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Musique et musiciens d'aujourdhui

Tendances de la musique tango contemporaine, par J.L.Thomas

Editeur : La Salida n°47, février-mars 2006

Auteur : Jean-Luc Thomas

Les tangos contemporains

Notre ami Jean Luc Thomas a donné le 10 janvier dernier à la Médiathèque d’Issy-les-Moulineaux, dans le cadre du festival Aux cœurs du tango, une conférence sur les tendances actuelles de la musique tango. Il a accepté d’en reprendre les principaux points lors d’un entretien avec notre magazine.

Comment décrirais-tu la dynamique du tango au cours des dernières années ?

On observe depuis une dizaine d’années un frémissement de la création musicale tanguera, qui s’est transformée peu à peu en véritable renouveau. Ce bouillonnement, qui s’est accéléré passé le cap de l’an 2000, est à la fois le fait de vieux vétérans qui poussent le feu de l’expérimentation et du défrichage, comme Gustavo Beytelman, et de jeunes artistes adoptant une posture de révérence amoureuse au tango, Comme Cristobal Repetto. Le tango d’aujourd’hui, ce peut donc être à la fois tout jeune homme fasciné par le vieux répertoire avec guitares, et un compositeur accompli qui relit les standards comme un matériau plastique de référence.

Où en était la musique tango en 1995 ?

En France, l’actualité du tango se fédérait autour du Cuarteto Cedron et de Juan José Mosalini, auxquels s’ajoutaient les bandonéonistes Cesar Stroscio et Olivier Manoury ainsi que le pianiste et interprète Juan Carlos Caceres. Des chanteuses confirmées, comme Susana Rinaldi et Haydée Alba étaient alors progressivement rejointes par des nouvelles interprètes, comme Sandra Rumolino, Silvana de Luigi, puis Emma Milan.

A Buenos Aires, pendant ce temps, les grands noms historiques, comme le pianiste Mariano Mores ou le bandonéoniste Leopoldo Federico tentaient de poursuivre une activité de concert indépendante d’autant plus périlleuse économiquement que la formation orchestrale était large. D’autres maestros, comme Carlos Garcia, Raul Garello ou Osvaldo Piro animaient des grandes formations subventionnées de tango symphonique. De grands solistes, comme Horacio Salgan, Nestor Marconi, Daniel Binelli, Rodolfo Mederos et les chanteurs Luis Cardei, Ruben Juarez et Adriana Varella poursuivaient également leur activité. Ils étaient notamment accueillis dans les quelques scènes dédiées au tango, comme le Club del Vino, la librairie Ganghi, le café Homero, tandis que s’ouvraient des lieux de tango touristique, comme Señor Tango. Les spectacles de tango internationaux, comme Tango Pasion, Tango X 2, Forever Tango, constituaient par ailleurs un débouché non négligeable pour la crème des solistes argentins, dont notamment le fameux Sexteto Major. Quant au bandonéoniste Dino Saluzzi, il poursuivait sa trajectoire très personnelle, éloignée du tango stricto sensu, mais très centrale par rapport à la problématique de son instrument.

Qu’a-t-on appelé la Movida del Tango ?

Ce terme a été utilisé pour la première fois par la revue Maga en 1994 pour désigner l’apparition d’une nouvelle tendance regroupant de petites formations instrumentales, des chanteuses, voire des hommes de théâtres à la recherche de nouvelles formes d’expression urbaine. Le rôle des poètes et des chanteurs y a été important. Plusieurs auteurs ont en effet cherché à cette époque à rendre compte les pénibles réalités de l’Argentine d’aujourd’hui, qui réveillaient au fond, sous d’autres formes, les thématiques anciennes et le climat traditionnellement triste du tango. C’est le cas d’Alejandro Swarcman, qui évoque dans ses textes la dictature et les disparus des années1976-1992, la tragédie intime des laissés pour compte d’une modernité aveugle et impitoyable, les désastres d’un tissu urbain défiguré par le béton et l’affairisme. Il renoue ainsi avec le pessimisme fondamental du Discépolo des années 1930. Quand à Luis Alposta, il a donné une seconde vie au lunfardo, la langue vernaculaire qu’il utilisa dans les années 1970 pour écrire des textes satiriques à l’humour noir interprétés par Edmundo Rivero, et qui sert aujourd’hui de matériau à une production décalée et ironique destinée au chanteur Daniel Melingo. La vitalité du tango chanté s’est également manifestée aux cours des dernières années par l’apparition de nouveaux interprètes, aux registres et aux personnalités très diverses, comme Susana Blaszko, Lina Avellaneda, Cristobal Repeto ou Deborah Russ.

Comment peut-on aujourd’hui classer la production musicale tanguera ?

On peut distinguer trois directions majeures, qui parfois se recoupent dans le parcours des protagonistes.

La première est née d’une remise en culture du socle du répertoire par des structures d’enseignement, comme l’école populaire d’Avellanada à Buenos Aires ou le département de tango du conservatoire de Rotterdam, animé par Gustavo Beytelman. Elle participe d’une forme de conservatisme assez lié au bal, où le son historique du tango des années 1940 est toujours le bienvenu. Elle a favorisé la reconstitution d’orchestres tipicas désireux de perpétuer les styles de l’âge d’or, voir de remettre sur le devant de la scène des artistes très âgés. Lancé au printemps dernier, le projet Cafe de los maestros veut ainsi être au tango ce que le Buena Vista Social Club a été à la musique cubaine. Ce courant est encouragé à Buenos Aires par la transformation du tango en véritable vecteur touristique. Il permet de croiser les générations : des vétérans des orchestres des années 1950 peuvent transmettre les styles et les arrangements des orchestres qu’ils ont fréquentés vers des musiciens bien formés, notamment à l’école d’Avellaneda.

L’orchestre Color tango et celui de Beba Pugliese avaient très tôt commencé à perpétuer le style d’Osvaldo Pugliese. Plus récemment, la Tipica La Furca et le très iconoclaste Fernandez Fierro se sont également lancés dans cette voie. Ernesto Franco prolonge le style de Juan D’Arienzo, la tipica San Souci celui de Miguel Calo, le groupe Gente del tango exploite l’héritage de Carlos di Sarli…. D’autres musiciens « historiques » majeurs, comme Leopoldo Federico et Rodolfo Mederos ont reformé des tipicas auxquels ils impriment bien sur leur propre style. Le mouvement a été également impulsé et entretenu par l’orchestre-école que chaperonne le vieil Emilio Balcarce, l’un des plus importants arrangeurs de l’histoire du genre. On peut également citer l’orchestre El Arranque, né en 1996, et dont les membres, notamment son fondateur le contrebassiste Ignacio Varchausky et son premier violon Ramiro Gallo, participent, parallèlement à la carrière de l’ensemble, à de nombreux autres projets. Mais on touche déjà ici à la deuxième ligne d’évolution…

Comment se distingue-t-elle de la précédente ?

Elle réinterprète le patrimoine dans les formes qui oscillent entre un néo-classicisme et l’affirmation, plus ou moins marquées selon les ensembles, d’une volonté novatrice dans l’instrumentation, les couleurs et les styles. L’improvisation est également introduite, soit parce que des tangueros s’inscrivent dans orchestrations très jazzy, soit parce que des jazzmen s’introduisent dans le répertoire tanguero. Une démarche qui a d’ailleurs des antécédents. Rappelons-nous de Dizzy Gilespie improvisant en 1956 avec l’orchestre d’Osvaldo Fresedo ou Gato Barberi s’emparant du répertoire de Gardel dans les années 1970.

Le rôle des pianistes est important dans ce mouvement : tangueros vétérans comme Gustavo Beytelman ou Gerardo Gandine, ou plus jeunes comme Cristian Zarate ; jazzmen comme Adrian Iaies.

De nombreux groupes s’attachent également à valoriser des écritures identifiées au tango mais développant un corpus nouveau. On peut citer l’orchestre franco-argentin des Fleures noires, composé de 10 musiciennes, qui interprète une répertoire original écrit elles par trois compositeurs (Eduardo Acuna, Victor Pane et Jerez le Cam) ; le Quinteto porteño de la pianiste Sonia Possetti ; le quintet de guitares Ventaron, qui était récemment de passage en France ; des expérimentations, comme la rencontre a priori un peu improbable entre un poly-instrumentiste Klezmer, Marcelo Moguilevsky, une figure de la pop argentine, Pedro Aznar, un bandonéoniste polymorphe, Gabrel Rivano, ou une des meilleures chanteuses de la nouvelle génération, Lidia Borda, dans le double album Sera una noche. Ou encore le travail du bandonéoniste Marcelo Nisinman, parfois très écrit, parfois très débridé comme dans le groupe Tango Crash. Mais on approche déjà ici de la troisième tendance.

De quoi s’agit -il ?

C’est celle qui a réussi à connecter le jeune public au tango au cours des dernières années. C’est la musique des samplers, des collages, des superpositions instrumentales sur des citations des enregistrements anciens, bref tout le mouvement de l’électrotango qui s’est développé derrière le succès du groupe Gotan project, indiscutable prédécesseur. Celui-ci à été à l’origine d’un développement exponentiel fondé sur sa capacité à mordre sur le public de musique techno mais aussi à séduire de jeunes danseurs. On a ainsi vu essaimer une foule de groupes, parmi lesquels on peut citer, en argentine, Bajo Fondo Tango Club de Carlos Libedinsky, Tanghetto, Malevo Sound Project, ainsi que le groupe norvégien Felino, ou encore plusieurs DJ s’inspirant de la musique de Piazzolla. Mais ces expériences multiples ont reproduit un schéma assez systématique : une base de percussions électroniques plaquées sur des collages de standards, surlignées de phrasés très tangueros le plus souvent au bandonéon, ou de textes originaux, dits ou chantés. Des sons d’ambiance rappelant le son, la rue de Buenos Aires, rajoutent à l’identification géographique. Quant à apprécier ce que cela apporte ou retranche au tango, il y a de quoi ouvrir de multiples querelles. La question centrale de l’électro tient sans doute à sa grande soumission aux percussions programmée, qui percute justement le cœur de ce que les arrangeurs ont toujours chéri : l’art de la syncope et des accentuations. Rien ne dit que le tango n’en tirera pas parti ; rien ne dit non plus qu’il ne se perdra pas dans le son unique globalisé de l’époque. Une musique vivante est une musique qui évolue et la richesse du résultat dépend, banalement, de la capacité créative du groupe.

Propos recueillis par Fabrice Hatem

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