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Danse et danseurs

Interview de Esther et Mingo Pugliese

Editeur : La Salida n°47, février-mars 2006

Auteur : Fabrice Hatem (propos recueillis par)

Des années 1950 au XXIème siècle, Entretien avec Mingo et Esther Pugliese

Esther et Mingo Pugliese ont joué un rôle important dans la renaissance du tango argentin au cours des 15 dernières années. Porteurs de la tradition des années 1950, ils ont développé depuis 15 ans une activité d’enseignement qui leur a permis d’assurer la transmission de cette mémoire vers la nouvelle génération de jeunes danseurs. Ils ont bien voulu répondre aux questions de la Salida lors du stage de Keralic où ils étaient présents en décembre dernier.

Comment s’est formé le style que vous enseignez aujourd’hui ?

Mingo. Il y a eu au cours des années 1930 et 1940 un changement musical, qui a amené à une danse mieux partagée entre la femme et l’homme. Le tango des 1920, le tango-milonga, était joué en deux temps. Les danseurs de la vieille école dansaient sur ce rythme très marqué, avec un répertoire de figures relativement limité, dont les noms étaient tirés de la vie réelle : el corte, la quebrada, el quiebro, el alfajor, la bicicleta, la rueca, la tijerra, la sentida, la asentada, la corrida del bolsero. Ils plaçaient ces figures chacun à sa manière, sans que le bal soit très ordonné. La danse ne se faisait pas face à face, mais sur le côté, les bustes un peu en travers par rapport à la ligne de danse.

Puis De Caro a introduit, avec la mesure à 4 temps, un rythme plus fluide. La danse à commencé à changer, les danseurs se mettant désormais face à face. Au début des années 1940, s’est formé un groupe de 23 danseurs qui ont compris que danser des figures devenait plus difficile sur la nouvelle musique. Parmi eux on peut citer Jorge Curi « El Turquito », Carlos Esteves « Petroleo », etc. Ils allaient pratiquer dans un club appelé Nelson, au n°1850 de la rue Bernaldez, où il y a aujourd’hui une fabrique de confiserie. Ils ont inventé, créé tous les mouvements nouveaux du tango, ceux que nous dansons aujourd’hui, en arrêtant de faire des figures apprises et en dansant avec des mouvements librement combinés les uns avec les autres. Par exemple, c’est Petroleo qui a créé avec Salvador Sciana, le fameux « Negro Lavandina », les tours en enroque, inspirés de la danse classique, qu’ils ont mis au point dans un garage, en se suspendant à des poulies, pour trouver une forme adaptée au tango. Ce style a plu aux femmes et c’est leur acceptation qui l’a fait perdurer.

Comment le tango a-t-il commencé pour vous ?

Esther. J’ai commencé à danser dans les années 1955, dans un faubourg de la banlieue de Buenos Aires. Le club de mon quartier – le club Lourdes – a été le premier à accepter des pratiques entre hommes et femmes. Cela a drainé de bons danseurs du centre, comme ceux de Monte Castro, qui avaient un style plus suave que celui des hommes de notre quartier, dont le guidage était plus brutal. Cela plaisait aux femmes, et les hommes du coin, un peu vexés par cette concurrence extérieure, se sont mis à danser de la même manière. C’est ainsi que s’est répandu le style que nous dansons encore aujourd’hui.

Mingo. Quand, j’ai commencé à m’intéresser au tango, vers 1948, j’étais un gamin. J’ai d’abord appris avec l’un de mes belles-sœurs : mais elle ne savait que la partie de la femme. Alors j’ai cherché à trouver quelqu’un qui accepte de m’apprendre en parcourant les pratiques, comme le club Pacifico…Après beaucoup de déceptions, j’ai rencontré un soir le Negro Lavandina qui m’a emmené au Club Nelson. Il m’a présenté à Roberto, surnommé La Biblia pour sa connaissance de la danse, qui buvait au bar, une coupe après l’autre. J’ai su après que c’était de l’alcool très fort, El formidable, qui titrait à 59°. Roberto m’a conduit vers la piste et il m’a dit « Petit, je ne vais pas t’apprendre à danser, je vais t’apprendre à penser, car tu ne sais pas penser dans le bal ». Alors je me suis dit : « mais il est fou, qu’est-ce que ça veut dire ? ». Puis il me dit : « je vais te donner des indications, mais quand je fais une chose à gauche, tu dois le faire à droite, et inversement… ». Il a appelé un petit bonhomme pour qu’il danse avec moi. Ce danseur s’appelait Miguel Rosella, mais on l’appelait « Miguelito » car il jouait le rôle de la femme : les hommes dansaient entre eux dans les pratiques, sans que cela ait d’ailleurs la moindre connotation homosexuelle, car cela était totalement banni à cette époque très pudique.

Je suis resté des années dans ce groupe aux côtés de La biblia. On dansait toute la nuit, on buvait, on fumait, on ne se quittait pas. Et au cours de ces belles années, j’ai beaucoup appris. Le groupe des 23 m’a accepté malgré mon jeune âge. J’écoutais et méditais ce qu’ils disaient, puis j’ai moi-même commencé à inventer des figures. Petroleo m’a aussi appris beaucoup. Il a dit un jour que j’avais été son unique disciple.

Comment s’est perdu le tango dans les années 1950 ?

Mingo. Cela est du à plusieurs causes. Après le coup d’état de 1955, les militaires ont décrété l’état de siège et contrôlé des réunions, ce qui a ralenti d’activité des lieux de danse. Le rock, avec son côté plus décontracté que le tango, a séduit la jeunesse. Enfin, le boom immobilier a incité les propriétaires des grandes salles de bal à les vendre à des promoteurs pour se replier sur des lieux plus petits. Comme les gens se détournaient du tango, les grands orchestres se sont dissous, les lieux ont fermé, les tangueros se sont dispersés. Et ce fut le silence, toute une génération perdue.

Esther. Dans les bals, après cette chute du tango, on dansait le rock jusqu’à trois heures du matin, mais on finissait ensuite quand même la soirée avec quelques tangos. Alors, pour pouvoir emballer les filles à la fin, les danseurs de rock se sont un peu mis au tango, mais un tango simplifié, composé seulement de huit et de marche, sans guidage, avec des corps très collés l’un à l’autre. C’est à cette époque que l’on a commencé à parler de « tango milonguero », alors que, jusque là le mot « milonguero » était considéré comme une parole offensante. Aujourd’hui ce terme est devenu comme une enseigne, s’est transformé auprès du public en gage d’authenticité…Mais ce n’est pas ce tango-là que nous dansons.

Mingo. Pendant cette époque noire, le tango n’a été préservé que par trois couples : Juan Carlos Copes et Maria Nieves, qui montaient des spectacles aux Etats-Unis, et, avec moins de succès, en argentine ; Virulazzo et Elvira, qui se produisaient dans des lieux de spectacle de Buenos Aires pour l’amour de leur art ; Gloria et Eduardo Arquimbau qui ont accompagné l’orchestre de Canaro au Japon puis ont dirigé le spectacle du Club Michelangelo.

Comment s’est développé votre enseignement ?

Mingo. Le tango a commencé a renaître à la fin des années 1980, après le spectacle Tango Argentino, dont le succès à l’étranger pendant près de 8 années a attiré l’attention en Argentine même d’une nouvelle génération de danseurs. C’est en 1989 que, de retour à Buenos Aires après avoir vécu plusieurs années à Mar del Plata (vérifier), je suis venu un soir au Club Canning, car j’avais entendu dire que Ramon Ribera, « El fino », avait recommencé à danser. En fait, il était mort la semaine précédente…

Mais j’y ai retrouvé Petroleo avec lequel j’ai recommencé à aller danser. Un jour, alors que nous étions assis ensemble au club Sin Rumbo, à Villa Urquiza, Osvaldo Zotto et Guillermina Quiroga s’approchent de lui pour lui demander un conseil. Petroleo leur dit : « demandez à Mingo ». Et c’est comme cela que j’ai commencé à leur donner des cours quotidiens dans leur appartement du quartier du Once, pour préparer le concours Hugo Del Carril qu’ils ont finalement gagné (ils prenaient également des classes avec Antonio Todaro). Ensuite Osvaldo m’a suggéré de donner des cours, alors que je n’y avais jamais pensé, étant sculpteur de professionL Il m’a envoyé des élèves. J’ai d’abord enseigné dans une maison privée, puis au club El Gallito. Au départ il n’y avait pas grand monde, quelques vieilles institutrices. Mais un soir j’arrive et je vois une queue devant la porte : des gens m’avaient vu danser avec Esther au Club Canning quelques jours auparavant et voulaient apprendre. Puis je suis allé enseigner au club Général Belgrano de San Telmo, en alternance avec Olga Besio et Gustavo Naveira. Les gens étaient parfois si nombreux qu’ils dansaient dehors. C’est là que nous avons fêté de dernier anniversaire de Petroleo, avec Claudio Segovia, Juan Carlos Copes, Miguel Angel Zotto, Pablo Veron, et même des vieux danseurs du Club Nelson, comme Pepe Arena ou Roberto Pugliese.

Les cours se sont multipliés, alors qu’au début des années 1990, il n’y avait que trois personnes qui enseignaient : Antonio Todaro, qui enseignait le tango, Pepito Avellaneda, qui enseignait la milonga, et moi-même, qui enseignait les deux danses. Et puis nous avons commencé à aller dans le monde entier avec Esther. Les danseurs contemporains ont également commencé à s’intéresser au tango. J’ai eu beaucoup d’élèves, comme Natalia Games et Gabriel Angio. Ce sont les jeunes, comme eux qui peuvent poursuivent, chercher de nouvelles formes, régénérer le genre à partir du style légué par les gens plus âgés. Aura raison ce qui perdurera.

Propos recueillis par Fabrice Hatem

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