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Danse et danseurs

Les milongueros ont bon dos

apprill Editeur : La Salida n°17

Auteur : Christophe Apprill

Les milongueros ont bon dos

Les amateurs sont confrontés à une prolifération de discours sur les diverses manières de danser le tango, et conjointement à la proposition de cours thématiques sur des styles spécifiques (milonguero, fantasia, salon). En écho, la question brutale d’un « vrai » tango est parfois posée, ou plus subtilement, de références historiques à des manières de danser à Buenos Aires sont évoquées. D’où provient et à quoi sert l’emploi de telles distinctions ? sont-elles fondées, dont-on y souscrire aveuglément ?

Initialement, le statut même du tango argentin en France n’est pas anodin ; le pratiquer, c’est revendiquer une différence (ce n’est pas du tango dancing, musettes, rétro, standard) , et se référer à un objet lointain, donc paré d’une certaine dose d’exotisme (Buenos Aires, ses milongas, sa culture urbaine, ses milongueros).

Passé le temps des précurseurs passionnés qui l’ont introduit et diffusé, l’offre de cours s’est considérablement étoffée (7 associations en 1996, soit environ 1600 adhérents, 66 en 1999, soit environ 5000 adhérents) et le nombre d’amateurs qui ont réalisé un séjour à Buenos Aires s’est multiplié. Plusieurs années ont passé et la notion d’un tango authentique unique a vacillé, faisant surgir la notion de style, introduite par des enseignants et des organisateurs de stages ; elle est bien reçue par les amateurs qui, confrontés à différentes manières d’enseigner et de danser commençaient à prendre acte de l’existence de cette diversité.

Dans un premier temps, les termes du débat ont opposé le tango de scène et le tango de bal. Mais, dans un contexte concurrentiel lié à la multiplication de l’offre de cours et stages, et à la crise économique et sociale en Argentine, ainsi qu’au caractère rémunérateur du tango, un débat aux allures de polémique s’est développé sur la validité de chacun des styles, validité mesurée en rapport au lieu et au moment du bal. Ce dernier véhicule un imaginaire puissant ; on peut noter rapidement qu’il est au moins lié à deux formes idéalisées, celle des salons du centre de Buenos Aires et celle, hexagonale, du mythique « bal populaire » ?

Ainsi, progressivement, les terres du débat se sont pliés à une forme de bal tel que le plus grand nombre se le représente, où la danse est censée réaliser une forme de concorde : enlacement corps contre corps, rencontre, fusion … un style revendique ainsi, souvent au détriment de tous les autres, une légitimité exclusive, en s’affirmant comme « la manière de danser de Buenos Aires ». On peut objectiver sa principale caractéristique, telle qu’elle est interprétée ici en France : une posture fermée qui place les partenaires en contact et qui contribue à réduire considérablement les éventuels problèmes d’équilibre. Ce style n’autorise qu’un nombre de pas restreint, mais il présente l’avantage de se transmettre et de donner du plaisir à danser en quelques mois. Il est en stricte conformité avec un désir de bal idéalisé.

Danser ainsi nous semble être l’une des multiples manières de danser le tango en bal. Il y a en revanche un problème lorsque cette manière prétend exclure du bal les autres façons de danser et notamment toutes les recherches contemporaines d’une nouvelle génération de danseurs ; c’est que danser avec une posture ouverte et « faire des figures » est parfois jugé, quel que soit le moment du bal, comme incongru. Mais n’est-ce pas pourtant ce que font depuis belle lurette de « vieux « milongueros, comme Rodolfo Cieri et Pupi Castello pour ne citer que deux exemples ? et pourquoi ne devrait-on danser que collé-serré, à petit pas ? Serait-ce pour imiter d’autres danseurs que l’âge ou l’affluence dans certains lieux (Almagro..) conduisent naturellement à réduire l’ampleur des déplacements ? Souhaitons-nous figer cette danse dans une forme « rétro », comparable à celle de nos dancings, et qui parfois considérée avec mépris ? Enfin, des danseurs comme Gustavo Naveira ne sont-ils pas aussi issus du bal ? Ne peut-on pas le voir évoluer, ici comme à Buenos Aires, en bal au milieu d’autres danseurs ? Enfin, pourquoi prendrait-on comme référence le tango d’une époque, celui des années 1940 ? pourquoi pas celui des années 30 ou 60 ? Il s’agit là d’un drôle de processus qui prétend figer une expression en l’assignant à une époque et en fermant les évolutions ultérieures. Imaginons un instant ce qu’il en serait de la danse contemporaine si seule prévalait la « technique Graham » ?

En raison de la rareté des sources, réaliser l’histoire des différentes manières de danser le tango est une entreprise complexe . Hier comme aujourd’hui, les distinctions de styles (ensemble composé par une posture, des structures de pas, une musicalité et un type d’orchestre) furent très prononcées. Mais elles étaient impénétrables les unes par rapport aux autres jusqu’aux années 55-60 alors que le contexte contemporain génère un brassage et une confrontation de ces différents manières de danser, aussi bien à Buenos Aires qu’en Europe. Il en résulte un conflit de générations (les gardiens du temple du tango académique d’un côté, les jeunes danseurs irrévérencieux de l’autre) et une concurrence commerciale plus vive. Définir un style historiquement (les années 1940) et géographiquement (les salons du centre de Buenos Aires) référencé, c’est produire de la légitimité. Celle-ci est souvent efficace auprès des amateurs qui, en mal de repères, sont parfois prompts à glorifier « un vrai tango ».

Quelle que soit la pratique, l’amateur est confronté à une pluralité de choix. Celle-ci peut déboucher sur un processus de rationalisation et de codification, soit l’imposition d’un style normatif (qui est l’une des étapes nécessaires de l’enseignement). Elle peut aussi être envisagée en prenant le mesure de la vocation du tango à voyager, à s’intégrer à d’autres cultures, bref à être une pratique nomade. Ne pas tenir compte de cet aspect, c’est fermer les yeux sur l’une des traits fondamentaux de la culture du tango. S’y référer, c’est restituer une valeur relative aux références faites au tango ethnique de Buenos Aires.

Christophe Apprill

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