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Francesca, maîtresse secrète de Murat

mur9 Cette Caroline, elle lui a fait bien du mal, à mon Joachim. C’est une femme comme moi qu’il lui fallait, pas cette vilaine intrigante, qui, au lieu de soutenir son frère et son mari à qui elle devait tout, et d’abord son trône de Naples, s’est crue maligne en menant sa propre politique, en les dressant l’un contre l’autre, et finalement en contribuant à leur perte à tous les deux. Que de fois, sur l’oreiller, je l’ai entendu se plaindre de ses colères, de sa soif de pouvoir, de ses manœuvres cauteleuses contre lui.

mur3 Et mon Joachim, devant cette femme et son frère, c’est vrai qu’il n’était pas tout à fait de taille. Sur le champ de bataille, un guerrier admirable ; mais en politique, trop faible, trop impulsif, mélangeant la stratégie avec les sentiments. Et que dire de son amour presque naïf pour Napoléon dont un mot de travers suffisait à le bouleverser ! Il n’était pas fait pour être Roi, seulement général de cavalerie… Mais quel Général !! Au point que les cosaques eux-mêmes, pendant la campagne de Russie, s’étaient donné le mot pour épargner « Mourat » et le capturer, pour en faire un prince de chez eux…

mur1 C’est en 1797 que l’avais rencontré. J’étais alors une jeune italienne, en pension chez les sœurs de la Charité de Milan, et promise sans aucun doute au Couvent. Pensez alors si l’arrivée des français dans la ville, qui effraya tant ma famille si catholique, les Pigetto, fut pour moi comme une libération inespérée. Mais ces soldats de la Révolution n’étaient pas tous des chevaliers sans reproche, et un soir, je fus bien près de perdre avec trois d’entre eux, qui étaient entrés complètement ivres dans le couvent, l’honneur dont ma famille était si jalouse.

mur12 Mais, déjà à moitié nue, ma robe déchirée, j’entendis soudain une voix de stentor et je vis mes trois brutes, pris d’une sorte de terreur, courber l’échine et presque s’agenouiller devant un géant magnifiquement habillé de rouge, dont la crinière noire retombait en larges boucles sur sa nuque. C’était lui. Une fois les trois pillards déguerpis, la marque de ses bottes sur leur postérieur, il me couvrit les épaules de sa grande cape en essayant de calmer mes sanglots compulsifs. Imaginez l’impression qu’a pu produire, chez une jeune fille de mon âge, une apparition si conforme aux romans de chevalerie dont je me nourrissais en cachette dans la solitude de ma cellule.

mur11 Le couvent n’étant pas un abri sur, il me demanda alors l’adresse de ma famille où il me conduisit sans même demander mon prénom, pourtant prédestiné : Francesca. Seulement, c’est moi, maintenant, qui ne pensais qu’à le revoir, ce sauveur providentiel, dont mon imagination fertile avait déjà fait un héros surhumain avant même qu’il ne le devienne pour l’Histoire. Je le guettais dans les parades de cavalerie, l’attendais à la sortie des bals, tremblante de jalousie lorsque je le voyais aux bras d’une autre femme, éperdue de bonheur lorsque j’imaginais qu’il m’avait reconnue et saluée au milieu de la foule. Et je témoigne que lorsque je devins femme dans ses bras, dans le château de Mombella où il avait ses quartiers, ce ne fus pas lui, pour une fois, qui força les défenses d’un ennemi désemparé ; ce fut bien moi qui, par ma fougue et mon audace, emportai sur lui une bataille que j’avais décidé de lui livrer par surprise, et préparée en détails avec la complicité d’un garde et d’une chambrière.

mur4 Ma passion pour lui était telle que j’avais bien du mal à la cacher à ma famille, qui, à nouveau, ne pensa qu’à m’enfermer au fond de la sombre cellule d’un couvent. Mais j’avais maintenant goûté à la liberté et à l’amour, et, dotée d’un tempérament aventureux, j’étais bien décidée à échapper coûte que coûte à cet sinistre destinée. Je m’en ouvris à Murat, qui, bien qu’assiégé par les jolies femmes autant que Troie par les armées grecques, avait conçu pour moi un attachement qui ne se démentit jamais. Il décida de m’emmener dans ses bagages, faisant de moi, pour quelques années une sorte d’épouse morganatique. Sans être tout à fait de toutes les campagnes, je l’accompagnais ainsi en Egypte où je le vis, à la tête de ses cavaliers, triompher des mameluks de Mourad Bey ; la nuit du 18 brumaire, c’est moi qui assurai auprès de lui le rôle d’aide de camp rapproché, le délassant par mes soins attentifs des fatigues de la journée. A l’automne 1800, je l’accompagnais dans le Lot, avec Bessières pour leur retour triomphal dans le Cahors de leur enfance. J’ai bien cru, un moment, devenir véritablement sa femme.

mur2 Mais entretemps était venu ce maudit jour du printemps 1800, où, il m’annonça, sans même oser me regarder, car, s’il était comme un tigre devant plus de 20 000 ennemis, il fut toujours terrifié par mes colères, que l’Empereur lui avait proposé d’épouser sa sœur Caroline. De rage, je pris le sabre qu’il avait laissé pendre près de notre lit, et faillis réaliser le fait d’armes qu’aucun guerrier d’Europe n’a réussi : tuer Murat en combat singulier. Mais il me désarma sans peine, et je tombais en sanglotant dans ses bras.

Je devins alors avec lui aigrie et acariâtre. Comblé d’honneur, désiré par toutes les jolies femmes d’Europe, il aurait alors très bien pu se lasser d’une relation déjà ancienne, d’autant qu’une grossesse avait déjà quelque peu épaissi ma taille. Et de fait, notre relation devint beaucoup plus distante pendant quelques années, laissant présager une rupture définitive.

mur6 Mais la vie en décida autrement. Partant sans moi, pour la première fois, pour les campagnes d’Autriche et d’Allemagne il s’y illustra par tant de fait d’armes héroïques, depuis ce pont sur le Danube pris tranquillement par la ruse aux autrichiens en compagnie de Lannes, jusqu’aux magnifiques charges de Iena et d’Eylau. Mais il n’en revint que pour éprouver le fardeau des nouveaux soucis que sa gloire désormais immense lui avait apportés : un femme au caractère aussi difficile que celui de son frère sans en avoir le génie ; un titre de Grand Duc de Berg, puis, plus tard, de roi de Naples, dont la valeur était sans cesse contestée par celui-là même qui le lui avait accordé, Napoléon continuant à considérer ce monarque comme un simple serviteur de ses desseins ; une société où les courtisans et les flatteurs étaient infiniment plus nombreux que les véritables amis…

mur15 Quant à moi, les langueurs l’éloignement avaient peu à peu remplacé dans mon cœur l’amertume de la jalousie. Bref, quand je retrouvai à Varsovie, en décembre 1806, la plénitude de mes fonctions de première maîtresse, j’avais accepté et pardonné, toute heureuse de me blottir à nouveau dans ses bras puissants, tandis que lui pouvait à nouveau jouir d’un amour qu’il savait désintéressé. Et je passais ainsi, presque naturellement, du rôle d’amante passionnée de jeunesse à celui d’attentive confidente de l’âge mur, sans pour autant d’ailleurs qu’il néglige tout à fait de rendre hommage à mes charmes.

mur8 Et des amis désintéressés, c’est qu’il en avait besoin, le pauvre, avec tous ces soucis qui l’assaillaient et qui requéraient bien d’autres talents que le sien, celui d’un formidable chef de cavalerie !! Combien de fois il me demanda conseil sur la meilleure manière d’administrer le Duché de Berg, s’embrouillant dans les chiffres des rentes, confondant titres nobiliaires et circonscriptions administratives, à tel point qu’avec ma petite formation en arithmétique et mon sens féminin de l’économie domestique, j’arrivais souvent à voir plus clair dans ses dossiers que lui-même, et à lui donner quelques conseils simples, mais utiles.

mur5 Lorsqu’il devint Roi de Naples, en 1808, ce fut encore bien pis, car aux soucis de l’administration quotidienne s’ajoutèrent ceux, encore plus hermétiques pour lui, de la diplomatie internationale et d’une rivalité croissante avec son épouse pour le contrôle de ses Etats. Et je crois que je l’ai bien aidé à comprendre les Napolitains, dont il su se faire aimer par la politique juste que je lui inspirais à leur égard et par l’amour de l’Italie que j’insufflais dans son coeur.

Entretemps, il redevenait, au fil des batailles, un magnifique guerrier de légende. Si j’assistais de loin, tremblante, depuis les arrières de l’armée, à la grande charge d’Eylau, qui permit d’emporter la victoire, ne le suivis pas en Russie, retenue par une nouvelle grossesse et par la mission qu’il m’avait confiée : surveiller à Naples les agissements de son épouse et l’en tenir informé.

mur14 Ah ! Cette Caroline, ce que j’ai pu la détester !! Il n’y a rien, vraiment rien à pardonner à cette petite garce corse qui a perdu mon Joachim après me l’avoir volé. Elle profitait de ses absences à Naples, appelé auprès de l’Empereur, pour y affermir son pouvoir contre lui et pour mener avec l’Autriche une diplomatie parallèle et brouillonne. Elle évinçait les fidèles serviteurs italiens de Joachim pour les remplacer par des hommes-liges français à ses ordres. Plus ignoble encore, elle osa tromper mon Joachim, pendant l’une de ses absences, avec un officier français, ce dont je m’empressai de le prévenir pour qu’il mette fin, d’une manière ou d’une autre, à ce scandale. Quand je pense certains disaient la trouver belle, cette petite moricaude au visage de fouine !!

mur13 C’est à cause d’elle, finalement qu’il a perdu son trône : un jour elle le poussait à conclure une paix séparée avec l’Autriche pour conserver son royaume de Naples, le lendemain à rejoindre son frère de retour de l’île d’Elbe. S’il avait constamment suivi la ligne que je lui suggérais, celle de l’unité italienne, il serait devenu le plus grand héros de mon pays. A lieu de cela, le pauvre homme n’a pas cessé de changer de cap, un jour abandonnant Napoléon pour l’Autriche, le lendemain attaquant l’Autriche sans ordre de l’Empereur, finalement débarquant en Calabre après Waterloo pour récupérer son trône alors que tout était déjà perdu…

Mais il est mort, maintenant, et moi je suis seule à pleurer sur sa tombe, pendant que Caroline se vautre, comme d’habitude, dans les plaisirs, là-bas à Florence. Enfin, il n’a laissé, à défaut d’une grande fortune, trois beaux enfants, adoptés par l’un de ses anciens aides de camp, le baron Marc – celui-là même qui m’avait ouvert, alors simple grenadier, les portes de la chambre du Prince en 1797 -et que nous élevons dans la mémoire de leur père et l’amour de leurs deux Patries.

 

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