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Poésie et littérature

Celedonio Flores: un vrai poète populaire

flores2 Editeur : La salida, numéro 45, octobre 2005

Auteur : Fabrice Hatem

Un vrai poète populaire

Il portait toujours sur lui un couteau, pour se défendre en cas de coup dur. C’était un boxeur redoutable qui aurait pu mener une carrière professionnelle. Venu des quartiers populaires de Buenos Aires, il y côtoya les les hommes amers et les femmes déchues dont les personnages peuplent ses chansons. Flores fut un vrai poète du peuple, qui a mis en vers ce qu’il a vu. Mais il fut aussi un artiste d’une grande sensibilité, passionné par la poésie de son temps. Un admirateur d’Evaristo Carriego et de Ruben Dario qui ont inspiré ses écrits. De l’alliance de la glèbe faubourienne et de la littérature savante est ainsi née la première grande œuvre poétique du tango chanté.

Quelle vision du monde exprime sa poésie ? Celle d’un homme pauvre, dont l’existence est confrontée à la misère, à la maladie à l’alcoolisme, à la violence…Et, surtout, à la frustration de voir les plus jolies femmes de son milieu attirées comme des papillons par les lumières et le luxe du centre-ville, aux bras d’un « bacan », c’est-à-dire d’un riche viveur.

Un malsain triangle amoureux

C’est justement le thème de la jeune fille du faubourg pervertie en cocotte qui va conduire, dès le début des années 1920, Flores au succès, à travers notamment deux compositions majeures, Por la Pinta (1914) ensuite devenu Margot en 1919, et Mano a Mano (1923). Les deux poèmes présentent une structure similaire : un malsain triangle amoureux formé du riche bacan (lui), de la cocotte entretenue (toi) et de l’amoureux délaissé (moi).

Du bacan, on ne sait rien de précis, sauf, qu’il s’agit, bien sûr, d’un homme fortuné qui loue les faveurs de la cocotte et s’amuse avec elle dans les cabarets. C’est fondamentalement un imbécile, (« Gil », « Otario »), juste bon à régler les notes, un « mishe » que le locuteur se contente de traiter par le mépris. Un pantin vide, extérieur au monde du faubourg,

La cocotte est un personnage infiniment plus intéressant, objet de l’amour déçu de l’amant délaissé. Celui-ci assiste, outragé et solitaire, aux frasques tarifées de son ancienne amie. Aucun terme n’est assez fort pour désigner l’infâmie de son comportement et sa dégradation morale : c’est une « pelandruna abacanada », une fille de rien qui se fait entretenir. C’est une égoïste qui s’amuse dans les cabarets de luxe, la tête tournée par le champagne et le tango, en abandonnant sa mère dans la misère. Elle a trahi son milieu d’origine en troquant ses vêtements pauvres pour des habits de luxe et des maquillages raffinés[1] eten changeant jusqu’à son nom (« Tu n’es plus ma Margarita ; maintenant il t’appelent Margot »). Toutes les allusions sont bonnes pour lui reprocher son avilissement de cocotte (« S’il me restait une petite dette oubliée, mets-la donc sur le compte du gros corniaud que l’as péché »), et pour lui rappeler la modestie de ses origines : (« On le sent de très loin / Qu’t’es née dans la misère d’un garni de la zone »). Quant à son avenir, il sera fatalement marqué, comme une expiation des ses errements actuels, par la déchéance physique et la misère (« Quand tu ne seras plus qu’un vieux meuble bon pour la poubelle »).

Flores est-il misogyne ?

Au premier abord, Flores semble témoigner d’une profonde misogynie, son principal personnage féminin étant une semi-prostituée vis-à-vis de laquelle il hésite entre la leçon de morale et l’injure. Mais cette analyse, exacte au premier degré, ne doit pas masquer une relation plus complexe et une vision relativement originale de la femme pour son époque.

Tout d’abord, le lien affectif n’est pas rompu : le locuteur se souvient avec reconnaissance, notamment dans Mano a mano, de la tendresse et de la générosité passée de la femme qui l’a ensuite trahi : « Ta présence protectrice donna sa chaleur à mon nid ; tu fus bonne, tendre, fidèle.. ». Il est prêt à la secourir le jour venu (« Si un jour tu avais besoin d’un conseil, rappelle-toi du vieil ami prêt à t’aider… »). Et peut-on vraiment accuser de misogynie ou de machisme quelqu’un qui, dans Canchero, écrit : « je cherche une femme qui partage ce que je ressens, une femme qui me conseille avec intelligence et bonté ».

Ensuite, et de manière peut-être involontaire, Flores nous décrit une femme énergique et autonome, émancipée de la tutelle masculine, prête à jouer de l’unique atout dont elle dispose (sa jeunesse et sa beauté) pour échapper à la perspective d’une vie misérable (« Ce ne fut pas un souteneur d’expérience qui t’a conduite au vice : tu y es allée toute seule, et ce ne fut pas innocemment »). Elle mène ses amours, dans La Mariposa, avec une maîtrise et une absence de scrupules qu’on ne trouve habituellement que chez des séducteurs masculins chevronnés : « Après avoir bu, traîtresse, dans le pistil de mon amour, tu es partie, trompeuse, pour chercher le parfum d’une autre fleur ». Cette densité et cette force des caractères féminins est assez exceptionnelle dans la poésie tango, où les femmes ne sont généralement évoquées que de manière très sommaire, juste assez pour servir de prétexte à l’introspection douloureuse et complaisante du locuteur masculin.

Notons enfin que les personnages masculins de Flores loin d’être sans reproche, sont souvent eux-mêmes immatures, violents, adonnés au jeu et à l’alcool. Le fils indigne de Mala entraña joue sur une seule carte l’argent qui pourrait faire vivre sa mère tout un mois. Les copains viennent au Bulin de la calle Ayacucho pour y jouer toute la nuit. Les personnages de Pa’lo que te va a durar et Canchero sont des joueurs invétérés. Enfin, dans Lloro comme una mujer, la perspective s’inverse : c’est cette fois une femme digne et généreuse qui reproche à l’homme qu’elle a secouru et aimé de s’être peu à peu transformé en parasite et en exploiteur, tandis que celui-ci pleure de remords « comme une femme ».

Au fond, Florès décrit peut-être tout simplement les femmes et les hommes du peuple comme il les a vus vivre, y compris ces mères merveilleuses dont le dévouement et l’abnégation mettent encore davantage en relief la dégradation morale de leur fille[2].

Reste le « je », le locuteur masculin. C’est un homme pauvre, bien sûr malheureux en amour, et qu’une vie difficile a rendu amer. Le spectacle des plaisirs dont jouit son ancienne amante dans les bras d’autres hommes provoque en lui une frustration profonde («Ce beau corps qui ondoie au rythme tentateur/D’un tango cayengue aux bras d’un imbécile »).

Cette situation déplaisante, si répandue dans la littérature de tango, provoque en général chez les autres auteurs de l’époque des sentiments de désespoir sans recours (Mi noche triste de Contursi), ou des épisodes de crise éthylique (La ultima copa de Caruso). Un peu plus tard, ceux de Discépolo exprimeront avec une indignation quelque peu excessive et grotesque leur mauvaise opinion de leur ancienne compagne (Victoria !, Chorra). Ceux de Cadícamo éprouveront une nostalgie romantique et élégante, tout en poursuivant dans d’autres bras leur carrière de séducteur (Nostalgias). Enfin, ceux de Manzi, de Castillo et d’Exposito associeront le souvenir idéalisé de la bien-aimée à celui du faubourg ou du village de jeunesse, détruit par le passage du temps (Sur, Tinta Roja).

Flores pour sa part, nous présente des caractères virils et dignes, capables de faire front à l’adversité (Mano a mano), de donner des conseils (¡Atenti pebeta !), de protester contre l’injustice (Pan), d’exprimer leur indignation (La mariposa), d’amender leur vie en tirant in trait sur le passé (Tengo miedo : « Un jour j’ai dit : « j’arrête » et ce jour-là je me suis arrêté (pour édifier) cette autre vie dont je me sens capable.»[3].

Mais ils sont surtout capables de se battre physiquement pour défendre leur amour ou leur honneur. Le voyou de La punalada » se bat au couteau avec le membre d’une bande rivale, « pour montrer ses tripes… parce qu’ainsi le voulut cette cruelle femme », ce qui nous permet de bénéficier de la description très réaliste d’un combat de rue. Les bandes des faubourgs échangent des coups de poing au début de Corrientes y Esmeralda. Le fils aimant de Sentencia tue, d’homme à homme, celui qui a insulté sa mère. Tous savent « se faire respecter » comme le personnage vieillissant de Se me entres à fallar.

L’univers du faubourg

Mais nous sortons maintenant du « triangle amoureux » évoqué précédemment pour rentrer dans la réalité plus large du faubourg, avec sa misère, sa souffrance et sa violence, que Flores a décrit d’une manière infiniment plus riche que d’autres auteurs populaires comme Contursi. Le voyou de « Sentencia » explique au juge ce qu’est la misère du faubourg. Dans « Si se salva el Pibe », c’est toute la famille qui prie, dans un texte quelque peu mélodramatique mais à la thématique originale pour un tango, pour que gérisse l’enfant malade. Dans ¡Atenti Pebeta !, Flores met en garde les filles pauvres des faubourgs, dans un lunfardo très comique mais aussi très direct, contre la dégradation qui les attend si elles laissent séduire par les tentations du luxe et du centre-ville. Dans Pan, Il nous raconte l’histoire d’un père qui vole du pain pour pouvoir nourrir ses enfants, et décrit le drame d’une famille détruite par la misère et le chômage (« Travailler ? Où ca ? ») Sortant du faubourg, Flores nous a également laissé, dans Corrientes et Esmeralda, une magnifique description de la vie nocturne du centre de Buenos Aires, ce creuset où viennent se mélanger, sous le signe du tango, poètes, artistes, noceurs, et filles des faubourgs à la recherche, pas toujours couronnée de succès, d’un riche protecteur.

Bien entendu, Flores nous a également livré son lot de personnages dépressifs, ruminant de sombres pensées seuls dans leur chambrette, et se souvenant avec tristesse de leur bonheur passé. Le personnage de El bulin de la Calle ayacucho autrefois si accueillant pour les amis, est de venu triste, coléreux et solitaire depuis que sa compagne est morte. Le séducteur vieilli de « Viejo smoking » se souvient se sa gloire passé de gigolo, dont il ne lui reste qu’un vieux smoking. L’hommr déçu de Cuando me entres a fallar a tellement perdu confiance dans l’amour qu’il a peur que sa compagne, pourtant apparement bonne et sincère, ne le trahisse.

Un style populaire et puissant

Quand au style de Flores, c’est un mélange étrange de langage populaire, où le vocabulaire lunfardo est omniprésent, et de versification travaillée, utlisant fréquement des octosyllages majestueux « T’as peut-être pas oublié l’temps ou tu n’étais qu’une midinette / Comptant trois sous pour faire un franc dans ta petite chambre meublée. /Maintenant la vie te sourit, t’es devenue cocotte et coquette ». Chez lui, pas de métaphores recherchées et précieuses, comme plus tard chez Manzo ou Exposito : une description directe, réaliste, des faits et des caractères. Et cela provient d’un choix délibéré, qui n’est pas seulement esthétique, mais tient à la nature même de sa démarche poétique, comme il le dit lui-même dans Musa rea : « Je n’ai pas la lubie d’être un barde, Un baratineur lettré, un faiseur. J’écris humblement mes sentiments / Et pour mieux écrire, je le fais en lunfardo !… ». Dans Musa mistongaLa muse des rue »), il exprime également, dans un langage à la fois très populaire et très travaillé, son choix esthétique : parler de la réalité des faubourgs, des sentiments et des souffrances des gens du peuple, qui valent autant que ceux de la haute société. Une haute société dont il sait si bien brocarder les personnages, avec une vrai gouaille de « petit portègne » dans Muchacho ou Pa’la que te va a durar.. Un vrai poète populaire, en somme, peut-être le seul de cette stature dans toute l’histoire du tango…

Fabrice Hatem

Quelques repères biographiques

Surnom : « El negro cele »

Né en 1896 a Buenos Aires

Jeunesse à Villa Crespo

Etudes de commerce, rapidement interrompues pour la musique et la peinture

Très bon boxeur amateur, sous le nom de « Kid Cele »

Admirateur des poètes Ruben Dario, Amado Nervo, Evaristo Carriego

Célèbre à 22 ans avec Margot, chanté par Gardel.

Deuxième grand succès en 1923 : Mano a mano

Recueil de poèmes « hors tango » : Chapaleando Barro, Pasa el organito

Mort en 1947 à Buenos Aires

Principales œuvres de tango

Margot, 1919 (Por la pinta)
Mano a mano, 1920
Sentencia 1923
Muchacho, 1924
El bulín de la calle ayacucho 1923
Nunca es tarde ,1924
La Musa mistonga, 1926
Tengo miedo, 1926
Mala entraña 1927

¡Atenti pebeta ! 1929

Por que canto así 1929
Lloro como una mujer 1929
Sos vos ? Que cambiada estas !, 1930
Canchero, 1930
Musa rea (fin des années 1920)
Viejo smocking 1930
Pan, 1932
Pa’lo que te va a durar, 1933
Si se salva el pibe, 1933
Corrientes y Esmeralda, 1933
Cuando me entres a fallar, 1942


[1] Voir également sur ce thème le poème Sos vos ? Que cambiada estas ! (« C’est toi ? comme tu as changé! »)

[2] Notons à ce sujet qu’un psychanalyste pourrait sans faire son miel du caractère assez fusionnel entretenu dans l’œuvre du poète entre le voyou des faubourgs et sa mère, sainte et révérée, pour laquelle il est prêt à se battre et à tuer (Sentencia), ou dans le sein de laquel il vient se réfugier lorsque la vie lui paraît trop pénible (Nunca es tarde, Tengo miedo) : « Aujourd’hui, je suis tranquille (…) avec ma mère (,..).à ses côtés saintement j’édifie cette autre vie dont je me sens capable ». Quand aux petits garçons, il vaut mieux ne pas les laisser jouer dehors, et les garder à l’intérieur de la maison, sous la surveillance constante de leur mère (Si se salva el Pibe).

[3] Et quand ils ne le font pas, c’est l’auteur lui-même qui prend leur place pour leur servir de guide, comme au personnage de Nunca es tarde auquel il conseille de changer de vie après avoir été trompé et trahi par une mauvaise femme.

[Pour en savoir plus sur Celedonio Flores : /2006/04/24/le-poete-celedonio-flores/

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