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Poésie et littérature

Le tango dans la littérature argentine

Editeur : La Salida N° 27, Février à mars 2002

Auteur : Nardo Zalko

Le tango dans la littérature argentine

Nardo Zalko, journaliste, est auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le tango, De Cortàzar à Güiraldes en passant par Borges et Tuñon, il remonte avec nous le cours de l’histoire littéraire argentine, pour nous montrer comment le thème du tango a été traité par les principaux écrivains de ce pays.

cortazar Julio Cortàzar

Au crépuscule de sa vie, Julio Cortàzar disait : « En réfléchissant un peu, je comprends que, au fond, j’ai toujours écrit pour le tango : les Argentins ont un idiome, un manière d’être que le tango traduit musicalement, mais que la littérature de notre pays a, elle aussi, exprimé très souvent, d’une manière qui concorde parfaitement avec tango. Je pense à de nombreux dialogues des romans de Roberto Arlt. Je pense aussi à quelques-unes de mes nouvelles et à certains passages de mes romans, pour lesquels je pourrais imaginer, pendant leur lecture, un fond de bandonéon accompagnant le rythme des mots. Finalement, à ma façon, j’ai passé ma vie à écrire des tangos… ». En effet, le tango a fait partie intégrante de la vie quotidienne de l’homme de Buenos Aires au XXème siècle. Il s’est donc naturellement intégré dans la littérature citadine. Dans la nouvelle Las puertas del cielo (du recueil Bestario), les personnages nocturnes de Cortàzar vont au bal-tango où, « sur la piste, semblait être descendu un moment d’intense félicité ».

Cortàzar a également apporté sa contribution dans l’enracinement de la légende de Mireille (le modèle préféré de Toulouse-Lautrec), peut-être devenue la Rubia Mireya une fois arrivée à Buenos-Aires. Dans son récit Un gotan pour Lautrec, il avait joué avec l’idée d’une transformation, à partir du roman de Manuel Romero Tiempos Viejos, qui remémore les exploits de cette danseuse de légende : « De Mireille à Mireya, il y a ce léger glissement dans notre langue créole qui tient peu compte des noms étrangers. De Mireille à Mireya il n’y a aucune différence essentielle, il s’agit d’une même blonde, d’une même file de joie, d’un seul destin tristement prévu par un grand peintre français et qui ne s’est prolongé que par chance, grâce à une santé de fer et aux bons steaks argentins ».

Roberto Arlt

Dans son roman-culte aux accents dostoïevskiens, Los siete locos (Les sept fous), Arlt exprime un existentialisme déchiré où le tango accompagne les âmes angoissées dans une ville de solitude, l’énorme Buenos Aires qui avale ses habitants. Dans son roman El jugete rabioso (Le jouet enragé), il fait rêver un de ses personnages sur le Paris d’alors et le magnétisme que cette ville exerçait sur les portègnes : « Ils disent que, là-bas, ceux qui savent danser le tango épousent des millionnaires… Et moi, je vais partir, Rubio, je vais partir ».

borges Jorge Luis Borges

Borges assura un jour qu’ « au ciel nous attend, nous les Argentins, l’idée platonicienne du tango ». il avait, en 1955 ajouté à la version première (1930) de son beau livre Evaristo Carriego, un chapitre dédié à l’histoire du tango, plus littéraire d’ailleurs qu’historique. Fasciné par cette mythologie, il avait déjà écrit un poème intitulé Tango (« Le tango crée un trouble / passé irréel qui d’une certaine façon est vrai / un souvenir impossible d’avoir péri / en se battant / au coin d’une rue du faubourg »). Dans l’homme au coin du mur rose, récit tiré de Histoire universelle de l’infâmie, Borges affirma : « le tango faisait ce qu’il voulait de nous… ». Il signera plusieurs tangos (comme Alguien le dice al tango) et milongas (Jacinto Chiclana) avec Astor Piazzolla.

Leopoldo Marechal

Dans Adan Buenosayres, cette sorte d’Ulysse Argentin, livre monumental commencé en 1931 et publié en 1948, Maréchal embrasse toute la mythologie de la ville. Logiquement, il insère le tango dans son récit, à la fois populaire et métaphysique : pendant trois jours, un jeune poète part à la recherche d’une jeune femme. Sa quête, un parcours initiatique à travers Buenos Aires, se termine par la rencontre du personnage avec le Christ. Marechal incorporera également le tango dans son œuvre théâtrale La batalla de la luna. On lui doit aussi une Historia de la Calle Corientes, « la rue qui ne dort jamais », cette artère de Buenos Aires autour de laquelle scintillait le tango dans la grande époque du cabaret.

Autres auteurs marquants

Dans Boquitas pintadas (la version française s’appelle « Le plus beau tango du monde »), le romancier Manuel Puig utilise les vers d’Alfredo Le Pera, parolier de Carlos Gardel, pour décrire l’ambiance de l’époque d’or des feuilletons radiophoniques. Ernesto Sabato, auteur de l’essai Tango, discusiòn y clave, fait souvent écouter des tangos à ses personnages de Sobre héroes y tumbas (Alejandra dans sa version française). Il écrit, avec Piazzolla, Introducciòn a sobre heroes y tumbas, ainsi que le tango Alejandra, sur une musique du grand bandonéoniste Anìbal Troilo. Enfin, mentionnons le roman de l’écrivain Copi, écrit alors qu’il était déjà installé en France, La vie est un tango…

Au départ : les années 1910 et 1920

Le signal de départ avait été donné dès 1911 par Ricardo Güiraldes – plus tard auteur du célèbre roman sur le dernier gaucho de la Pampa, Don Segundo Sombra -, avec son poème Tango (« Tango Sévère et triste / tango de menace / Danse d’amour et de mort »). Puis Enrique Gonzàlez Tuñon (dont les poèmes furent mis en musique par le Cuarteto Cedròn) publie en 1926 un livre de nouvelles, appelé Tangos. Le groupe d’écrivains de l’école dite « de Boedo » (un quartier populaire de la ville, porte-parole dans els années 20 et 30 du réalisme) a une relation directe avec le tango.

Autobiographies, essais et théâtre

Dans les autobiographies des grandes figures du tango, notamment celles de Francisco Canaro et du poète Enrique Cadìcamo, apparaît, à travers le récit d’existences totalement dédiées à l’art tanguero, tout le vécu de la ville qui en a constitué la matrice.

Côté essais, deux sont à signaler en priorité : celui de Juan José Sebrelli, Buenos Aires, vita cotidiana y alienaciòn, et celui de Blas Matamoro, La Cuidad del tango : les deux montrent comment la destinée du portègne, pendant presque tout le XXème siècle, a été liée au sort du tango.

Enfin, le tango est rentré au théâtre grâce au sainete. Une des premières pièces argentines « à tango » s’appelait El tango en Paris d’Enrique Garcìa Velloso, créée en 1913 à Buenos Aires en 1919. Y jouèrent de célèbres orchestres, comme ceux de Canaro et Eduardo Arolas. Cette pièce fut reprise, trente ans plus tard, par le même Canaro. C’est avec le sainete, œuvre courte, comique ou satirique, reflétant la vie quotidienne, que le théâtre populaire argentin s’est exprimé, car le public y voyait, transposée, son existence, en un cocktail de politique, drame amoureux, ambition et métaphysique Son plus prolifique auteur fut Alberto Vacarezza. D’ailleurs, le premier tango chanté, Mi noche triste, fut popularisé par un sainete, Los dientes del perro, ainsi que Milonguita ou Patotero Sentimental. Armando Doscepolo, frère du poète Enrique, poussa le genre à son apogée, avec Relojero (1943). Le sainete fut peu à peu évincé par le théâtre proprement dit, qui s’ouvrit au tango comme Un guapo del 900, de Samuel Eichelbaum. En 1952, Troilo et le poète Càtulo Castillo mettaient en scène El patio de la Morocha, couronné d’un succès historique qui consacra le tango du même nom.

Nardo Zalko

Auteur de :

« Un siècle de tango, Paris-Buenos Aires » (Editions du Félin)
« Tango, passion du corps et de l’esprit » (Editions les essentiels de Milan)

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