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Trois destins de comédiennes

– Ouh !!! Ouh !!! Sortez-la !!! – Quelle honte pour la Comédie Française !!! – Donnez-nous des vraies comédiennes, pas des vaches hollandaises !!!

Au vu des réactions du public en ce soir de décembre 1800, il y avait bien à craindre que cette première prestation d’Ida Saint Elme sur les planches du théâtre français, dans le rôle de Didon, soit aussi la dernière. Un échec, qui loin d’affliger ses collègues, les emplissait plutôt– surtout les femmes – d’une satisfaction qu’elles ne cherchaient pas toutes à dissimuler.

– Aux répétions, on a renoncé à la faire danser : elle a peut-être la beauté d’une statue, mais elle n’est pas beaucoup plus souple, disait Virginie.

– C’est dans le lit de Regnaud d’Angely ou sur le canapé de Lucien Bonaparte qu’elle a trouvé son engagement ? Demandait Laure.

– Les deux à la fois, sans doute : il fallait au moins ça pour décrocher le rôle, avec l’accent qu’elle a, répondit Agnès. Quand elle m’a donné la réplique, au troisième acte, j’ai cru un moment qu’elle me parlait en hollandais.

Et toutes les trois éclatèrent de rire. Rien de tel, pour rapprocher de jeunes comédiennes, que de partager la même jalousie pour une rivale, et surtout le plaisir de la voir chuter. Cimentée par ce mauvais sentiment, leur amitié allait cependant, 15 années plus tard, puissament contribuer à mettre fin à la longue succession de guerres et de deuils imposée par Bonaparte à la France.

Ces trois jeunes femmes, dont la plus âgée n’avait pas vingt ans, venaient de débuter pratiquement en même temps leur carrière à la Comédie Française. Agnès Denis, une grande fille plantureuse, à la poitrine abondante, aux lèvres sensuelles, était une enfant de la balle, née dix huit ans plus tôt des amours d’un directeur de théâtre ambulant et d’une actrice, dont elle s’apprêtait suivre les traces. Laure Ledru, une petite femme au visage décidé, était la fille d’un notaire du Mans aux idées larges qui, la voyant dotée d’un joli filet de voix, n’avait pas trop rechigné à lui laisser tenter sa chance de cantatrice dans la capitale. Enfin, Virginie Savant, fille d’un officier de l’armée d’Italie mort à Arcole, avait du à la protection du Premier Consul de pouvoir entrer dans le pensionnat pour jeunes filles de Madame Campan où sa passion pour la danse avait définitivement pris corps.

Au début de 1801, ces trois créatures, si différentes par leurs origines et par leur tempérament, étaient devenues pratiquement inséparables, flânant le matin dans les jardins de Bagatelle ou du parc Monceau, répétant ensemble l’après-midi une scène de comédie ou d’opérette, discutant avec passion, pendant des soirées entières, de leurs futures carrières de comédienne, chanteuse et danseuse. Mais c’étaient aussi de toutes jeunes filles désargentées, et qui, en l’absence d’un riche protecteur, en étaient encore réduites à accepter humblement l’hospitalité d’une vieille tante ou d’une cousine éloignée. Pour Agnès, cependant, cette situation n’allait plus durer très longtemps.

Un après-midi de printemps, celle-ci arriva très excitée au rendez-vous qu’elles s’étaient donné au café Procope. « J’ai un grand secret à vous confier, annonça-t-elle triomphalement aux deux autres» « Ca y est !!! Tu es choisie pour le rôle d’Hermione avec Talma ? » « Non, mieux que cela ; j’ai trouvé un amant !!! Il m’a déjà offert un diamant !!! Regardez !!! »

Les deux autres réagirent avec un mélange de curiosité et d’inquiétude. Si, dans le milieu du théâtre où Agnès avait grandi, la légèreté des mœurs allait presque de soi, les liaisons illégitimes avec un amant généreux constituant une composante naturelle de l’existence des comédiennes, tel n’était pas le cas de ses deux amies. Encore Laure, issue d’une famille libérale, où les discours de Théroigne de Mericourt étaient lus sans répulsion, concevait-elle que les femmes puissent disposer d’une certaine liberté dans leurs choix sentimentaux, à condition toutefois de ne pas perdre pour autant leur dignité et leur indépendance. Mais, pour Virginie, fille de militaire et élevée dans la plus stricte moralité catholique, le mariage était pour une jeune fille de bonne famille la seule manière honorable de perdre son innocence.

Mais chez ces jeunes femmes avides de découvrir la vie, la curiosité l’emporta vite sur la réticence. « Il est sacrément joli, le diamant qu’il t’a offert, s’exclama Virginie. Il t’a déjà demandé en mariage ? » « Ecrit-il des opéras ? Est-il républicain ou royaliste ? demanda Laure » « Non répondit Agnès, c’est un officier de hussard. Il vient de rentrer d’Italie, où il a servi dans l’armée de Masséna. » « Alors, il doit être au moins aussi courageux que le Cid ; mais j’espère qu’il n’agit pas avec les femmes comme Dom Juan, remarqua Laure en riant. » « C’est vraiment un homme merveilleux, et si amoureux de moi !! Si vous voulez, je peux vous le présenter. » « Oh, oui, oh oui ».

Les deux amies n’eurent pas longtemps à attendre. Elles faisaient alors toutes trois de courtes apparitions dans Bajazet, une tragédie de Racine à l’affiche au Français, avec Mlle Mars et Talma dans les rôles principaux. Lorsque Henri – auquel pour l’occasion Agnès avait demandé de revêtir son plus bel uniforme d’officier – vient leur rendre visite dans les loges, ce soir du 22 juin, les deux amies furent conquises par l’allure martiale du jeune cavalier. Mais celui-ci n’arriva pas seul : il était accompagné d’un autre militaire, un homme de haute stature, légèrement boiteux et au visage déjà largement couturé du fait des blessures reçues pendant les campagnes d’Allemagne et d’Italie. Ancien aide de camp de Masséna pendant le siège de Gènes, le général Oudinot était déjà l’une des gloires montante de l’armée française. Mais c’était aussi un républicain convaincu, proche de Moreau, qui n’avait pas soutenu le coup d’état de Brumaire et hésitait à se rallier entièrement au Premier consul.

Grand seigneur, Henri invita ce soir-là toute la petite troupe à souper au café de Chartres, sous les arcades du Palais Royal. Pendant tout le repas, il roucoula de petits mots doux à l’oreille d’Agnès, pendant que celle-ci s’extasiait sur joli pendentif en rubis qu’il venait de lui offrir. Mais, entre Laure et Oudinot, la conversation prit un tour bien différent, puisqu’elle porta essentiellement sur la vie politique et sur la confiance qu’il fallait accorder au Premier consul.

Laure, quoique fort jolie, n’était pas une coquette, mais une femme de tête, cherchant à comprendre les problèmes de son temps et qui dévorait avec passion les gazettes et les essais politiques, comme ceux de madame de Stael et de Benjamin Constant. Elle fut sensible au fait qu’Oudinot n’était pas un de ces sabreurs magnifiquement niais, qu’affectionnaient, par-dessus tout, les parisiennes de son temps, mais un homme réfléchi, informé, et fermement attaché à ses convictions républicaines. Quant à Oudinot il était plus habitué au langage vert des casernes et au bruit du canon qu’aux confidences de boudoirs, et de plus marié à une honnête mais ennuyeuse provinciale. Les jolies parisiennes emplumées et parfumées constituaient donc pour lui une énigme insoluble, qui le conduisait à adopter vis-à-vis d’elles une attitude de timidité bourrue. La simplicité de Laure, sa conversation posée, la franchise de son langage, au contraire, le rassura et donc le séduisit.

Ils étaient tous deux des républicains convaincus, attachés aux acquis de la révolution, mais désireux d’en stabiliser le cours en fondant une démocratie libérale solide inspirée de l’exemple anglais. Mais leur jugement différait fortement sur le régime du Consulat et la personnalité de son chef. Pour Laure, Brumaire représentait une chance inespérée de consolider les acquis de la révolution sous la direction d’un chef respecté et éclairé. Pour Oudinot, Bonaparte, arrivé au pouvoir par un coup d’état, représentait une menace mortelle pour la République et pour la Liberté.

Quant à Virginie, elle ne passait pas, à vrai dire, une excellente soirée. Elle était la seule des trois amies à n’avoir pas de chevalier servant. Elle aurait mieux fait, se disait-elle, d’accepter l’invitation de ce jeune banquier qui la courtisait depuis quelques temps !!! Le colonel Ledru des Essarts, un cousin de Laure invité au dernier moment pour compléter la table, ne manifestait à son égard qu’une politesse distante. Coupés du monde extérieur, Agnès et Henri étaient entièrement occupés à leurs enfantines roucoulades. Les conversations politiques de Laure et d’Oudinot l’ennuyaient, bien qu’elle fût loin d’être sotte.

Abandonnée à elle-même, elle laissa vagabonder son esprit dans ses souvenirs : les merveilleuses leçons prises, encore enfant, du grand Vestris, qui avaient semé dans son cœur une indéracinable passion pour l’art de la danse ; puis l’ennui des années de discipline dans la pension de madame Campan, sous la férule de maîtres de danse étriqués et sans talent. Ah !! Qu’elle aimerait pouvoir aller à Londres, ne serait-ce que pour quelques jours, pour pouvoir à nouveau assister à un spectacle de Vestris, au King’s Theater de Haymarket où ce Dieu de la danse se produisait maintenant. Mais avec cette guerre franco-anglaise qui n’en finissait pas, le voyage était pour l’instant impossible…

Pendant les mois qui suivirent, la petite troupe multiplia les virées joyeuses : parties de campagne au bois de Saint-Cloud, promenades au jardin des Plantes, soupers fins au café de Chartres ou chez Taillevent, bals au Tivoli, aux folies du parc Monceau, aux jardins Biron ou Bourbon, au pavillon de Hanovre… Comme les nombreux autres jeunes couples de militaires et de merveilleuses qui déambulaient alors dans les rues de la ville, ils jouissaient intensément du climat de fête et de liberté qui régnait alors sur Paris.

Déjà, depuis plusieurs années, les thermidoriens du Directoire avait mis fin aux abominations de la Terreur, et l’élégance des muscadins avait chassé des rues le débraillé des sans-culottes. Puis l’arrivée au pouvoir de Bonaparte avait donné à la France d’institutions fortes et respectées, et le pays se dotait progressivement d’un réseau d’administrations efficace et d’un système juridique cohérent. Après les victoires remportées en Italie et en Allemagne, la France avait vaincu la 2ème coalition, et l’Angleterre elle-même semblait prête à accepter la paix. Enfin, plusieurs années de bonnes récoltes avaient puissamment contribué à ramener l’abondance. Avide de plaisirs et de distractions, le public fréquentait assidûment les théâtres et les opéras pour y acclamer – ou y siffler – les succès du jour et les artistes en vue, comme la Raucourt, La Duchesnois ou Mlle George… Bref, il semblait qu’au sortir de l’une des périodes les plus troublées de son histoire, la France commençait enfin à jouir des promesses de la révolution.

Au fil des semaines, Oudinot lui-même se laissait convaincre par les arguments de Laure et commençait à mettre de côté ses préventions républicaines pour se ranger aux cotés de Bonaparte. C’était aussi, il faut l’avouer, son intérêt bien compris : remarqué par le Premier consul lors de la deuxième campagne d’Italie, il pouvait espérer une brillante carrière sous le nouveau régime, à condition toutefois de prendre clairement ses distances avec la coterie de Moreau et de donner des signes d’allégeance au pouvoir en place. Ce qu’il faisait en fréquentant de plus en plus assidument Les Tuileries, où était en train de se créer une véritable Cour autour du nouveau maître de la France.

Homme de Devoir, fidèle à sa femme, Oudinot n’avait pas encore cherché à faire de Laure, qui d’ailleurs n’y aspirait pas vraiment, sa maîtresse : c’était plutôt une amitié amoureuse, nourrie de leurs longues conversations, qui se développait entre eux. Laure, pour sa part, était fière de la confiance de cet homme puissant et écoutait avec avidité les récits de ses rencontres avec le Premier Consul, juste un peu déçue et jalouse de ne pouvoir lui être présentée par son grand ami.

Quant à Virginie, elle était devenue aussi éclatante qu’un papillon au sortir de sa chrysalide. Eugène Enfantin, le rejeton d’une famille de riches banquiers installés à l’hôtel de Vougy, dans la rue Coq Héron, à deux pas du Louvre, était tombé éperdument amoureux d’elle. Desservi par un physique peu engageant, car il était de petite taille, corpulent, et prématurément chauve, il possédait cependant une intelligence vive, une culture étendue et un humour toujours aux aguets. Il déployait pour conquérir le cœur de la jeune danseuse tous les moyens dont il pouvait disposer. Il lui faisait rencontrer les directeurs de théâtre dont sa banque gérait les comptes ; Il la fit introduire par son collègue le financier Récamier dans le célèbre salon de son épouse, où elle rencontra, émerveillée, toutes les célébrités artistiques et littéraires de son temps ; il l’invita à assister, toujours placée dans les meilleures loges de l’Opéra comique ou du théâtre Feydeau, aux spectacles de musique et de danse dont elle raffolait, enfin lui offrant parfois un modeste cadeau.

Mais pas question de lui passer au doigt un diamant de prix ou de lui payer un appartement somptueusement meublé, comme Henri l’avait fait avec Agnès !! Virginie avant obstinément refusé d’accepter le moindre présent de valeur, ce qui dans son esprit l’aurait rabaissée au rang de femme entretenue. Elle n’aurait d’ailleurs pas même pensé à donner en échange à Eugène quoique ce soit de contraire à la morale et à la bienséance, attentive à conserver sa pureté jusqu’au mariage.

Ses sentiments vis-à-vis du jeune banquier étaient de plus fort mêlés. Elle était évidement fort sensible à ses attentions, et avait été impressionnée par le luxe de son hôtel particulier de la rue Coq Heron, qui contrastait si fortement avec la modestie étriquée de sa propre famille. Depuis la mort de son père, Virginie savait ne pouvoir compter que sur elle-même pour s’assurer, vraisemblablement grâce à un riche mariage, un avenir à l’abri du besoin et pouvoir ainsi se livrer toute entière à la passion des arts. Mais l’intérêt n’entrait qu’inconsciemment dans son attitude envers Eugène. Ce qui lui déplaisait le plus chez lui n’était pas tant les défauts de son apparence physique que sa totale inaptitude à la danse, obstacle rédhibitoire pour elle à l’apparition d’un quelconque sentiment amoureux. En attendant, elle acceptait sans barguigner de faire de l’intelligent et dévoué Eugène son chevalier servant.

Depuis quelques temps, cependant, quelque chose ne tournait plus tout à fait rond dans leur petit groupe d’amis. Henri, en effet, semblait constamment préoccupé, et était sujet à d’inexplicables sautes d’humeur. Un jour de septembre 1802, il avait même traité en public Eugène de « gros con de pékin ». L’incident aurait pu tourner bien plus mal sans l’opportune intervention d’Agnès et de Des Essarts, qui prirent chacun Henri par un bras pour le raisonner, lui faire remarquer que la disproportion des forces physiques aurait transformé un duel en un déshonorant assassinat, et le convaincre finalement de présenter ses excuses à Eugène.

Quelques jours plus tard, Agnès apprit la véritable cause de cet étrange comportement. Henri lui avoua en effet qu’il avait dû voler dans la caisse de son régiment, dont la gestion lui était confiée en tant qu’adjudant-major, pour payer les traites de ses robes et de son loyer de la rue Caumartin. Un peu déçue de voir que celui qu’elle prenait pour un riche bienfaiteur se transformer en un instant en voleur désargenté, mais bonne fille, Agnès lui proposa immédiatement de vendre ses bijoux pour l’aider à régler ses dettes. « Hélas, répondit Henri !! Cela fait 2 ans maintenant que je jette pour toi à plein vent un argent qui ne m’appartient pas, et tu sais bien que tu ne pourras vendre tes bijoux qu’à la moitié du prix que je les ai payés !!! » « Je peux aussi te donner mes économies : j’ai près de 1 000 francs à la banque Ouvrard » « Ma pauvre petite, c’est plus de 20 000 francs que je dois remettre demain dans la caisse sous peine d’être découvert !!! » « Mais nous pouvons peut-être demander à Eugène d’avancer la somme ? » « Après l’avoir insulté comme je l’ai fait, ce serait pour moi une insupportable humiliation de faire cette demande ; et puis, je serai de toutes manières déshonoré aux yeux de l’Armée » « Peut-être Nicolas Charles peut-il étouffer l’affaire ? » « Non, je t’en supplie, ne dit rien à Oudinot ; il me mépriserait pour ce que j’ai fait, dit Henri en éclatant en sanglots » « Attends-moi ici, je reviens ce soir, répondit Agnès en décrochant son manteau. Et elle entama ainsi, sans le savoir, une longue carrière d’aide charitable aux désespérés et aux blessés de l’existence, dont le principe sommeillait sans doute depuis longtemps dans son âme généreuse.

Elle commença d’abord par porter tous ses bijoux à un usurier juif du quartier du temple, Markus Gionko, dont elle n’obtient, malgré ou plutôt à cause de ses supplications, qu’un prix dérisoire, inférieur au tiers de leur valeur réelle. Puis elle demanda à Virginie de l’accompagner chez Eugène, à l’hôtel de Vougy. Celui-ci, brave homme sans rancune et surtout très désireux de plaire à Virginie, signa sur-le-champ une traite de 20 000 francs sur sa banque à l’ordre d’Henri, un geste qui ne manqua pas en effet d’impressionner favorablement la belle danseuse. Enfin, avec Laure, ils se précipitèrent à la caserne de Vincennes, où Oudinot accepta de les recevoir malgré les exigences du service. Après avoir manifesté sa colère en apprenant les turpitudes d’Henri, il promit d’essayer l’arranger l’affaire avec le colonel de son régiment, en précisant qu’il romprait ensuite toute relation avec le fautif.

Tenant parole, Oudinot s’exécuta le soir même. Hélas !! Le colonel du régiment d’Henri était un vieux Jacobin, engagé volontaire dès 1992 et nourri de la mystique du sacrifice révolutionnaire. Le comportement de son adjudant-major lui sembla d’autant plus incompréhensible qu’il considérait celui-ci comme une sorte de fils spirituel. « Priver les soldats de pain pour acheter des robes à une actrice !!! Mais il a perdu l’esprit !!! Que diraient nos morts de Valmy et de Fleurus s’ils apprenaient que leur sacrifice n’a servi qu’à permettre à leurs officiers de couvrir de bijoux les catins de Paris !!! » « Mais, colonel, c’est un bon officier ; il a été décoré à Marengo !! Il peut rembourser !! Peut-être, pour cette fois, pouvons-nous passer l’éponge ? » « Pour moi, général, c’est hors de question : Il mérite la cour martiale et la dégradation publique » Et Oudinot, qui en dépit de son amitié pour Henri, partageait au fond les sentiments du colonel, n’insista pas davantage.

Deux jours plus tard, Henri se brûlait la cervelle. Ce fut Agnès qui le découvrit étendu au milieu d’une grande flaque de sang, à côté du lit, dans leur appartement de la rue Caumartin où ils avaient passé de si heureux moments. Elle avait ainsi perdu, outre l’amour d’un être cher, l’illusion qu’elle caressait depuis quelques temps de fonder une famille aux côtés d’un époux estimable. Au lieu de cela, il ne lui restait que le remords d’avoir été la cause directe de la mort déshonorante de mon amant. Mais elle le jurait, elle n’était pas une profiteuse ou une vulgaire catin. Elle avait cru sincèrement aux paroles d’Henri, quand il lui mentait en lui disant être issu d’une famille richissime et en lui faisant miroiter la promesse d’un mariage ; si elle avait su d’où venait l’argent qui payait le loyer de la rue Caumartin, elle aurait immédiatement quitté les lieux.

Pendant quelques jours, elle donna de telles manifestations de désespoir que ses amies ne la quittèrent pour ainsi dire pas un seul instant, craignant qu’elle ne tente de suivre Henri dans la tombe. Puis, les larmes et les cris firent progressivement place à une insondable langueur. Pendant plusieurs mois, Agnès ne sortit pour ainsi dire plus de chez elle, prostrée sur son lit ou sur un fauteuil, ne s’alimentant que de manière intermittente et désordonnée – des diètes de plusieurs jours laissant soudain place à une boulimie incontrôlée. Elle ne mettait fin à de longues heures de mutisme total que pour évoquer le souvenir obsédant d’Henri et du rôle qu’elle avait joué dans sa disparition tragique. Bien sur, elle arrêta de paraître sur les planches, renonçant à plusieurs seconds rôles prometteurs pour lesquelles elle avait été pressentie.

Ses amis, quant à eux, commencèrent à se lasser peu à peu d’une fréquentation aussi peu gratifiante. Oudinot et Enfantin étaient de plus en plus occupés par leur métier ; Virginie prenait prétexte d’une répétition impromptue pour annuler au dernier moment une visite prévue de longue date. Laure restait un peu plus fidèle, mais se déchargeait souvent sur son cousin Ledru des Essarts d’une course où d’une démarche qu’elle ne pouvait ou ne voulait effectuer elle-même.

La vérité est que Des Essarts ne se faisait pas du tout prier pour rendre ces services et surtout pour passer de longues heures auprès d’Agnès. Depuis leur première soirée au café d’Artois, il avait conçu pour elle un violent intérêt que seule la présence d’Henri l’avait empêché de désigner d’un autre nom. Si, pendant des mois, il avait accepté de jouer le septième larron dans les frasques de la joyeuse bande, accompagné pour donner le change d’une comédienne ou d’une chanteuse de circonstance, c’était surtout pour pouvoir se retrouver auprès d’Agnès. Et maintenant, après la mort d’Henri, il pouvait jouir sans limites de sa présence, tout en jouant auprès d’elle le rôle d’un attentif et utile chevalier servant.

En dépit de ses importantes fonctions militaires – il était alors colonel du 55ème régiment de ligne – il passa à cette époque autant de temps auprès d’Agnès qu’à la caserne ; manquant de justesse de négliger les exigences du service, il fut même mis aux arrêts pendant trois jours par son général pour une absence non autorisée, motivée par l’inquiétude qu’avait ce jour-la suscitée en lui l’état de pâleur et prostration extrême de la comédienne.

Ce furent ces soins attentifs, ainsi que la conscience d’une affectueuse présence auprès d’elle qui permirent finalement à Agnès de surmonter son désespoir. Un soir d’avril 1803, ses camarades du français le virent revenir dans les coulisses aux bras des Essarts, encore pâle et fragile, mais rendue encore plus belle par la sveltesse de sa taille – elle avait en effet perdu près de 30 livres au cours de cette épreuve. Et ceux qui furent témoins des attentions dont l’avait ce soir-là entouré le colonel ne s’étonnèrent pas d’apprendre, quelques semaines plus tard, qu’ils étaient devenus amants. Elle se garda bien, toutefois, d’accepter la belle émeraude qu’il voulu lui offrir, quelques jours plus tard, en témoignage de son amour.

Pendant ce temps Virginie préparait son mariage avec Eugène. Celui-ci, aussi malin qu’il était laid, avait enfin trouvé le moyen de conquérir son coeur. Un jour de la fin 1802, il lui annonça qu’il devait se rendre pendant plusieurs semaines à Londres, comme le permettait désormais la paix conclue avec l’Angleterre, pour régler quelques affaires avec la banque Baring. Il vit immédiatement, comme il s’y attendait, Virginie commencer à se trémousser en tous sens. « Cher ami, resterez-vous longtemps à Londres ? » « Plusieurs semaines, voire quelques mois, je le crains » « Mais vous savez que mon ancien maître Vestris habite et se produit actuellement là-bas ? » « Je l’ignorais, ma chère, lui répondit-il en mentant effrontément. Si vous voulez, j’irai à l’un de ses spectacles et je vous en ferai le compte-rendu » « C’est bien aimable à vous, mais croyez-vous qu’il soit possible également que je vous rejoigne pendant quelques jours ? » « Oh, chère Virginie, ce serait bien volontiers, mais que diraient les gens ? Nous ne sommes même pas fiancés… Vous passeriez pour une fille entretenue » « Oui, c’est vrai, ce ne serait pas convenable, reconnut la danseuse.» Puis, au bout de quelques secondes de silence : « Mais je pourrais peut-être prétexter une raison, par exemple proposer un engagement à Vestris pour l’un des théâtres dont vous êtes le banquier ? » « Mais, très chère, vous n’avez pas le moindre sou pour financer ce voyage. » « Vous pourriez peut-être m’aider un tout petit peu, juste pour cette fois, en me prêtant l’argent nécessaire » « Mais vous m’aviez dit que vous me vouliez pas accepter de cadeaux de ma part, et tout bien réfléchi, je vous approuve : c’est le seul moyen de vous préserver des médisances. Les gens sont si mal intentionnés !! » « Oh ! Je me fiche bien de ce que disent les gens !! J’aimerais tellement revoir danser Vestris !!! S’il vous plaît, emmenez-moi avec vous !!! S’il vous plaît, mon chéri !!!! » « Je vais voir ce que je vais faire, mais je ne vous promets rien…. »

Dix jours plus tard, ils partaient ensemble pour Londres. Le lendemain, elle se précipitait, accompagnée d’Eugène, pour assister à un spectacle de Vestris au King’s Theatre. Encore deux jours, et elle lui accordait son premier baiser. A la fin de la semaine, elle portait au doigt un magnifique diamant de fiançailles et n’avait plus de virginal que le prénom. Et, un jour d’août 1803, une réception fastueuse était donnée à l’hôtel de Vougy pour célébrer le mariage du plus jeune des quatre frères Enfantin avec une jeune danseuse du Théâtre français.

Ce fut une des dernières occasions où les membres de l’ancienne bande d’amis purent se réunir tous ensemble. Tous, à l’époque partageaient le même enthousiasme pour le nouveau régime. Virginie, désormais à l’abri du souci matériel, pouvait désormais entièrement se consacrer à sa passion des arts. Agnès avait repris avec un succès croissant, sa carrière de comédienne. Laure avait donné quelques récitals privés, et défendait avec passion, face à ses amis libéraux toujours sceptiques, les succès du Consulat. Oudinot était sollicité par l’Empereur pour des missions toujours plus importantes. Enfantin se félicitait de la bonne tenue des cours de la bourse et du rendement élevé de la rente publique. Enfin, des Essarts, en vrai patriote, était heureux de voir l’armée française puissante et redoutée. Qui aurait dit alors, en les écoutant chanter les louages de Bonaparte, qu’ils allaient tous jouer un rôle majeur dans sa chute, un peu plus de 10 années plus tard, une fois leur enthousiaste admiration remplacée par une hostilité active ?

La première à concevoir quelques doutes fut Laure. Le Sacre impérial de 1804 lui apparût comme une trahison des idéaux révolutionnaires et républicains. Elle se rapprocha alors des milieux de l’opposition libérale et fit même le voyage de Coppet pour d’entretenir avec Madame de Stael. C’est là, en 1806, qu’elle rencontra l’homme de sa vie, Fréderic Mame, l’un des éditeurs français de l’œuvre de la célèbre exilée. Elle allait bientôt devenir son épouse, après avoir rompu sa liaison avec Oudinot. Leur salon devint alors en peu de temps le centre de ralliement à un petit groupe d’opposants libéraux dont le nombre et l’influence n’allaient pas cesser de croître au fil des ans.

Virginie, pour sa part, était peu intéressée par la politique. De nature contemplative et quelque peu indolente, elle cessa même rapidement de se produire sur les scènes parisiennes pour se consacrer à l’éducation de ses enfants et au salon de son époux. Bientôt épaissie par un régime alimentaire un peu trop riche et par les séquelles de ses grossesses successives, elle n’en gardait par moins un vif intérêt pour l’art et la poésie, allant même jusqu’à essayer d’apprendre le grec ancien pour pouvoir lire les grands textes dans leur version originale. Toujours friande de spectacles, elle supportait de plus en plus mal les fermetures de salles de spectacles et la censure de plus en plus lourde imposée par la police de Fouché. Elle voyait avec désespoir s’écouler les années sans pouvoir du fait de l’interminable guerre qui avait repris avec l’Angleterre, retourner encore une fois à Londres pour voir danser Vestris.

Quant à Agnès, c’est la découverte des hôpitaux militaires, lors de visites à son amant Des Essarts en Allemagne en 1806 puis en Pologne 1807, qui l’avait bouleversée. A Paris, on ne parlait que des victoires brillantes de l’Empire, dans lesquels Des Essarts s’était d’ailleurs brillamment illustré, y gagnant ses galons de général de brigade puis de division. Et l’on imaginait une guerre facile et presque joyeuse, où les courageux soldats français taillaient des croupières, sans pratiquement coup férir, à de ridicules généraux autrichiens ou prussiens qui se rendaient au premier coup de canon.

Mais, sur le terrain, c’était autre chose. Après les batailles, les blessés s’entassaient par milliers autour d’ambulances aux moyens dérisoires. Le soir de Friedland, elle avait entendu depuis la tente de des Essarts les cris déchirants des amputés à vif. Elle avait ensuite insisté pour visiter les hôpitaux militaires, où les soldats blessés, entassés sur une paille souillée, pratiquement privés de soins et parfois même de nourriture, mourraient dans des conditions atroces, dévorés par la gangrène et le typhus. Elle avait alors passé plusieurs jours auprès d’eux pour essayer de soulager leurs souffrances, partant à la recherche de nourriture ou de paille fraîche pour changer les litières les plus infectes, écoutant patiemment les dernières paroles des mourants, changeant les pansements de ceux qui semblaient avoir une chance de survivre. Au point qu’au bout de quelques jours, l’humour noir des soldats lui avait trouvé un surnom « Sainte-Agnès des Escarres ». Et les hommes lui rang lui vouèrent à partir de cet instant une affection sans exemple, contrairement aux autres cocottes des messieurs les officiers, objets universels de rancoeur et de mépris.

Il faut dire que cette reconnaissance était plus que justifiée. De retour à Paris, Agnès s’appliqua immédiatement, en femme pratique, à recueillir des fonds de toutes les manières possibles pour améliorer l’ordinaire des hôpitaux et la vie quotidienne des invalides. Désormais solide second rôle du théâtre Français, elle organisa des spectacles de charité pour stimuler la molle générosité de la bourgeoisie parisienne. Elle obtient de Virginie et d’Eugène, pour lesquels cette somme dérisoire représentait à peine le coût de l’une de leurs soirées à l’hôtel de la rue Coq Héron, quelques milliers de francs pour acheter des béquilles neuves aux pensionnaires des Invalides. Et, à vrai dire femme assez légère, elle incita également tous ses riches amants à contribuer à son œuvre charitable. Au point qu’un bon mot circulait parmi eux : « Si vous n’arrivez pas à faire laver vos péchés par Marie-Madeleine, allez donc voir Agnès Denis : c’est un peu plus cher, mais tout aussi efficace et beaucoup plus agréable ».

Quant à Laure, elle commençait à subir, avec son mari, tout le poids de la répression impériale. Lorsqu’en 1808, à la suite de propos hostiles à l’invasion de l’Espagne, ils avaient été conduits tous les deux par quatre hommes de main à l’hôtel de Juigné, siège du ministère de la police générale, où ils avaient été sévèrement mis en garde. Un peu plus tard, leur maison d’édition avait été presque ruinée, lorsqu’en 1810, l’Empereur avait interdit la publication de l’essai « de l’Allemagne » de Madame de Stael, et fait envoyer au pilon les 10 000 exemplaires déjà imprimés. Depuis, la police de Fouché les avait placé sous une étroite surveillance, recrutant des mouchards jusque parmi les commis de leur librairie.

Virginie, de son côté, quoique plus contemplative en apparence, n’en était pas pour autant la moins influente. Que de fois, lors, des ennuyeux diners offert par son mari à ses collègues banquiers, et au cours desquels se réglaient les affaires financières de l’Empire, ne demanda-t-elle pas à ses convives, messieurs Barrilon, Bastide, Desprez, Doyen, Ouvrard et Récamier, pourquoi ils consentaient à prêter autant d’argent, à des taux dérisoires, à un régime qui en faisait un aussi mauvais usage, préférant financer la guerre que les Arts. En prenant des par dans un spectacle de danse avec Vestris à l’affiche, ce n’est pas du 6 % par an qu’ils gagneraient : ils tripleraient leur mise en quelques mois. Et puis, que se passerait-il si Napoléon perdait une guerre ? Etait-on sur alors de récupérer l’argent ?

Au début, les banquiers avaient écouté ces propos avec un sourire bonasse. Quant on prête au vainqueur d’Austerlitz et de Iéna, on n’a pas trop peur de récupérer sa mise. Mais, à partir du début de la guerre d’Espagne, en 1808, les cours de la bourse commencèrent à fluctuer dangereusement, en fonction des nouvelles, bonnes ou mauvaises, arrivant des champs de bataille. Quelques jours avant Wagram, on frôla même la crise boursière, avec une chute brutale de la valeur des rentes. Et lorsqu‘arrivèrent, avec la conspiration de Malet, les premières nouvelles du désastre de Russie, les banquiers commencèrent à redouter un effondrement de l’Empire, qui pouvait entraîner avec lui leur fortune. En 1813, ce n’est qu’avec beaucoup de réticences qu’ils prêtèrent à Napoléon de quoi financer sa campagne d’Allemagne.

Entre-temps, des Essarts et Oudinot avaient poursuivi des carrières qui les avaient portés aux sommets de la hiérarchie militaires. Mais, en dépit des honneurs dont les comblait l’Empereur, ils étaient, eux aussi, de plus en plus assaillis par le doute. Nommé maréchal d’empire en 1809, après Wagram, Oudinot faisait partie désormais du premier cercle des officiers de l’Empereur. Il constatait avec inquiétude l’entêtement avec lequel Napoléon s’enferrait dans la guerre d’Espagne et craignait l’aventurisme de ses projets d’invasion de la Russie. Depuis 1810, il avait renoué avec Laure une relation fondée, non sur l’amour, mais sur leurs vieilles convictions républicaines. Et après le retour de Russie et les désastres de la campagne d’Allemagne, il lui avait avoué un jour qu’il n’était plus loin, tout maréchal d’Empire qu’il était, de partager ses idées d’opposition au régime.

Quant à des Essarts, il avait été plus ébranlé qu’il ne l’admettait lui -même par les accusations d’Agnès, qui, à Friedland, lui avait violement reproché d’agir comme un vulgaire boucher, conduisant un troupeau de pauvres bougres à l’abattoir. Peu à peu, le dégoût de la guerre l’avait lui aussi gagné. La campagne de Russie avait achevé de le convaincre, comme beaucoup d’autres officiers supérieurs que l’aventure napoléonienne ne pouvait aboutir qu’à un désastre.

Les circonstances allaient faire que tous ces personnages, réunis par les mêmes convictions, allaient jouer, par un étrange enchaînement de circonstances, un rôle décisif dans la première abdication de l’empereur en 1814.

Voici la manière dont se déroulèrent les événements : en cette fin du mois de mars 1814, l’Hôtel parisien de Monsieur de Talleyrand, rue saint Florentin, était devenu le nid de toutes les intrigues visant au renversement de Bonaparte. Un fois obtenu de départ de l’Empereur, Talleyrand souhaiter favoriser le retour des Bourbons, dans le cadre d’un régime de monarchie constitutionnelle. Il lui fallait pour cela obtenir à la fois l’accord des alliés, pratiquement acquis d’avance, mais aussi celui des milieux politiques et financiers, enfin celui de l’armée qui restait encore le plus sur soutien de Napoléon.

La journée du 1er avril fut à cet égard tout à fait cruciale. Le matin, vers 11 heures, on vit entrer dans son bureau plusieurs personnages-clés de l’Empire, dont Régnault de Saint Angely, Roederer et Cambacérès, ainsi que plusieurs grands financiers, dont Ouvrard et Enfantin. Le but de cette réunion était de vaincre les dernières réticences de ces hommes à abandonner l’Empereur et à se rallier à l’idée d’une abdication.

La partie était loin d’être gagnée d’avance, car Napoléon disposait encore d’authentiques partisan, comme Régnault qui se démena comme un beau diable pour faire échouer les projets de Talleyrand, jouant successivement sur la peur, le calcul, l’intérêt et accessoirement sur le sens de la fidélité d’hommes qui devait à l’Empire l’essentiel de la richesse et de leur puissance. Cambacérès restait silencieux, Ouvrard évoquait les risques qu’un changement de régime pouvait faire peser sur le paiement de la rente publique.

Bref, Talleyrand avait bien du mal à faire passer son point de vue, quand Enfantin prit la parole. « Jusqu’ici, nous avons fidèlement servi ce régime, et même depuis quelques années au delà de ce que nous commandait notre intérêt bien compris. Mais nous sommes tous aujourd’hui las de la guerre. Ma femme me demande tous les jours quand tout cela va finir : voila 10 ans qu’elle ne peut plus se rendre à Londres pour voir danser son idole Vestris. Le pays n’en peut plus de la censure, des privations, des deuils de la guerre. La bourse a perdu en 2 ans presque autant d’argent qu’elle en avait gagné depuis l’avènement de l’Empire. Quant au craintes de monsieur Ouvrard, je suis sur que le Prince de Bénévent pourra nous rassurer sur ce point. » « Louis est formel, monsieur, le nouveau régime tiendra les engagements de l’ancien. » « Alors, répondit simplement Enfantin, vive Louis XVIII !!![1] ». « L’abdication de l’Empereur me paraît souhaitable. » renchérit Ouvrard. « La Rente a donné son verdict ; il ne nous reste donc qu’à lui obéir » poursuivit Cambacérès, dont le goût pour l’argent était proverbial. Messieurs, conclut Talleyrand, je dois recevoir Le duc de Raguse, représentant le corps des maréchaux, dans quelques instants : faut-il dire à Marmont que Paris ne souhaite pas le retour de l’Empereur ? » « C’est bien cela», répondit Enfantin, pressé de rapporter la bonne nouvelle à son épouse.

Dans la soirée, Marmont revint à Fontainebleau, afin d’informer les autres maréchaux de la teneur de ses entretiens avec Talleyrand. Ney, Oudinot, Berthier, Macdonald et Moncey étaient notamment présent. « Messieurs, les milieux financiers et politiques se sont déclarés en faveur de l’abdication de l’Empereur. La question est maintenant de savoir quel doit être la position de l’Armée ? Nous devons nous arrêter aujourd’hui sur une position commune. Le sort de la France est entre nos mains ».

Il s’ensuivit une discussion confuse au cours de laquelle la balance fut longtemps incertaine entre partisans et adversaires de la poursuite des combats. « Militairement parlant, la situation est désespérée, analysait froidement Marmont. Les cosaques font boire leurs chevaux dans la Seine ; on entend le canon prussien depuis Montmartre ; les autrichiens sont presque à Versailles.» Ney se lança alors dans une tirade confuse et emporté, mais qui parlait au cœur de ses camarades, en prônant la poursuite des combats « Il ne faut pas hésiter, foncer dans le tas, faire notre devoir de soldat, tout de suite », Les autres maréchaux se taisaient, attendant prudemment qu’une majorité se dégage pour pouvoir s’y rallier.

Oudinot prit alors la parole, répétant pratiquement mots à mots les propos tenus quelques jours auparavant par Laure : « Lorsque Bonaparte est arrivé au pouvoir, nous avons cru qu’il apporterait à la France la stabilité et la paix, tous en préservant les conquêtes de la Révolution. Et nous avons tous admiré son immense talent d’administrateur et ses qualités de chef. Il a offert à notre pays et à notre armée ses plus grandes pages de gloire. Mais il s’est laissé entraîner, en dépit de nos conseils, dans des aventures qui ont finalement causé la perte de tout ce qu’il avait construit, détruit note magnifique armée et finalement conduit la France à la défaite. Dans ces conditions, son maintien au pouvoir n’est pas souhaitable pour l’armée et pour le pays. Il faut sauver ce qui peut l’être encore en lui demandant d’abdiquer ». Berthier et Mac Donald, qui jusque là étaient restés presque silencieux acquiescèrent. Ney se lança alors dans une tirade tout aussi confuse que la précédente, mais qui cette fois-ci prônait l’abdication : « Il ne faut pas hésiter, foncer dans son bureau, faire notre devoir de citoyen, tout de suite.» La cause était donc entendue : les maréchaux allaient demander l’abdication de l’empereur. « J’envoie immédiatement à Souham l’ordre de reddition ». conclut Marmont.

Un fois l’ordre reçu, Souham, hésitant sur la conduite à tenir, convoqua le lendemain ses généraux pour leur demander conseil. Parmi eux, Ledru des Essarts, ayant encore en mémoire les déchirants plaidoyers d’Agnès en faveur de la paix, fut l’un des plus chauds partisans de la reddition, emportant finalement la décision collective.

Mais à Essonne, où Agnès était allée rejoindre des Essarts, et s’occupait à soigner les blessés des batailles des jours précédents, le corps d’armée de Marmont était en ébullition, du fait de la rumeur d’une imminente capitulation. Si les officiers supérieurs, conscient du caractère désespéré de la situation, y étaient plutôt favorables en majorité, tel n’était pas le cas des sous-officiers et officiers subalternes, dont beaucoup étaient désireux de poursuivre le combat.

Dans le 95ème de ligne, l’un plus puissants régiments du Corps de Marmont, la balance était particulièrement incertaine entre les deux camps. Aussi, lorsque le colonel Duchatel arriva devant ses troupes, réunies à deux pas de l’infirmerie du régiment, pour donner l’ordre de mouvement vers les lignes autrichiennes, fit-il preuve d’une inhabituelle prudence pour un officier habitué à la stricte discipline des armées napoléoniennes. « Mes enfants, dit-il en pesant chacun de ses mots à ses soldats réunis, je suis chargé d’une bien triste mission : vous demander de baisser les armes dans l’honneur, et de vous rendre dans les lignes autrichiennes. Vous m’avez toujours suivi dans la victoire. Etes-vous encore disposés à me suivre aujourd’hui dans ce triste devoir ? » Un lourd silence s’ensuivit, jusqu’à ce que le capitaine Gauthier, un farouche bonapartiste, prenne la parole.

«Oui, colonel, nous vous avons toujours obéi quand il fallait défendre les aigles et le drapeau. Mais aujourd’hui, notre Honneur nous commande de suivre un autre chemin que celui que vous nous montrez et de continuer le combat. Vive l’Empereur » « Vive l’Empereur, sus aux autrichiens, répétèrent plusieurs hommes ». Mais le sergent Thomas n’était pas du même avis. « Capitaine, regardez ces hommes : ils se sont bien battus, ils aiment comme vous la Liberté, ils ne veulent pas de la tyrannie. Mais ils sont épuisés, malades. Ils n’ont rien mangé depuis hier et leur uniformes partent en lambeaux. Les munitions sont presque épuisées. Les alliés sont quatre fois plus nombreux que nous. Il faut baisser les armes. » Quelques cris retentirent en écho « Oui, oui, arrêtons de nous battre !! Nous voulons retourner chez nous !!! » Gauthier, connaissant bien ses hommes, reprit alors la parole, dans une harangue exaltée où les mots répétés de Gloire, Drapeau, Honneur, Fidélité, Victoire, Liberté, Austerlitz, agissaient peu à peu sur l’esprit des soldats comme une drogue excitante. Après chacune de ses phrases, un écho toujours plus puissant résonnait en faveur de la poursuite du combat.

La balance allait pencher en la faveur de l’Empereur et de la guerre, lorsque Agnès, sortant de l’infirmerie, sa jupe tâchée du sang des soldats blessés, prit la parole : « Mais êtes – vous donc fous, vous tous ? Cela fait 20 ans maintenant que vous faites tuer sur les champs de bataille, au lieu de jouir en paix de votre famille, n’en n’avez-vous pas assez, de ces carnages, de ces blessures horribles, de toutes ces souffrances, de tout ce sang ? Arrêtez d’obéir à ce fou, et rentrez chez vous ». « Oui, oui, nous voulons rentrer chez nous !!» répondirent quelques voix ». « Tais toi, la femelle, tu n’y comprends rien, vas t’occuper de tes gosses et laisse les soldats discuter entre hommes » lui répondit Gauthier.

Agnès, alors, le dévisagea, et ils se reconnurent immédiatement. « Tu ne me parlais pas comme cela à l’infirmerie de Friedland. Rappelle-toi, avec ta balle dans le poumon, tu y serais passé si je ne t’avais pas soigné tous les jours pendant un mois. Tu ne me traitais pas de femelle stupide quand je réussissais à trouver un peu de paille pour changer ta litière souillée. Et tu étais moins fier qu’aujourd’hui, quand tu pleurais dans mes bras en parlant de ton village et de ta Mireille.».

Gauthier ne répondit rien, pâle, les yeux baissé. Au bout d’un long silence, un cri retenti dans les rangs: « Ca suffit, la guerre !! Rendons les armes !!! » Il fut cette fois, repris immédiatement par des centaines de voix : une assourdissante clameur en faveur de la paix. « Major, dit alors le colonel en s’adressant à son adjoint, mettez le capitaine Gauthier aux arrêts pour insubordination, et allez annoncer au général Souham que le 95ème de ligne va exécuter l’ordre de reddition.»

Le grand rôle historique des trois amies était achevé. Chacune poursuivit ensuite son destin. Virginie, devenue une dame d’une corpulence assez imposante, put prendre toute les jours des cours de danse particulier avec le vieux Vestris, revenu en France. Elle engendra une puissante lignée de banquiers mélomanes et joua pendant toute la restauration un rôle éminent de mécène des arts et des lettres. Laure, avec son mari, participa activement à l’opposition libérale aux Bourbons et joua un rôle important dans les journées de Juillet. Agnès connut pendant encore quelques années une assez belle carrière de comédienne, qu’elle dut cependant interrompre prématurément d’un mal de poitrine attrapé sans doute sur les champs de bataille. Mais, jusqu’à sa mort, les trois amies continuèrent, à se retrouver tous les ans au Café d’Artois, le soir du 22 juin, pour évoquer les souvenirs de leur jeunesse.


[1] Pour la lisibilité du récit, l’auteur a simplifié ici l’enchaînement des événements. En fait, il était prévu dans un premier temps une abdication en faveur du fils de l‘Empereur et non de Louis XVIII. C’est sur cette base que les maréchaux ont obtenu l’abdication de Napoléon et que Marmont avait prévu de livrer son corps d’armée aux autrichiens. Lorsque le duc de Raguse apprit que le pouvoir irait en fait à Louis XVIII, il était trop tard, son subordonné le général Souham ayant déjà exécuté l’ordre de reddition. Plus la chronologie exacte des faits, voir http://pageperso.aol.fr/marsouin18/Souham.html (lien rompu pour l’instant).

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