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Danse et danseurs

Piazzolla or not Piazzolla : le cruel dilemme du DJ

piazzolla Editeur : La Salida n°30, octobre à novembre 2002

Auteur : Christian Glaize

Piazzolla or not Piazzolla : le cruel dilemme du DJ

Christian Glaize anime des soirées à Nîmes et à Montpellier. Après une intense pratique de musicien amateur, il a remplacé ses claviers par la danse et par le « DJaying ». « En ville », il a choisi le métier de chercheur en physique, d’où une propension à sortir des sentiers battus, à créer…

Piazzolla. Dans le monde des danseurs de tango, ce nom ne laisse personne indifférent. Pour certains, il est totalement impensable de diffuser sa musique dans une milonga, tandis que d’autres prennent un grand plaisir à danser sur cette musique.

La musique de Piazzolla me fait vibrer au plus profond de moi-même. Alors en tant que disc-jockey (DJ), je tiens à la proposer, même si cela me vaut les récriminations d’une partie des danseurs. Et cet article est un plaidoyer pour passer (au moins un peu) de musique récente dans les milongas.

La difficulté à programmer Piazzolla. Pour choisir la musique, le DJ doit tenir compte de la multiplicité des types de danseurs. D’un côté, il y les intégristes, qui ne jurent que par la musique des années 40, qui ne tolèrent pas le Nuevo tango, Piazzolla,… Cette minorité fait connaître ses opinions souvent violemment, avec un comportement qui frise parfois la goujâterie. Est-ce un refus de toute évolution ? Est-ce la peur de ne pas savoir danser sur cette musique ? N’ont-ils jamais appris à écouter et comprendre cette musique ? Sont-ils dans de bonnes conditions pour l’entendre ? À l’opposé, beaucoup de danseurs apprécient les musiques récentes et supportent les vieilles cires à condition qu’il n’y ait pas que ça dans la soirée. Je les nomme les tolérants. Et quand de tels couples dansent sur du Piazzolla, ils sont aux anges. Ce type de danseurs est numériquement beaucoup plus important que les intégristes le disent. Mais pourquoi ces personnes se taisent-elles ? Pourquoi se laissent-elles dicter la loi par les anti-Piazzolla ? Finalement, elles finissent par déserter ces milongas.

Il y aussi les couples formés et les célibataires échangistes, les débutants et les avancés, les mono-tango et les polyvalents multidanse. On peut comprendre les affres du DJ qui doit contenter tout le monde (et n’oublier personne) par le choix de ses musiques.

Pour éviter d’être pris à partie par les intégristes, beaucoup de DJ baissent les bras et finissent par ne plus passer que des musiques des années 40. Pour ne pas perdre le public des tolérants, ils passent en fin de soirée quelques Pugliese et, bien rarement, un Piazzolla.

Un rôle pédagogique. C’est oublier le rôle d’éducateur musical qui est une des missions d’un DJ, à travers la diffusion d’œuvres nouvelles. Il est vrai que le DJ ne peut pas aller beaucoup plus loin que ce que peut accepter son public. Mais il ne doit pour autant rester en-deçà. Une musique ne doit pas mettre les danseurs dans l’embarras mais il serait dommage de ne jamais mettre de musique difficile. D’où l’intérêt des cortinas qui permettent à chacun de mesurer la part de risque qu’il peut prendre à l’écoute des premières notes d’une tanda : on peut accepter ou non de se mettre en péril sur une musique difficile.

Et puis, un couple formé n’a pas nécessairement envie de toujours danser sur les mêmes musiques. Ne pouvant plus guère être surpris par son (sa) partenaire, il apprécie d’être surpris par la musique. Les musiques récentes lui permettent d’aller encore plus loin dans sa danse. Et Piazzolla est une référence.

Importance de Piazzolla. Rendons hommage à ce compositeur et interprète génial. C’est quelqu’un qui a fait que le tango existe encore aujourd’hui. Sa musique a amené beaucoup de personnes au tango. Elle est dans les oreilles et sur les lèvres de tout un chacun, tanguero ou non tanguero. Il est un des très rares compositeurs de tango dont la musique a été reprise hors du monde du tango. Je pense, entre autres, à Libertango repris par Guy Marchand ainsi que par Grace Jones. Je pense aussi à Julien Clerc qui a popularisé chez nous Balada para un loco et, plus récemment, Oblivion

En tant que DJ, j’aime partager la musique de Piazzolla transcendée par un Marcucci (je pense par exemple à sa version instrumentale de "Balada para un loco") ou un Galliano (et son superbe "Oblivion") sans oublier "Vuelvo al Sur" (la version de Gotan Project est, la plupart du temps, bien appréciée mais il y a aussi les versions de Goyeneche et de Galliano) ou encore Prepárense (par Marcucci ou Che Bando).

On me dit : "Je ne comprends pas cette musique", "Je n’entends pas les temps", "Je n’ai pas la technique (de danse)", "Il n’y a pas de place",… Je reconnais que cette musique est plus difficile à percevoir qu’un tango plus ancien bien marqué, bien régulier. Mais c’est ce qui en fait tout son intérêt, qui provoque une incomparable émotion. Et c’est cette richesse musicale que l’on peut interpréter dans la danse, quel que soit son niveau.

Mais cela suppose de percevoir cette musique. Tout à la fois par l’éducation mais aussi par la qualité de diffusion de la musique.

D’abord par l’éducation : je suis heureux de constater que des enseignants argentins (jeunes, il est vrai) donnent leurs cours sur des musiques de Pugliese à Piazzolla.

Qualité du son. Pour pouvoir danser la musique, il faut l’entendre. Cela peut paraître une évidence mais c’est bien souvent là que le bât blesse. La qualité de la diffusion est de la responsabilité du DJ et c’est un rôle important. Il est regrettable que des DJs choisissent d’excellentes interprétations mais ne se préoccupent pas suffisamment de savoir comment leur musique est entendue par les danseurs. Sur des orchestrations régulières, cela est moins important. Mais imaginez que la musique soit un peu moins régulière (Piazzolla, par exemple)… et c’est la cata. Une musique moderne très appréciée quand elle est diffusée correctement est complètement rejetée quand on l’entend mal. Un simple radiocassette CD ne peut fournir une qualité suffisante.

La musique récente a besoin d’une excellente qualité de diffusion : changements de tempi, changements de volume sonore. Il faut pouvoir les entendre. Un matériel d’excellente qualité n’est pas à lui seul un gage de réussite. Il faut réfléchir au nombre et à l’emplacement des enceintes. L’idéal est de prévoir plus de deux enceintes dirigées sur la piste de danse, en évitant la zone de conversation. Car il est dommage d’être obligé de baisser le son, au point de ne plus l’entendre sur la piste, pour que les personnes puissent converser. Cette disposition permet aussi de baigner les danseurs dans la musique.

Quand passer la musique de Piazzolla ? Si j’écoute les inconditionnels de la musique style milonguero, il ne faut passer que cela, en tolérant éventuellement un peu de nuevo tango tout à la fin. Je ne suis pas d’accord. Il est vrai que, en fin de soirée, il y a moins de monde, que les danseurs se connaissent mieux : on sait avec qui on peut interpréter ce style de musique. Mais à la fin de la soirée, les danseurs sont véritablement fatigués. Comment peut-on encore libérer toute l’énergie nécessaire pour interpréter cette musique à une heure très avancée de la nuit ?
C’est pourquoi je diffuse aussi ce genre de musique en milieu de soirée. Et je sais qu’une grande partie des danseurs apprécie. Quel plaisir d’entendre dire "Je me suis régalé(e) sur cette musique".

Pour conclure. Je considère qu’animer une soirée est un acte de forte créativité. En ce sens, c’est un art : une soirée peut faire vibrer, créer une forte émotion chez certains danseurs et être complètement rejetée par d’autres. Piazzolla n’est pas étranger à ces réactions. Le DJ reçoit un très fort feedback du public : des émotions positives mais aussi négatives. Il subit une pression extrêmement forte, directe (rouspétance de certains danseurs) et/ou interne (vouloir réussir la soirée). C’est pourquoi animer une soirée, surtout si elle est très longue et que l’assistance est très hétérogène, est psychologiquement éprouvant. Aussi, la prochaine fois que vous irez danser, si le choix des musiques vous a plu, allez remercier le DJ. Ça le changera des classiques reproches qu’il entend presque exclusivement.

Si vous désirez vous exprimer, n’hésitez pas. Voici mon adresse électronique : DJCyberChris@free.fr . Une version plus complète de cet article est disponible sur le forum du temps du tango.

Christian Glaize

 

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