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Musique et musiciens d'hier

Francisco Canaro à New York

canaro1 Editeur : La Salida n°36, décembre 2003 à janvier 2004

Auteur : Carlos V. Groppa

Francisco Canaro à New York

Presque cinq ans après la formation en 1921 de l’orchestre Típica Select, à New York, suivi du retour désillusionné à Buenos Aires de ses membres – Osvaldo Fresedo, Enrique Delfino et Tito Rocatagliatta – Francisco Canaro se lancera à son tour dans l’aventure américaine

Des offres alléchantes

Il y fut encouragé par Rudolph Valentino, qu’il a rencontré à Paris. La star hollywoodienne, qui avait raconté à Canaro la fureur que le tango était en train de déclencher aux Etats-Unis, lui offrit son aide pour l’introduire auprès du monde artistique et social de New York. A ce moment-là, Canaro se produisait au Florida, cabaret parisien où il avait fait ses débuts le 25 avril 1925 avec un très grand succès. Il ne s’était donc pas montré, au départ, très enthousiaste pour le projet américain, dont il écarta même initialement l’idée.

Le Florida était un cabaret aristocratique. Il n’était facile de s’y produire. Les personnalités du monde artistique de passage à Paris s’y donnaient rendez-vous pour écouter et danser le tango : Arthur Rubinstein, Pearl White, Adolphe Menjou, Gloria Swanson et Rudolph Valentino, parmi beaucoup d’autres, étaient des habitués. Valentino notamment, venait à chacun de ses passages à Paris montrer ses talents de danseur au rythme d’un véritable orchestre de tango argentin. Un jour, l’imprésario américain de théâtre E. Ray Goetz se rendit au cabaret. Impressionné par le son de l’orchestre de Canaro, Goetz lui fit une offre alléchante pour qu’il vienne travailler à New York. Après avoir un peu hésité, mais en se rappelant de l’aide promise par Valentino, Canaro accepta.

Comme il ne pouvait pas abandonner brutalement son spectacle à Paris, Canaro appela le pianiste Lucio Demare à Buenos Aires pour lui demander de lui trouver des musiciens voulant venir jouer en France. L’idée de Canaro était de monter deux orchestres, le premier pour jouer à Paris et l’autre pour l’emmener aux Etats-Unis. Avec ces musiciens, plus quelques autres qui se rendraient directement de Buenos Aires à New-York, il était prêt à signer le nouveau contrat.

Formation de la troupe

La chanteuse argentine Linda Thelma se trouvait également à Paris à cette époque. Elle se produisait à la « Revue de Printemps » du Moulin Rouge. Canaro, qui n’avait pas de chanteur, l’embaucha, et en septembre 1926, ils quittèrent la Ville Lumière tous les deux avec les membres de l’orchestre, pour se rendre à New York, à bord du vapeur De Grasse. Entre autres musiciens, le nouvel orchestre de Canaro était composé de Fioravanti Di Cicco (piano), Juan Canaro, Ernesto Bianchi et Luis Petrucelli (bandonéons), Emilio Puglisi (deuxième violon) et Romualdo Lo Moro (batterie). Le danseur Casimiro Aín et sa partenaire, la danseuse allemande Edith Peggy, accompagnaient l’orchestre en tant que numéro d’attraction.

Malheureusement, à leur arrivée à New York, ils apprirent la mort de Valentino. Disparaissait du même coup sa proposition d’aide en terre américaine. Comble de malheur, Linda Thelma tomba malade durant la traversée de l’Atlantique, victime d’une attaque de sciatiquel’empêchant de se produire sur scène.

En quête urgente d’une remplaçante, Canaro fut mis en contact par un ami avec une autre chanteuse argentine, Carmen Alonso, installée depuis trois ans aux Etats-Unis. Carmen non seulement remplaça Linda Thelma sur scène, mais devint également l’interprète de Canaro, qui ne parlait pas l’anglais.

Ces difficultés surmontées, Canaro fit ses débuts à la fin du mois de septembre 1926 au Club Mirador, situé au 200 West Street et 7th Avenue, à la tête de son orchestre – tous les musiciens habillés en gauchos. Une affiche promotionnelle en espagnol annonçait : « l’orchestre argentin de Canaro a été invité en Amérique par M. E. Ray Goetz, dans le but de populariser le tango. Canaro est au tango ce que Paul Whiteman est au jazz » .

Les débuts de Canaro au Club Mirador, tel qu’il les raconte dans ses mémoires, furent marqués par le succès, mais pas autant cependant qu’à Paris. « Et ce n’est pas parce que les Américains n’aiment pas le tango, mais j’ai observé qu’ils n’osent pas venir danser tant que la piste de danse n’est pas noire de couples : ils ont peur du ridicule, il semble aussi qu’ils éprouvent un certain respect pour notre danse ».

Maurice Mouvet et Casimiro Aín

Un autre numéro d’attraction, un couple de danseurs, se présentait au Club Mirador : Maurice – Mauricio, dans les mémoires de Canaro – et sa partenaire Eleanora Ambrose. Selon Canaro, c’était un bon couple de danseurs, mais leurs prétentions étaient exagérées par rapport à leurs véritables mérites artistiques. Maurice s’est mis immédiatement en rivalité artistique avec Casimiro Aín, qui faisait tous les soirs des démonstrations de tango avec sa partenaire allemande. Le succès du danseur argentin était tel, que les dames habituées du cabaret, venaient lui demander de les faire danser pour pratiquer et parfaire leur tango. Par jalousie professionnelle ou pour raisons de prestige, cette situation déplaisait énormément à Maurice : il alla jusqu’à demander au propriétaire des lieux d’arrêter les démonstrations de tango de Casimiro Aín. Canaro, avec son autorité naturelle, réussit à convaincre Maurice de l’absurdité de sa démarche et celui-ci accepta de faire machine arrière.

Le « Mauricio » que Canaro évoque dans ses mémoires, avec un prénom espagnol, n’était autre que Maurice Mouvet. Le même Mouvet qui en 1921, après le retrait de son épouse et partenaire de danse Florence Walton, travailla en Europe avec différentes danseuses, comme Leonora Hughes, la comédienne Barbara Bennet et enfin Eleanora Ambrose, une danseuse de
société.

De toute évidence, Canaro ignorait non seulement que son « Mauricio » était Maurice Mouvet, mais il ignorait également l’importance de ce danseur dans la diffusion du tango aux Etats-Unis : Maurice avait été le premier danseur de tango dans ce pays, en 1911, après avoir appris à le danser à Paris avec un Argentin, peut-être Bernabé Simara. S’il l’avait su, Canaro aurait été peut-être moins dur avec lui dans ses mémoires, ou du moins il lui aurait pardonné sa pédanterie.

Déception et retour à Paris

Aux Etats-Unis, Canaro n’avait pas limité ses présentations au Club Mirador. Il présenta son spectacle dans la salle du nouveau cinéma Paramount, à l’occasion de son inauguration. Il se produisit également à Philadelphie, pour l’ouverture de « l’Exposition de Produits Argentins » dans cette ville. Avant l’expiration de son contrat de huit semaines avec le Club Mirador, une société américaine lui proposa une tournée d’un à deux ans dans tout le pays.

Bien que brillante, cette offre ne séduisit pas les musiciens de l’orchestre, qui firent pression sur lui pour qu’il la refusât. Ils n’aimaient pas trop l’Amérique et préféraient Paris à New-York. Finalement, Canaro refusa l’offre. Solidaire de ses musiciens, Canaro supportait de plus assez mal le manque de chaleur du public envers sa personne et sa musique. Ne parlant pas anglais, il avait du mal à communiquer aisément avec celui-ci. Avant l’échéance du contrat avec le Club Mirador, il plaça son frère Juan à la direction de l’orchestre et quitta New York pour Paris afin de reprendre la direction du groupe qu’il avait laissé au Florida sous la direction de son autre frère, Raphaël.Dommage pour le tango : cette opportunité unique de diffusion d’un tango authentique au cours d’une longue période de temps se perdit à jamais, à cause d’une décision prise à la hâte. Plus jamais un orchestre de tango ne se verrait faire une telle offre.

Carlos V. Groppa

L’accoutrement gaucho : une cause d’échec ?

En dehors de la communauté hispanophone, le passage de Canaro et de son orchestre aux Etats-Unis passa finalement assez inaperçue du public américain. Peut-être le fait de présenter ses musiciens habillés an gauchos fit-il fuir un public qui recherchait davantage la sophistication urbaine que le folklore campagnard. Cet accoutrement fut demandé par le syndicat des musiciens afin d’éviter un conflit professionnel, le spectacle pouvant alors être considéré comme « folklorico-culturel » et non comme une production commerciale. Trouvés dans l’urgence, les costumes faisaient sur scène le même effet que des bleus de travail acheté au premier drugstore venu, comme le montrent les photos promotionnelles de l’époque.

Il est vrai que quelques années plus tôt, Valentino avait porté lui aussi sur scène ce type de vêtement, à cette différence près que ses costumes avaient été conçus -avec quelques libertés par rapport aux originaux – par une styliste d’Hollywood avec des critèresbeaucoup plus visuels qu’ethnographique, ce qui les rendait plus attrayants que les originaux et donc plus aptes à être portés sur scène. A côté des pauvres accoutrements portés par les musiciens de Canaro, les tenues de Valentino faisaient l’effet d’un diamant de prix.

Pour en savoir plus sur Francisco Canaro : /2006/04/25/le-musicien-francisco-canaro/

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