Catégories
Historias minimas

Le jour où Larrey m’a coupé le bras

Jusqu’à ce maudit jour d’octobre 1806, en Allemagne, tout s’était plutôt bien passé pour moi, François Lejeune, ancien des chasseurs à pied de la garde. Deux campagnes d’Italie, un drapeau pris à l’ennemi à Gènes, nommé sous-officier sous le feu, puis la Garde consulaire. J’étais trop petit de deux lignes pour y entrer ; alors, le général Lannes lui-même m’avait donné deux plaques en bois pour les glisser dans mes chaussures avant de passer à la toise.

blesse1 Etre dans la Garde, ça se mérite, mais ça a aussi de sacrés avantages : le voyage de Boulogne au Rhin, pendant la première campagne d’Autriche, nous l’avons fait pour moitié en charrette, pendant que ceux de la ligne s’esquintaient les pieds. C’est l’Empereur en personne qui en avait donné l’ordre, histoire de ne pas trop nous abîmer avant la bataille. Etonnez-vous, après, que le reste de l’armée nous ait tant jalousé…

blesse2 Mais tout ça, c’est du passé, depuis qu’un boulet m’a fracassé l’épaule. C’était à Iéna… Je venais de repasser dans les voltigeurs de la légère, avec le grade d’adjudant. Belle promotion, mais je l’ai payée cher. Avec ma compagnie, on était en train de débusquer des tirailleurs prussiens, retranchés dans un bosquet, quand une batterie d’artillerie, cachée derrière un muret, nous prend en enfilade. Sous le choc du biscayen, j’ai volé deux mètres en arrière, pour me retrouver, à moitié assommé, sur un talus. Tout étourdi, je ne sentais pas de douleur, mais quand j’ai voulu reprendre mon fusil, je me suis aperçu que mon bras droit pendait, couvert de sang, et que j’avais un grand trou à épaule, où l’on pouvait presque voir au travers. Alors, direction l’ambulance.

blesse9 Là-bas, il y avait déjà 200 soldats entassés par terre, les uns déjà morts, les autres gémissant comme des enfants, d’autres hurlant de douleur. Larrey, le chirurgien en chef de la garde, passait dans les rangs avec ses aides : une croix sur le front, ça voulait dire : « trop abîmé, il va mourir, pas la peine d’opérer ». Un ligne sur la jambe ou sur le bras : « bon pour l’amputation à cet endroit ».

blesse4 En passant devant moi, il a fait un vrai discours : « Regardez, messieurs, cette intéressante blessure », qu’il a dit, en rajoutant plein de mots compliqués sur mon anatomie, dont je ne souviens plus. Et puis, quand même, il s’est rappelé que j’étais entendu à moitié mort, et il m’a fait donner un peu d’eau-de-vie par un infirmer. En récompense de mon « intéressante blessure » sans doute. Moi, je n’ai rien dit, j’étais trop fier pour ça, mais j’ai failli m’évanouir de douleur quand il m’a enfoncé, tout droit, sa sonde en métal dans mon grand trou à l’épaule pour la faire ressortir de l’autre côté. Et je ne vous dis pas l’horreur qui a suivi, quand il s’est mis à découper les chairs de mon bras en cercles concentriques pour arriver enfin jusqu’à l’os, qu’il a scié avec une méchante scie de menuisier mal affûtée…

blesse7 Une heure après, voila ce Larrey qui revient vers moi pour recommencer à pérorer devant sa nuée de bouchers en uniforme pour vanter les mérites de sa méthode d’étripage. Paraît qu’il en a même parlé dans ses Mémoires.

Mais moi, avant de me rétablir, j’ai à moitié crevé de faim pendant 2 mois : l’intendance avait d’autres chats à fouetter que 500 moribonds dont beaucoup ne pourraient même plus servir ce chair à canon. Avec leur foin infect, à peine changé une fois par semaine, j’ai attrapé la dysenterie. Enfin, vers le 20 septembre, départ pour la France. J’arrivais le 15 février 1807 dans mon village, avec un bras en moins, mais quant même la Croix sur la poitrine et beaucoup à raconter. Heureusement que les parents de ma future tenaient une auberge où j’ai pu m’employer, parce que le travail aux champs, pour moi, c’était fini.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.