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Souvenirs d’une courtisane (II) – l’appel du plaisir

(suite de "souvenir d’une courtisane : l’amant français")

jal3 En rentrant en Italie, j’aurais pu, lucidement, reconnaître que ma relation avec André ne pouvait me conduire qu’à l’impasse. Mon mari n’entourait de soins dévoués, s’efforçant avec application, dans toute la mesure de ses faibles moyens, de me faire mère d’un petit héritier Marchetti. Les hussards français avaient été remplacés par des carabiniers italiens, de moindre valeur militaire, mais tout de même bons joueurs de mandoline et très convenables soupirants.

Quant au vieux curé de famille, le révèrent-père Simonetti, je lui confessais, durant de longs entretiens, une petite partie de mes péchés. Il m’écoutait avec une très grande attention, le sourcil froncé, en me faisant parfois répéter trois ou quatre fois de suite certains actes particulièrement honteux, sans doute afin de pouvoir en soupeser plus précisément la gravité aux yeux de l’Eglise. Il m’accordait ensuite une absolution accompagnée de réprimandes certes sévères mais incontestablement méritées, en me recommandant de revenir le voir pour purifier mon âme dès que j’en ressentirai à nouveau la nécessité, c’est-à-dire très rapidement.

jal33 Bref, mon existence ressemblait fort à un paradis sur terre, tandis que l’attentive bienveillance du père Simonetti m’évitait de trop craindre, pour l’autre monde, un passage en Enfer auquel mon mauvais comportement aurait du naturellement me conduire. Mais voila : mon imagination toujours aussi vive me présentait désormais le séjour que je venais de faire en Allemagne comme une aventure exaltante, en gommant progressivement les aspects décevants pour n’en retenir que les bons moments, magnifiés par le souvenir.

Ce désir de repartir vers l’Armée impériale s’alimentait d’ailleurs, sans que je m’en rende encore bien compte, d’une cause nouvelle. Jusqu’ici, je n’avais pu contempler à Parme qu’une toute petite étincelle de ce prodigieux firmament militaire qu’était l’Armée de Napoléon. En Allemagne, c’est toute la formidable puissance virile de cette troupe, inépuisable réservoir d’amants valeureux, qui s’était révélée à moi : des carabiniers aux magnifiques casques de cuivre doré, surmontées d’une splendide chenille rouge, et doit les défilés faisait penser à la parade amoureuse d’animaux de légende ; des cuirassiers aux poitrines recouverts d’une splendide armure d’acier étincelant, dont je rêvais parfois qu’ils la conservassent au moment de l’étreinte, malgré la probable incommodité de la position : jal1 des généraux aux uniformes chamarrés associant heureusement l’or des épaulettes, le bleu profond des gilets et le blanc immaculé des plumets, et dont j’imaginais qu’ils venaient me prendre d’assaut, mollement alanguie sur leurs cartes d’Etat-Major, entre deux charges héroïques contre les redoutes ennemies ; les grands tambours majors dont les panaches énormes semblaient promettre d’autres démesures ; et puis des hussards, oh oui, surtout des hussards , avec leurs dolmans et leurs pelisses de toutes les couleurs, bleus, rouges, verts, jaunes, gris, comme une volée d’oiseaux des tropiques, un déluge d’uniformes à vous tourner la tète. Le soir, j’avais sur ces différents sujets de longues et rêveuses discussion avec ma chambrière Elisa – qui partageait mon goût pour les soldats de l’Empire, tout en limitant cependant ses ambitions aux sous-officiers.

jal15 C’est elle, désireuse de rejoindre un beau brigadier de chasseurs, servant dans le même régiment qu’André, qui me poussa à mon plus grave faux pas dans la direction fatale de la déchéance et du malheur. « – Madame Catharina, ne dit-elle après une discussion particulièrement enfiévrée sur les mérites amoureux comparés des hommes de différentes grades, pourquoi ne partirions nous pas toutes deux, pour les rejoindre ?» « – Mais Elisa, voyons, tu n’y penses pas !!! Nous deviendrions des femmes perdues !!!Et puis, de quoi vivrions-nous ? » « – Oh, madame, si ce n’est que cela, ce ne serait pas bien difficile, au milieu de tous ces hommes !!! Je pourrais être vivandière, et puis vous ouvririez un cabaret !! » « – Mais voyons, Elisa, je n’ai pas le premier sou pour cela !!! » « – Vous pourriez peut-être demander à monsieur André, ou bien à un autre officier de ses amis ?? » ; « – Enfin, Elisa, me prends-tu pour une ces catins que nous croisions en Allemagne dans les tentes des officiers où nous dormions ? « – Justement madame, les camarades de monsieur André m’ont souvent demandé quel était votre prix, car vous leur plaisiez beaucoup. Certains étaient même prêts à aller jusqu’à 10 napoléons, et ils étaient très surpris quand je leur disais que vous étiez gratuite ». « – Mais enfin, Elisa, André n’est pas une de ces hommes qui… » « – En fait madame, ses camarades disaient que vous étiez l’une des seules de ses amies à ne pas vous faire payer, et que vous étiez bien bête, car il dépensait beaucoup d’argent avec les autres. Et puis, je dois vous avouer quelque chose, dit-elle en baissant la tête et en rougissant ». « – Quoi donc, parle !! » « – Eh bien, voila, un jour que vous étiez partie pour assister à un défilé de hussards – vous savez, ceux du 9ème, dont l’uniforme vous plaît tant -, Monsieur André m’a fait venir dans sa tente et m’a donné un napoléon » « – Un napoléon !! Pour quoi faire ?? » « Eh bien, madame, la même chose que vous, mais en montant sur lui comme sur un cheval, car il m’a dit que vous n’aimiez pas cette position-là » jal14 « – Ah !! Sale petite catin ». «.- Non, madame, pas catin, putain. Les catins c’est pour les officiers, comme vous ; les putains, c’est pour les sous-officiers et les soldats, comme moi. Chacune doit savoir tenir son rang. » « – Ah !! Petite impertinente, voila pour toi !! » Et je commençais à la frapper à grands coups de lanière, moins d’ailleurs du fait de ma morale outragée que par la jalousie de l’imaginer, comme tant d’autres, dans les bras de mon André, ce sale vicieux !! Et Elisa de pleurer et de crier sous mes coups – ou plus exactement, de faire semblant.

Mais je m’arrêtais bientôt en lui demandant d’un ton rêveur : « Ils offraient vraiment 10 napoléons pour moi ? ». « Pas tous, madame, ne dit-elle en relevant vers moi une tête soudain redevenue mutine. En général, c’était un peu moins, de 2 à 3 napoléons pour la nuit et 1 napoléon pour une heure. Un tout petit peu plus cher que pour moi, mais pas beaucoup ». Je me livrais alors, presque involontairement, à un rapide calcul mental. Il en résultait que, depuis les début de mon commerce avec les soldats de l’Armée impériale, et même en pratiquant un prix plus modeste pour les sous-officiers ainsi qu’un déduit pour les abonnements et les groupes, l’application de ce tarif de base n’aurait permis d’avoir déjà accumulé plusieurs milliers de napoléons. Au lieu de cela, compte tenu des frais engagés pour mon déplacement en Allemagne et de l’absence totale de recettes, ma pratique avait été jusqu’ici fortement déficitaire, et ce malgré un incontestable goût du métier et un sens inné du travail bien fait. De rage – car si j’étais une amante jalouse, j’appartenais aussi à famille de commerçant avisés et âpres au gain – j’en déchirais les jarretières et le corsage préférés d’André, outils de travail indispensables avec lui, mais qu’il m’avait même pas eu, ce sale profiteur, la délicatesse de m’offrir.

Les perspectives ouvertes par Elisa, ainsi que l’enivrant souvenir du chatoiement des uniformes, et plus encore, des puissantes nudités qui se révélaient lorsqu’ils glissaient à terre, agissaient de plus en plus violement sur mon imagination, comme un poison aux effets progressifs. Un jour, je fis venir Elisa pour lui annoncer que ma résolution était prise et que nous partirions dans les huit jours pour l’Espagne, où était maintenant cantonné le régiment de nos amants. J’avais donc décidé, par goût du plaisir et de l’aventure à sacrifier ma réputation d’honnête femme – ce qui pouvait me coûter d’être enfermée, si ma famille le demandait et parvenait à me faire rattraper par les gendarmes, dans un asile pour le reste de mes jours -. Je n’étais pas encore décidée cependant, à me ravaler au rang d’une simple catin. Elisa elle-même, malgré ses propos un peu lestes, n’envisageait sa carrière de fille à soldats que comme une activité accessoire, destinée tout au plus à lui permettre de franchir quelques passes financières difficiles, en rendant au surplus service à deux ou trois braves sergents.

jal10 Je liquidais donc tous les bijoux qui m’appartenaient auprès d’un diamantaire du quartier juif, et parti quelques nuits plus tard avec Elisa en direction de l’Andalousie, où se trouvaient alors, dans le corps du maréchal Victor, le régiment de nos deux amoureux. Nos papiers n’étaient pas complètement en règle, mais Elisa savais si bien parler aux gendarmes (« parler » n’étant pas d’ailleurs, sur un plan strictement technique, le terme exact pour désigner ce qu’elle leur faisait) que nous pûmes rejoindre l’Espagne pratiquement sans encombre ; et cela, en ayant au surplus, grâce aux talents de conteuse d‘Elisa, arrondi de quelques napoléons notre pécule, que nous partagions maintenant en bonnes frangines.

C’est là, à l’automne 1808, que prit définitivement forme ma fatale destinée. La colonne d’infanterie à laquelle nous nous étions incorporées avait été attaquée et défaite par des guérillas espagnols qui massacrèrent sans pitié tous les hommes, ne préservant provisoirement la vie des femmes que pour leur faire subir les derniers outrages avant de les envoyer dans l’autre monde. Je me préparais, ave Elisa, à ce sort funeste quand le camp des guérillas fut lui-même attaqué et pris par des troupes françaises qui, à leur tour, se débarrassèrent de nos ravisseurs en les passant par les armes.

jal12 Prise d’une panique rétrospective, je m’effondrais en sanglotant dans le bras du chef de la colonne française – un magnifique colonel de l’infanterie de ligne, au visage semblable au David de Michel Ange que j’avais pu apercevoir, petite fille, lors d’un voyage de ma famille à Florence. Je n’étais pas particulièrement attirée par l’uniforme de la ligne – shako, gilet bleu, retroussis et pantalons blancs, bref un habit des plus sobres quoique non sans élégance – mais je dois admettre que, habillé ou nu, mon colonel ne cédait absolument rien en vaillance et en fougue à mes officiers préférés, ceux de la cavalerie légère.

Il m’enseigna même quelques nouvelles positions amoureuse inconnues de ces derniers, dont je n’ai jamais pu savoir s’il elles faisaient partie de sa culture personnelle ou s’il les tenait lui-même d‘une technique propre à l’infanterie : le principe de base consistait en effet à faire l’amour debout, alors que les cavaliers semblaient plus à l’aise dans les chevauchements. De leur côté, les hommes du génie, habitués à l’harassant travail de sape, éprouvaient une prédilection particulière pour les positions couchées, tandis que les canonniers, qui chargeaient à l’époque leurs pièces par la bouche, prenaient un évident plaisir à transposer cette technique guerrière dans leur jeux amoureux.

En partant le lendemain matin à l’aube, alors que j’étais encore endormie, mon colonel d’infanterie fit preuve à mon égard d’une attention, sans doute naturelle à ses yeux, mais qui m’éclaira douloureusement sur la nouvelle condition qui était la mienne. Il laissa en effet sur la table de l’auberge où nous avions passé la nuit deux napoléons d’or, avec un petit mot doux ainsi rédigé : « A la vaillante aide de camp Catharina, en récompense des services rendus ». Cette attention fut pour moi doublement amère : d’une part parce qu’elle ne témoignait que trop clairement de l’infâmante condition à laquelle, par ma faute, je m’étais progressivement réduite ; et, d’autre part, parce ces 2 napoléons représentaient un tarif plutôt inférieur à ce que les propos d’Elisa m’avaient fait espérer dans ma nouvelle vie.

(à suivre dans "Souvenirs d’une courtisane (II) – La vengeance d’un jaloux")

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