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Les danses latines : tribu prolifique ou famille recomposée ?

danses latines Editeur : La Salida, n°34, juin à septembre 2003

Auteur : Christophe Apprill

Les danses latines : tribu prolifique ou famille recomposée ?

La catégorie des danses latines est artificielle et hétérogène. On cherche à les assigner à des berceaux culturels figés, alors que leurs mouvements récents d’essor et de renouvellement ont pour foyer tantôt les USA, tantôt l’Europe : c’est précisément la circulation même des rythmes et des danses qui leur a permis d’accéder à une notoriété. Des rythmes comme ceux du tango, du boléro, de la rumba, sont connus des USA à l’Asie du sud-est ainsi que dans la plupart des pays d’Europe : académies, compétitions, bals, salons, groupe de quartier, rue… Depuis sa première apparition à Paris en 1907, le tango est davantage pratiqué de la Finlande au Japon que sur les rives du Rio de la Plata. Après le mambo et le cha cha qui se développent dans les barrios latinos des USA et font partout fureur dans les années 50, la salsa, cette "sauce pimentée" venue des quartiers hispaniques d’Amérique du Nord, est devenue un langage commun aux musiciens des caraïbes et à toutes les diasporas latino-américaines, puis un formidable enjeu commercial à l’échelle mondiale.

De quelle latinité nous parle-t-on ?

Cela fait un bon siècle que musiques et danses latino-américaines investissent les scènes et les académies de danse nord-américaines et européennes. Anne Decoret note que, " la grande majorité des danses qui vont envahir les bals et les dancings du début du siècle jusqu’aux années trente et qui viendront principalement des Amériques seront qualifiées de "danses exotiques" . La littérature spécialisée des "Guides pour apprendre à danser" traduit alors le désir d’incorporer ces nouvelles danses venues d’ailleurs en valorisant leur origine par des qualificatifs souvent fantaisistes : "Scottish espagnole, maxixe brésilienne, valse hésitation, variété Levitte, Boston anglais, one step, tango, paso doble, java, maxixe algérienne, boston américain…"

La catégorie stéréotypée des "danses latines" a été construite dans l’entre-deux-guerres, en Europe et aux USA, lorsque la danse de couple se constitue en discipline sportive. Les championnats, qui s’institutionnalisent d’abord en Angleterre, nécessitent des normes de notation par des jurys professionnels. Dix danses de compétition sont regroupées dans les deux grandes catégories actuelles : 5 standards (valse lente, valse viennoise, slow-fox, quick step et tango) et 5 latines (samba, rumba, cha cha, paso-doble et jive). Ce classement différencie les danses suivant l’ancienneté de leur usage en Europe et leurs exigences de tenue corporelle : maintien droit, immobilité du bassin et port de tête dans les standards, souplesse et mouvements des hanches pour les latines. Ainsi pris dans son acception technique, le terme "danse latine" appartient à la catégorie des danses sportives. Codification des figures, des postures et constructions chorégraphiques se sont radicalement éloignées de leurs référents latino-américains. Jusqu’au genre du mot "samba", qui s’est trouvé féminisé dans l’usage français courant (alors qu’il est masculin en brésilien).

Mais l’attribut de "latinité", devenue expression usuelle pour affirmer l’identité culturelle de ces danses d’origine "exotique" procède du malentendu orchestré : si le paso-doble est bien d’origine espagnole, il n’en va pas de même pour la rumba, le cha-cha, et à plus forte raison le samba : la conga et la clave qui rythment ces danses, leurs mouvements de hanches et de bassin sont moins imprégnées de latinité que des cultures afro-caraïbes !

Le tango, introduit en Europe précocement et stylisé par l’école de danse britannique, a seul été jugé digne d’être incorporé parmi les standards et non dans les latines. Cette place particulière dévolue au tango est ainsi justifiée dans l’Histoire de la danse publiée en 1938 par l’Allemand Curt Sachs : "De toutes ces danses, le tango seul a, depuis un quart de siècle, su se conserver la faveur inaltérée des danseurs. Evidemment, le tango n’est pas une danse nègre et doit ses meilleurs éléments au génie chorégraphique des Espagnols qui, depuis quatre siècles, donne une vie toujours nouvelle à la danse européenne." Que nous dit-on ici, sinon que les danses exotiques qualifiées de " latines " sont en fait des danses afro-américaines, devant beaucoup au métissage ? Latinité contre négritude, le tango comme dernier rempart de la vieille civilisation occidentale ? Dans le climat de la fin des années trente, cette appréciation souligne d’une manière générale l’importance des enjeux relatifs à l’origine des danses, et le potentiel de manipulation identitaire, voire nationaliste de la danse en tant que pratique à la fois culturelle et corporelle.

Après la seconde guerre mondiale, la seconde vague des " danses latines " qui investissent le monde via les USA ou via Cuba pour le bloc socialiste est méthodiquement orchestrée par les maisons de disques et l’industrie du film. Les rythmes latinos sont aussi importées en Afrique Noire : les échanges culturels entre Cuba et les démocraties populaires africaines (Congo, Mali, Bénin) facilitent la diffusion du boléro et le son cubains. Intégrés dans un fond musical autochtone, ils ont généré la rumba congolaise. Cette influence se retrouve aujourd’hui dans la production d’un groupe comme Africando.

New York a joué le rôle de plaque tournante des musiciens portoricains, cubains et dominicains, et constitué le foyer d’émergence de musiques et de danses nouvelles (Mambo et cha-cha-cha) bientôt regroupées sous le terme générique de salsa. Faite de rythmes empruntés aux diverses danses caraïbes, fortement mêlés de références au jazz et au rock dont elle utilise des instruments (cuivres et batterie), la salsa constitue le meilleur exemple d’un composite musical récent (années 70), symbole à la fois d’une forte identité urbaine et d’une "globalisation culturelle" latino-américaine qui passe par New York et Miami, relayé par les plus grandes maisons de disques. Tito Puente en 1978 note qu’il joue de la salsa " depuis plus de vingt ans ; si les gens veulent l’appeler maintenant salsa, ça ne me dérange pas. Je crois que le public avait besoin d’un nom qui puisse être facilement reconnaissable pour désigner le Latin New York sound ".

Stéréotypes du tango et de la salsa

Depuis sa grande déferlante des années 90 en Europe, le phénomène de la salsa est celui qui revêt la plus grande visibilité commerciale, autour de stations de radios, de maisons de disques. Parallèlement, le succès plus discret du tango argentin, à travers un réseau essentiellement associatif, ne se dément pas depuis la fin des années 1980. Pourtant, tout les oppose dans les représentations du grand public et de leurs amateurs occidentaux qui constituent des " tribus " bien distinctes : la salsa est perçue comme danse de métissage, légère, festive, consensuelle, aux origines approximatives, la promesse sublime de la "vraie" vie, celle où les sens sont en fête. Le tango porte une forte charge émotive et identitaire, revendiqué par ses " pratiquants " toujours en quête d’authenticité, de perfection formelle, rythmique ou musicale.

Le discours commercial des professionnels de la salsa, radios et maisons de disques, fondé sur le métissage et la tropicalité structure une partie des représentations du public. Or, on sait que le métissage fut tout sauf simple dans les sociétés racistes et inégalitaires d’Amérique. Depuis les années cinquante, toute l’Amérique latine, y compris les pays andins ou ceux du cône sud, reçoit l’influence des musiques et des danses caraïbes, qui sont parfois l’occasion de redécouvrir, de l’extérieur, et parfois via les USA, leurs propres réalités métisses plus ou moins occultées. Ce fut le cas en Colombie dans les années 40, lorsque le développement de la radio et du disque diffuse jusqu’à Bogota des rythmes d’origine africaine de sa côte Caraïbe . La mode de danses comme le porro, puis le mambo et autres danses cubaines – prémices de la vogue actuelle de la salsa – qui s’imposaient au détriment de la cumbia, déclenchèrent alors dans la presse créole conservatrice de Bogota de très violentes polémiques racistes. Les rythmes afro-américains de la côte étaient encore perçus comme une menace pour l’ordre établi d’une bonne société urbaine créole (blanche) revendiquant son origine et sa culture européenne. A Cuba, il était également habituel, depuis l’époque coloniale, de déprécier la culture noire. Cependant, à Cuba, comme au Brésil, on observe depuis une décennie une valorisation de la négritude qui se traduit par une réafricanisation des danses urbaines et de la salsa.

Mais dans le référentiel commercial de la salsa " mondiale ", cette dialectique complexe de la latinité et de l’africanité fait simplement place, si l’on analyse les affiches de spectacles et les pochettes de disques, à une certaine image à la fois déterritorialisée et climatique de l’Amérique latine. Ainsi et parmi les titres les plus programmés de Radio Latina, et les labels de CD Fnac-latina, on relève même la présence du zouk antillais, et les cumbias, diffusées de Paris à Buenos Aires sous des labels anglo-saxons, ne se dansent plus selon leur pudique chorégraphie originelle mais " collé-serré " comme le merengue ! La latinité transpire la fête et l’archétype actuel en est incontestablement la salsa à laquelle il est devenu habituel d‘accoler le qualificatif de " tropical ". En témoigne la récurrence des termes " caliente ", " épicée ", " sabor tropical ", " sensualité " qui composent les ordinaires métaphores culinaires, érotiques ou climatiques du discours des animateurs radio.

C’est oublier la diversité climatique et culturelle du sous-continent, que nous rappelle avec humour A. Bioy Casarès, grand écrivain argentin décédé récemment : " Qui ôtera de la tête à ces malheureux que nous sommes un pays tropical ? Il suffit de regarder un film pour vérifier avec quelle désinvolture les étrangers nous qualifient d’une couleur locale rigoureusement latino-américaine. " A Buenos Aires, d’ailleurs, les danses d’origine caraïbes ou andines, de la samba à la cumbia, ne sont pas désignées sous le terme de " danses latines " mais de " danses tropicales ", par opposition au tango.

L’imaginaire qui imprègne le tango dans sa version " rioplatense " est l’exact inverse de la salsa. Le tango s’impose au grand public comme le face à face d’un homme et d’une femme pour une séduction grave et éperdue (robe fendue et femme fatale), une histoire trouble (les bas fonds de Buenos Aires, ses prostituées, chapeau noir et couteaux des compadritos), une citation éculée, la fameuse "pensée triste qui se danse" (Discépolo) et deux grandes figures musicales dramatiques, l’une chantée (Carlos Gardel, mort en 1935 d’un accident d’avion), l’autre instrumentale (Astor Piazzolla). Si beaucoup ignorent comment se danse le tango, le plus grand nombre peut toujours mobiliser l’un de ces référents.

Par dessus tout, contrairement à la salsa qui vous connecte sur une ambiance latino-tropicale indéterminée, le tango est né quelque part. Cet ancrage est inscrit dans la chair de ses chansons, qui déroulent la longue litanie territoriale des quartiers de Buenos Aires, au gré d’une cartographie sombre où les bas fonds et les trottoirs sont hérissés de bordels et de gréements.

Christophe Apprill, Elisabeth Dorier Apprill

Pour aller plus loin

Dorier-Apprill E., ed (2000), Danses latines et identités, d’une rive à l’autre, ouvrage collectif, Paris, l’Harmattan, coll logiques sociales.

Dorier-Apprill E., dir (2001), Danses latines, le désir des continents, in revue Mutations, ouvrage collectif, Paris, ed. Autrement.

C.Apprill C. (1998), Le tango argentin en France, édition anthropos-Economica

Leymarie, Isabelle : La salsa et le Latin jazz, Collection "Que Sais-Je ?", PUF, Paris, 1999 (2e édition)

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