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Poésie et littérature

Jorge Luis Borges et le tango

borges Editeur : La Salida n°27, février-mars 2002

Auteur : Jorge Luis Borges

Extrait de "Evaristo Carriego"

De valeur inégale, car écrits par des centaines et des milliers de plumes différentes, les textes de tango, créés par l’inspiration ou le commerce, forment, à l’approche du milieu du siècle, un inextricable corpus poeticum, que les historiens de la littérature argentine liront ou, au moins, citeront. L’expression populaire, une fois consacrée par le temps et détachée du peuple, fait l’objet d’une vénération nostalgique des érudits, entraînant gloses et polémiques savantes. Il est vraisemblables que vers 1990, surgira le soupçon, voire la certitude que la véritable poésie de notre temps n’est pas exprimée par « L’urne de Banchs » ou « Lumière de Province » de Mastronardi, mais pas les textes imparfaits accumulés dans les trésors de « L’âme qui chante ». Supposition mélancolique…

Une négligence coupable m’a empêché de rassembler et d’étudier ce répertoire chaotique, mais je ne méconnais pas sa variété et l’ambition croissante de ses thèmes. Au début, le tango n’avait pas de textes, ou bien des textes obscènes et sans intérêt. Certains étaient agrestes (« Je suis la fidèle compagne du noble gauchos argentin ») parce que les auteurs cherchaient une acceptation populaire, et que la débauche de l’arrabal ne pouvaient constituer une matière poétique appropriée. D’autres furent gais et provocateurs (« Dans le tango, je suis si balaize/ Que quand je fais un double corte/ Ma voix va encore vers le nord/ Et je suis déjà tourné vers le sud »). Plus tard, le genre aborda, comme certains romans du naturalisme français ou certaines gravures de Hogarth, les vicissitudes locales du « Harlot’s Progress » (« Ensuite, tu fus la copine/ D’un vieux boutiquier plein aux as/ Et le fils d’un commissaire/ Te piqua tout ton pognon »), ainsi que la regrettable conversion des quartiers mal famés à la décence (« Pont Alsina/ où sont passé tes voyous ?… ») . Depuis peu, les pleurnicheries de l’amour sentimental ou clandestin ont alourdi les plumes (« Tu ne te souviens pas/ quand tu te mettais ce chapeau/ et ce ceinturon de cuir/ que j’avais piqués à une autre nana ? »). On écrivit des tangos de révoltes, des tangos de haine, des tangos d’amour et de rancœur. Toute la tragédie de la ville entra dans le tango : la débauche et le faubourg ne furent pas les seuls sujets (…). Les poèmes de tango forment une vaste et décousue comédie humaine de la vie de Buenos Aires (…).

Extrait de « Evaristo Carriego » (1930/1955),
Chapitre 11, Histoire du tango
Traduction de Fabrice Hatem

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