Editeur : La Salida n°43, avril-mai 2005
Auteur : Mariana Bustelo
« Il a été un ennemi de sa propre œuvre », Entretien avec Lidia Elman, veuve de Pugliese
Comment avez- vous connu Osvaldo Pugliese ?
Il me connaissait depuis mon enfance, étant ami de mon père. Il s’enthousiasmait de mon goût pour l’étude, car il avait l’amour du savoir. Mais c’est quand j’ai eu 17 ans que le coup de foudre a eu lieu. J’ai ensuite passé toute une vie à ses côtés depuis 1949 et aujourd’hui encore, je continue à être avec lui.
Quelle était la vie quotidienne à ses côtés ?
C’était un homme simple, modeste de bon caractère, qui ne se plaignait jamais, n’était ni violent ni exigeant. Quand les gens l’appelaient « maestro » il répondait : « mais je ne suis qu’un travailleur ».
Nous commencions et nous finissions la journée ensemble. Le matin, il se levait à six heures, préparait le maté, prenait le petit-déjeuner et nous sortions pour marcher. Puis nous retournions chez nous, il se mettait au travail, à l’étude. Nous déjeunions, il faisait une sieste et nous allions à la répétition ou parcourions le quartier, car il aimait beaucoup se promener et voir les gens. Le soir il rentrait, dînait et allait se coucher. C’était une vie très méthodique.
Pugliese n’était pas un homme de la nuit. Il travaillait, mangeait et c’est tout. Il ne buvait pas. Il fumait beaucoup quand il était jeune, mais ensuite il a arrêté. Il avait une grande discipline de vie. Mais il jouait beaucoup au truco (un jeu de cartes argentin, ndrl) avec ses camarades. C’était une sorte de calmant pour lui..
Il vous demandait votre avis ?
On discutait pendant qu’on marchait. Il faisait des projets. Je me chargeais des maisons d’édition, et pendant les dernières années des contrats de l’orchestre. Il était le moteur, j’étais l’essence. Il savait très clairement ce qu’il voulait et ce qu’il ne voulait pas. Il notait tout dans de petits cahiers ou des agendas. Dans les dernières années, je lui disait d’arrêter, car il ne pouvait pas continuer à voyager. Mais la pression du public était très forte et il y était sensible. Même quand il fut en thérapie intensive, il continuait à donner des indications aux musiciens pour les répétitions.
C’était un grand travailleur ?
Il était très persévérant. C’était un autodidacte qui est n’est allé qu’à l’école primaire. Mais il passait plusieurs heures par jour à lire. Il prenait des cours d’harmonie et de composition avec les meilleurs professeurs. Un jour, il a demandé à Juan José Mosalini de lui acheter des livres d’harmonie en France. Quand j’ai vu les livres, je lui ai dit : « Osvaldo, tu ne connais pas le français ; il faudra les faire traduire. » Mais il m’a répondu « Non. je comprends ce qu’on explique en regardant les dessins ».
Comment est né l’engagement politique de Pugliese ?
Son éveil politique est venu avec la guerre civile espagnole. Emu par le témoignage des internationalistes argentins engagés en Espagne, il est allé s’affilier au Parti comuniste, où il est resté toute sa vie. Il s’est attelé à la défense des musiciens, des auteurs et des compositeurs. Il a fondé en 1936 le premier syndicat des musiciens. Il soutenait les mouvements pacifistes du monde entier. Sa première tournée, en 1959, a été pour la Chine et l’URSS. Puis il est allé deux fois à Cuba.
Ses positions politiques lui ont valu de nombreuses difficultés…
Sa première détention date de quelques jours après son affiliation. Il était allé à l’inauguration d’un local du parti. Et on l’a emprisonné avec d’autres camarades qu’on a appelés les 49 authentiques : l’arrestation avait fait de lui un vrai communiste, et il était fier de ça. Ensuite, il a été interdit et emprisonné à de nombreuses reprises, notamment pendant les deux présidences de Perón. Parfois l’orchestre arrivait mais on ne le laissait pas jouer. D’autres fois Pugliese était emprisonné et alors l’orchestre jouait avec une fleur sur le piano. Pendant des années, il a été également empéché de voyager. Parfois il était détenu seulement pour quelques jours, d’autres fois des mois entiers, comme par exemple à son retour du Conseil pour la paix à Niteroi, au Brésil.
C’est en 1955, pendant la deuxième présidence de sa détention a été plus longue, pendant six mois. Il a été détenu dans le cadre de l’opération Cardenal où tous les dirigeants du Parti ont été emprisonnés sur un bateau, le Paris. Une nuit des bruits ont couru selon lesquels les autorités se préparaient à couler le bateau dans le Rio de la Plata. Osvaldo a couru vers le piano qui était sur la bateau pour jouer l’hymne national et réveiller tout le monde. Le peuple, qui était massé sur le dock, a manifesté pour que le bateau, qui avait largué les amarres, revienne à quai. Plusieurs années plus tard, durant une représentation de l’orchestre à Punta Alta, un jeune homme s’est approché en pleurant lui a dit : « maestro, je viens vous demander pardon car j’étais un des marins qui pointaient leur fusils sur vous quand vous êtes monté sûr le bateau Paris. On nous avait dit que vous étiez des révolutionnaires.». Je suis fière d’avoir été sa compagne pendant tant d’années et d’avoir partagé ses luttes.
Quelle était sa façon de composer ?
Une idée pouvait lui venir à n’importe quelle heure, par exemple en pleine nuit. Alors il se levait pour l’écrire dans un cahier ou pour l’essayer au piano. Plus tard, il la développait.
Il était très exigeant avec lui-même. Les dernières années, par exemple, il ne faisait pas tout de suite l’arrangement complet. Il écrivait huit mesures et les donnait au bandonéon ou au violon pour l’écouter. S’il était convaincu, il continuait à développer l’idée. S’il ne l’était pas, il déchirait le papier et passait à autre chose. Une fois, un peu avant qu’il ne tombe malade, j’étais allée faire des courses. En rentrant, la femme de ménage me dit : « Don Osvaldo m’a demandé des sacs pour la poubelle et il a déchiré un tas de papier. » J’ai regardé les sacs et lui ai demandé « Qu’a-tu déchiré ? » Il m’a répondu « j’ai déchiré tout ce que je ne vais plus jouer».
Quels étaient ses morceaux préférés ?
Parlons plutôt de ses compositions qui ont marqué l’époque. A l’occasion d’un hommage réalisé par les télévision hollandaise pour les 50 ans de l’orchestre Pugliese, Astor Piazzolla a déclaré : « je ne suis pas un innovateur . L’innovateur, c’est Pugliese. Je viens de sa Negracha. ». Recuerdo a marqué une rupture. Puis il a eu La Yumba, Negracha, Malandraca. Ensuite sont venus A los artistas plásticos, Pa’los médicos, Cardo y malvón, Flor de Yuyo qui n’a jamais été encore enregistré mais qui le sera maintenant par Color Tango. Il n’a jamais joué certaines de ses œuvres, car il voulait laisser de la place pour les compositions de ses camarades. Il jouait des œuvres de tout le monde, depuis le plus célèbre jusqu’au plus inconnu. S’il aimait une œuvre, il n’avait pas de préjugés. C’est pourquoi on l’appelait son orchestre « l’orchestre des compositeurs ». Il a été un ennemi de sa propre œuvre. Mais aujourd’hui les jeunes ont repris son répertoire et on joue sa musique partout dans le monde, c’est cela qui est important.
Propos recueillis par Mariana Bustello
Pour en savoir plus sur Pugliese : /2006/04/28/le-musicien-osvaldo-pugliese/