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Musique et musiciens d'hier

Pugliese (1905-1995) : un siècle de musique

pugliese4 Editeur : La Salida, n°43, avril-mai 2005

Auteur : Fabrice Hatem

Pugliese (1905-1995) : un siècle de musique

Osvaldo Pugliese occupe une place centrale dans la culture tango, qu’il s’agisse de la dimension historique, esthétique ou culturelle. De par la longueur exceptionnelle de sa carrière, – 75 ans – il constitue le trait d’union la génération Guardia Nueva des années 1920 et les jeunes musiciens d’aujourd’hui, dont beaucoup revendiquent une filiation avec lui. Son oeuvre fait preuve d’une inventivité immense, tout en respectant les formes de la musique populaire et en préservant l’essence de l’esthétique tango. Elle peut aussi bien faire danser les amateurs, servir de base à des spectacles choréographiés, qu’être écoutée par des mélomanes, établissant ainsi des passerelles entre ces différents aspects de la culture tango. Et tout simplement, la très grande valeur artistique de sa production musicale a très largement contribué au rayonnement d’un tango authentique et de qualité.

Les origines

Le style de Pugliese, comme celle de Troilo, tire ses origines du mouvement rénovateur de la Guardia nueva des années 1920, dont il affine et développe au cours des années 1940 les potentialités expressives . Les compositions avant-gardistes de Agustin Bardi (Gallo Ciego..), les orchestrations audacieuses de Julio de Caro (formation du sexteto), l’exploitation plus fouillée des possibilités instrumentales du piano par Enrique Delfino ou Francisco de Caro (accompagnement harmonisé), les innnovations harmoniques de Juan Carlos Cobian (tango-romance), constituent l’humus dans lequel s’enracine l’esthétique du maître. Jeune pianiste, il intègre au milieu des années 1920 l’orchestre de Pedro Maffia, l’un de principaux compagnons de route de Julio de Caro et grand rénovateur du bandonéon. En 1924, il rencontre son premier grand succès de compositeurs avec son tango Recuerdo, acclamé par l’école De Carienne comme une œuvre majeure incarnant ses ambitions rénovatrices. Il se produit ensuite dans différentes formations, aux côtés notamment du violoniste Edvino Vardaro et du jeune bandonéoniste Anibal Troilo. Il fonde ensuite son premier orchestre en 1939 et commence à enregistrer à partir de 1943.

Naissance d’un style

Dès cette époque, les principales caractéristiques du style de Pugliese sont déjà en place, et tout d’abord, le respect du cadre formel de la musique populaire. Le maître jouait en effet d’abord pour faire danser les gens. Ceci supposait, entre autres, des morceaux relativement brefs (3 à 4 minutes), avec une harmonisation accessible pour le grand public, une construction simple (3 à 5 parties de 16 mesures chacune, avec 2 ou 3 thèmes principaux). La musique de Pugliese respecte également l’essence du style tango, qu’il s’agisse du répertoire, des instruments (violon, alto, contrebasse et éventuellement violoncelle, bandonéon, piano et voix), de le composition des formations (tipica ou grand orchestre), ou de la rythmique (mesure en 4/4, avec 1er et 3ème temps très accentués). Dans le cadre simple de ce tango d’essence populaire, Pugliese va cependant déployer une immense inventivité.

Celle-ci concerne toute d’abord le traitement de la ligne mélodique: syncopes et déplacements rythmiques par rapport au thème originel, déconstruction de celui-ci en courtes cellules allusives, introduction de variations, d’arpèges, et d’ornementations, riche travail polyphonique (entrelacement fréquent de 3, voire 4 lignes mélodiques avec contrechants, passages fugués, dédoublement des pupitres, etc.). Cette inventivité est notamment perceptible dans les toutes premières mesures du morceau, où le thème principal ne se dégage que très progressivement, à travers un labyrinthe de fragments mélodiques éparpillés, et dans la variation finale, où une accélération souvent vertigineuse débouche sur la touche légère d’un dernier accord à peine suggéré. Ces éléments donnent à la mélodie au départ la plus simple (ex : Bandoneon arrabalero) une richesse, une intensité et un mystère presque surnaturels.

L’utilisation systématique des constrastes constitue une deuxième caractéristique majeure : par exemple lorsque des mesures au rythme scandé très nerveusement par les bandonéons, sont suivis par des passages en rubato où la mélodie semble suspendue dans le rève, et où la pulsation rythmique, brutalement interrompue, ne subsiste que dans le le souvenir de l’auditeur ; ou encore par l’alternance entre des passages violents en forte et doux en piano, symbolisant la succession des émotions (colère ou désir, tendresse ou nostalgie) ; enfin, par la successions de tutti de pupitres puissants et de solos instrumentaux mettant en valeur l’expressivité des interprètes.

Pugliese cherche également à exploiter à fond les spécificités et le potentiel expressif de chaque instrument : rôle en général mélodique dévolu aux violons (avec une domination de l’attaque en legato, mais également de très beaux vibratos) ; rôle plus souvent ryhmique de bandonéons à la sonorité alors rocailleuse et presque brutale, mais qui peuvent également être utilisés pour leurs expressivité mélodique, dans une attaque souvent détachée qui les distingue du legato des violons ; enfin rôle fondamental, mais très discret, du piano, qui assume les fonctions de direction et de base harmonique, tout en mettant en valeur la mélodie principale par des contrechants et en réalisant de très brefs mais merveilleux solos de quelques notes, notamment pour assurer la liaison entre les parties successives.

Il faut également dire un mot de l’importance fondamentale du silence et de l’allusion. Les thèmes principaux, par exemple, sont souvent esquissés ou suggérés en quelques notes plutôt que joués platement in extenso. L’omniprésence de la pulsation rythmique des bandonéons n’est jamais aussi évidente, par constraste, que lorsque ceux-ci s’interrompent brutalement, laissant les violons poursuivre seuls la ligne mélodique. Parfois, les rubatos sont poussés jusqu’au silence pur et simple, créant ainsi un sentiment de suspension et d’attente qui met d’autant plus en valeur le retour ultérieur de la pulsation rythmique. Quel contraste avec par exemple la musique de Canaro, où les notes arrivent toujours quand on les attend, sans temps mort, comme dans une mécanique bien réglée, si entraînante pour le danseur, mais si frustante pour le mélomane !

Ajoutons enfin, plus simplement, que les musiciens de Pugliese sont en général d’excellents interprètes dont le Maître sait mettre en valeur l’individualité tout en donnant une formidable homogénéité à l’ensemble orchestral. Tout cela permet d’obtenir une palette musicale extrèmement riche, capable d’exprimer une très large gamme de sentiments humains : le coeur qui bat la violence des passions (pulsation des bandonéons), l’esprit qui s’envole vers la rêverie poétique (mélodie des violons), l’attente suspendue dans une éternité de quelques secondes (les rubatos et les silences). Les enregistrements de El Arranque, la Cachila ou Adios bardi, réalisés entre 1944 et 1945, sont bien représentatifs de ces caractéristiques stylistiques déjà présentes au milieu des années 1940.

50 années de maturation

A ce moment, Pugliese n’est cependant qu’au début d’une carrière artistique qui va encore se poursuivre pendant un demi-siècle. Celle-ci passera par le premier sommet des années 1940 et du début des années 1950, puis par les vicissitudes économiques et politiques des difficiles années 1960 et 1970, pour enfin se conclure par le triomphal retour des années 1980. Ces aléas, qui se sont par exemple traduits par le départ de nombreux musiciens de son orchestre à la fin des années 1960, l’obligeant à créer un nouvel ensemble, n’ont cependant pas alteré les caractéristiques fondamentales de l’esthétique de Pugliese. Au contraire, on assista à une maturation progressive de son style : traitement de plus en plus audacieux et efficace des nuances et des contrastes ryhmiques, des polyphonies et des grilles harmoniques qui s’enrichissent sans jamais tomber dans une complexité excessive nuisant à l’expression simple du sentiment et à la compréhension par le public le plus large.

Le répertoire connut également un élargissement progressif. Au début limité, par la force des chronologies, aux compositeurs traditionnels des années 1910-1920 (Arolas, Bachicha, Brignolo) et aux œuvres de la Guardia Nueva (Bardi, de Caro, Pedro Maffia, Juan Carlos Cobian), il intègre peu à peu un nombre croissant d’œuvres de Pugliese (La Yumba dès 1943, Negracha, A los artistos plasticos, Las marionetas, Barro, La beba…) et s’ouvre à partir des années 1950 aux compositions de jeunes musiciens contemporains, appartenant ou non à son orchestre : La Bordona (Emilio Balcarce), Morena (Julian Plaza), A Evaristo Carriego (Rovira), Verano Porteño (Piazzolla), A Agustin Bardi (Salgan), etc. Une ouverture qui témoigne d’ailleurs de la curiosité et de la générosité artistique de Pugliese, qui a toujours cherché à mettte en valeur le potentiel créatif et expressif des musiciens qui l’entouraient, à travers l’intégration de leurs compositions à son répertoire, le caractère collectif du travail d’arrangement, la présence de nombreux solos intrumentaux ouvrant à chacun une fenêtre d’expression.

Cette trajectoire artistique aboutit dans les années à des sommets d’émotion musicale, comme lors du fameux concert de 1985 au Théâtre Colon, où furent notamment interprétées des versions d’une mémorable intensité de Chique, A Evaristo Carriego, Quinto año, ou, plus simplement Melodia de Arrabal devant un public transporté d’enthousiasme.

L’héritage

Décédé il y a 10 ans, Pugliese nous laisse un œuvre immense, avec plus de 500 enregistrements à son répertoire. Il fait aujourd’hui sentir son influence sur un très grand nombre de musiciens et d’orchestres contemporains, aux premiers rangs desquels on peut citer le Sexteto major, Color tango, ou l’orchestre de tango la ville de Buenos Aires. Un grand nombre de musiciens majeurs d’aujourd’hui, comme Roberto Alvarez, Juan José Mosalini, Lissandro Aldovar, Daniel Binelli, Roberto Alvarez, Rodolfo Medeiros, pour n’en citer que quelques-uns, sont passés par son orchestre. La jeune génération des interprètes, comme le sexteto El Arranque ou l’iconoclaste Orquesta Fernandez Fiero font également volontiers référence à son héritage. Pugliese établit ainsi une continuité entre la révolution de Carienne et le tango contemporain, qui emprunte davantage à sa palette expressive qu’à celle, plus solitaire et éloignée d’un lignage purement tanguero, de Piazzolla.

Fabrice Hatem

Pour en savoir plus sur Pugliese : /2006/04/28/le-musicien-osvaldo-pugliese/

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