cette extraordinaire diversité est qu’il est plus difficile à un amateur de musique tropicale qu’à un aficionado du Tango de définir exactement la nature de ce qu’il aime. C’est donc la notion d’authenticité ou de d’identité qui est ici en question, dans la mesure où le musique cubaine, tel un caméléon, semble posséder une extraordinaire capacité a se fondre dans de nouveaux milieux d’accueil, en en métissant avec les cultures autochtones tout en restant obstinément elle-même – comme si le même arbre portait des fruits de couleurs et de saveurs différentes chaque année du fait de rapides et constantes mutation de son génome. Cette caractéristique fait qu’il est assez difficile à un amateur de musique cubaine de développer des attitudes passéistes ou intégristes, dans la mesure où la diversité des formes et leur constante re-combination est en quelque sorte au cœur de son identité métisse à la créativité bouillonnante.

Faut-ils marier les cousins germains ?

Mais mon propos n’est évidement pas d’opposer ou de porter des jugements de valeur, positifs ou négatifs, sur ces deux riches cultures. Il vise davantage à identifier et mettre en valeur ce qui, dans chacune d’entre elles, constitue un apport ou une expérience irremplaçables.

De ce point de vue, il ne semble que les jeunes Salseros gagneraient sans doute en profondeur, en intériorité, en richesse de leur palette expressive, s’ils s’avisaient de pratiquer le Tango.

Symétriquement, les Tangueros – adultes on plus jeunes – gagnerait beaucoup en décontraction, en naturel et en joie de vivre, et plus techniquement, en conscience rythmique de corporelle (dissociation et isolement notamment) par une initiation aux danses cubaines. Plus qu’antinomiques, ces deux cultures pourraient ainsi contribuer à forger des personnalités artistiques plus complètes, maîtrisant un registre expressif plus large et capables de proposer de nouvelles synthèses esthétiques.

Fabrice Hatem


[1] Qui ne restent encore aujourd’hui présentes que sur les plateaux andins, dans le grand nord canadien et dans quelques régions de forêts vierges.

[2] Ajoutons que la genèse qui a donné naissance au Tango s’est produite presqu’exclusivement en univers urbain (ville du Rio de la Plata), et sur un laps de temps relativement court (au tournant du XXème siècle).

[3] Forme musicale constituant le socle commun de toutes les musiques cubaines "d’exportation".

[4] Il est vrai que le Son urbain a été par contre violement affecté par la disparition des cabarets et l’émigration de nombreux musiciens vers les Etats-Unis, à la suite de la prise de pouvoir de Fidel Castro.

[5] On peut à cet égard parler d’un "miracle cubain" dans la capacité à faire coexister, encore aujourd’hui, tant de styles différents, alors que leurs équivalents historiques ont largement disparu ailleurs (ex: Orishas d’origine africaine, quasiment disparus dans leur Nigeria d’origine ; Rumba, contemporaine des formes de proto-tango de type Canyengue, etc.

[6] Avec, il est vrai, une contribution non marginale d’un public plus jeune et manifestant un intérêt plus marqué pour les modes de vie ou pratiques de loisir "alternatives".

[7] Un phénomène encore amplifié par le fait que les paroles de ce tangos anciens sont elles mêmes fortement emplies d’un sentiment de nostalgie par rapport à un passé encore plus ancien. Un passéisme à la puissance 2, en quelque sorte, qui accessoirement se prête fort bien aux démarches historicistes et érudites …

[8] Qui, à la fois, dénature la culture cubaine traditionnelle en la transformant un produit de loisirs de masse et contribue à la rendre visible en fournissant au grand public une porte d’entrée largement ouverte

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