Catégories
Musique et musiciens d'hier

Canaro, le musicien-entrepreneur (1888-1964)

salida41 canaro1 Editeur : La Salida, n°41, décembre 2004-janvier 2005

Auteur : Fabrice Hatem

Canaro, le musicien-entrepreneur (1888-1964)

Buenos Aires à la fin du XIXème siècle, un petit matin d’hiver. Dans un froid glacial, trois gamins de dix ans ont dû passer la nuit dehors : la variole est en train de tuer leur sœur dans la chambre unique qu’habite la famille, et la contagion menace. Pour rapporter un peu d’argent à leurs parents, ils essayent de vendre le journal la Prensa pour 8 centimes sur l’avenue Entre-Rios. Leur bénéfice ? 2 centimes par numéro. Mais la place est déjà occupée par une autre bande de petits va-nu-pieds. Bagarre. Match nul. Partage du territoire, Francisco, Rafael, et Juan Canaro pourront vendre leurs journaux sur l’avenue, mais un pâté de maison plus loin.

En réaction à cette origine misérable, la volonté farouche de « s’en sortir » constitue sans doute un trait dominant de la psychologie du musicien, l’un des moteurs de sa prodigieuse force vitale. Depuis sa formation d’autodidacte, depuis ce premier violon qu’il confectionna lui-même avec une boîte de métal et un bout de bois, Canaro a toujours voulu gagner, s’imposer, maîtriser son destin. Et pour cela, il a accepté de travailler, sans relâche.

L’ascension est incroyablement rapide, depuis ces premières tournées en trio, entre 1906 et 1908, dans les petits bordels et cafés minables de la province de Buenos Aires, où les bagarres au couteau et au revolver sont monnaie courante. Dès 1908-1910, ce sont les cafés de la Boca, au coin des rues Suarez et Necochea,, où se produisent, sur quelques pâtés de maisons, tous les grands du tango de l’époque : Angel Villoldo, Roberto Firpo, Bernstein, Vicente Greco, Genaro Esposito. Canaro intégre ensuite l’orchestre de Vincente Greco entre 1910 et 1914, avec lequel il gagne le centre-ville. Puis il fonde ses premières formations, animant bals, concerts, confiterias, fêtes d’internat à la demande de ces jeunes et riches amis carabins, qui plus tard l’introduiront aussi dans l’aristocratie portègne. Entre 1916 et 1918, il partage à plusieurs reprises avec Roberto Firpo l’affiche du théâtre Colon de Rosario pour les fêtes de carnaval, et alterne avec lui dans les meilleurs lieux de divertissement de Buenos Aires. Il finit même par le supplanter dans un des plus grands cabarets du centre, le Royall Pigall. La marche vers la gloire et vers le « contrôle » des grand lieux de divertissement de la ville se poursuit au début des années 1920. On comptera alors jusqu’à quatre orchestres « Canaro », dirigés chacun par l’un des frères, jouant tous les soirs dans différents lieux, comme le Casino Pigall, le Maipu Pigall, l’Abdullah, le Royal Pigall, l’Armenonville… En 1924, Francisco Canaro est tête d’affiche au cabaret Tabaris, le plus prestigieux de tous.

Mais Buenos Aires commence à devenir trop étroit pour sa curiosité et son ambition. Entre 1925 et 1932, il multiplie les tournées à l‘étranger, avec notamment un séjour de plusieurs années en France. Habillé en Gaucho, il contribuera largement, avec Gardel, à y relancer la mode du tango, depuis sa place forte du cabaret Florida. A partir de 1926, c’est la radio, un support nouveau à l’époque dont Canaro fut l’un des premiers à comprendre l’immense potentiel. En 1932, commencent simultanément deux aventures nouvelles : la production cinématographique, où Pirincho connaîtra beaucoup de déboires, manquant d’y laisser sa fortune ; et les saynètes théâtrales, où il connaîtra pendant près de vingt ans, en compagnie de son complice Ivo Pelay, un grand succès. Et le chemin de gloire se poursuit de manière ininterrompue jusqu’à sa mort en 1964, précédée d’une dernière tournée triomphale au Japon en 1960. Il nous quitta juste à temps pour ne pas voir décliner ce tango qu’il avait tant contribuer à populariser et à structurer….

Ce qui frappe à toutes ces occasions, c’est l’extraordinaire capacité de Canaro à innover, entreprendre, saisir les opportunités. Une créativité d’ordre artistique tout d’abord, assez éloignée de l’image d’un conservateur exclusivement attaché à la tradition. Car le style Guardia Vieja, avec ses rythmes scandés et ses arrangements simples, propices à la danse, il n’en n’est pas, ou pas seulement, l’héritier ou le continuateur, mais également, pour une part, le fondateur. C’est lui qui formalise le style populaire du tango milonga, introduit le premier des chanteurs dans ses orchestres, invente avec Vicente Greco le terme « Orchesta tipica » à l’occasion de leurs premiers enregistrements discographiques. C’est lui encore qui exploite le potentiel du théâtre pour diffuser le tango à travers les « saynètes », qui introduit cette musique jusque là honnie dans les milieux fermés de l’aristocratie portègne et en lance durablement la mode à Paris. C’est lui qui découvre Azucena Maizani et qui accompagne à maintes reprises Gardel dans les années 1920. Sans parler de ses innovations en matière orchestrales, parfois géniales (l’orchesta tipica), souvent heureuses (le quinteto Pirincho), quelquefois discutables (le grand orchestre symphonique de tango avec introduction de l’ukulele).

Une nature puissante, instinctive, terrienne, guidée par le désir de créer, d’exister, de posséder, de dominer. Cela se ressent dans les petites choses, comme une gourmandise dont ses mémoires donnent maints exemples touchants dans leur naïveté. Mais aussi dans les grandes, comme l‘acharnement qu’il mit durant toute sa vie à défendre les droits d’auteurs, mal protégés alors contre les éditeurs et les entrepreneurs de spectacle. Pendant des dizaines d’années, depuis la création de la première « Association argentine des auteurs et compositeurs de musique » 1920, jusqu’à celle de la SADAIC en 1938, il va se battre sur tous les fronts – légal, judiciaire, administratif, commercial – pour défendre les droits des artistes à une juste rétribution de leur travail et de leur talent. En allant parfois lui-même, avec ses collègues, jusqu’à confisquer manu militari les partitions sauvages d’un éditeur indélicat.

La vie de Canaro commence dans la misère des quartiers pauvres. Elle se poursuit dans l’atmosphère de violence des lieux mal famés. Le musicien n’eut pas d’autre éducation que celle qu’il se donna lui-même. Comment lui reprocher alors ne se pas s’être toujours comporté comme un dandy né dans la soie et élevé dans le respect des bonnes manières ? Ses contemporains n’ont pas toujours été tendres avec lui. Francisco García Jíménez, dans la biographie qu’il lui a consacré, le campe en « Kayser » tyrannique avec ses musiciens, obséquieux jusqu’à la nausée face à ses riches clients aristocrates, étendant progressivement, avec sa fratrie, son contrôle sur les lieux de divertissement de la nuit portègne. Cadicamo dresse le portrait sans indulgence d’un homme voulant tout diriger, tout présider, habitué à voir ses ordres exécutés sans discussion, âpre au gain et avare dans la dépense. Canaro lui-même reconnaît à demi-mots, dans ses propres mémoires, sa nervosité excessive et son caractère emporté. Sa passion pour l’argent et la gloire, sa vanité transparaissent en permanence dans ses écrits. Sanguin, sensuel, il n’a sans doute pas non plus été l’époux irréprochable dont veut donner l’image. Il est vrai qu’avec toutes ces jolies chanteuses et comédiennes qui papillonnaient autour de ses orchestres et de ses saynètes, les tentations étaient sans doute fréquentes. Alors, pour un homme qui plus est habitué dans sa jeunesse à la fréquentation assidue des bordels de province et de leurs pensionnaires sans préventions !!! Et puis surtout, il y eu les ensorcelants yeux verts d’Ada Falcon …

Admettons donc cet aspect de Canaro : avide, jouisseur, despotique, coléreux, emporté, imbus de lui-même, arriviste. Et alors ? On ne fait que décrire ainsi un homme mu, y compris dans ses mauvais côtés, par un incroyable appétit de vivre. Un homme doté d’une force de travail et d’une volonté exceptionnelles. Littéralement sorti du ruisseau, il a non seulement su forger seul sa destiné, mais a aussi fait, – volontairement ou non, qu’importe – beaucoup de bien autour de lui. Ada Falcon l’a peut-être fui au fond d’un couvent, mais il en avait auparavant fait une vedette aux interprétations inoubliables, comme il le fit ave Maizani, Roldan ou Mores, qu’il a su découvrir et lancer. Et combien de compositeurs et de musiciens a-t-il sauvés de la misère, soit en les employant lui-même, soit en protégeant leurs droits ? Comme par exemple Pedro Maffia, dont il fit racheter les droits d’auteur par la SADAIC lorsque celui-ci se trouva en faillite, pour les lui restituer ensuite, lui garantissant ainsi une fin de carrière à l’abri du besoin ? Non, vraiment, on ne peut pas détester un tel homme, dont les défauts ne sont finalement que le débordement de ses surabondantes qualités. Et on ne peut que l’admirer pour l’immensité du chemin parcouru, depuis les nuits glaciales de son enfance misérable.

Fabrice Hatem

Pour en savoir plus sur Francisco Canaro : /2006/04/25/le-musicien-francisco-canaro/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.