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Poésie et littérature

Tango et littérature argentine

diego petersenl La Salida n°27, Février à mars 2002

Auteur : Diego Petersen

Tango et littérature argentine

Depuis plus de 80 ans, la chanson de tango entretient des liens étroits, mais aussi ambigus, avec les milieux de ma littérature argentine « cultivée ». Ceux-ci hésitent, en effet, constamment entre un certain dédain pour un genre considéré comme mineur et une fascination pour cette forme d’expression authentiquement populaire. Diego Petersen nous décrit ici les moments les plus forts de cette relation, depuis le groupe dit « de Boedo » dans les années 1920 ; jusqu’à la réappropriation du tango dans la littérature contemporaine.

Boedo et Florida

A partir des années 20 un débat s’instaure parmi les écrivains portègnes, opposant « universalistes » et « régionalistes », appartenant à deux groupes littéraires distincts : le Groupe de Florida, du nom d’une rue du centre de Buenos Aires, et le Groupe de Boedo, du nom d’un quartier et d’une rue manufacturière, en quelque sorte berceau du tango.

Les écrivains de Florida sont réceptifs aux influences littéraires européennes et privilégient des formes poétiques élaborées, marquées par la subjectivité, avec une langue riche et soutenue. Ils gravitent autour de Luis Borges et de sa revue littéraire « Proa », fondée e, 1924. D’autres publications, comme « Martin Fierro », ou Sur, dirigée par Victoria Ocampo, participent à la diffusion d’auteurs nationaux ou étrangers.

Le groupe de Boedo se forme après la parution du livre, « El violìn » del diablo, en 1922, du poète Raùl Gonzalès Tuñòn. Défenseur d’une littérature plus proche de la réalité sociale du pays, le groupe est notamment composé par Alvaro Yunque, José Portogallo, Castelnuovo, Mariani. Il cherche une poésie reflétant l’Argentine urbaine, de classe moyenne ou ouvrière, avec ses réussites et ses contradictions. L’univers du tango les intéresse car ils veulent formaliser un discours plus populaire, spécifiquement portègne. Les romans de Roberto Arlt et Leopoldo Marechal appartiennent à une mouvance similaire.

Bien entendu, les frontières entre ces deux mouvements n’étaient pas étanches. Les échanges, vingt ans durant, ont été riches et ont concerné aussi des peintres, des acteurs, des musiciens, etc. Une vie culturelle et intellectuelle intense s’est ainsi développée à Buenos Aires, grâce à des maisons d’édition comme Losada, Sur, La Rosa Blindada, etc.

Le tango dans la littérature

Puis l’Argentine traverse à partir des années 1930 une succession de crises économiques et politiques, jusqu’à la chute de la dernière dictature militaire en 1982. Ce contexte historique violent, autoritaire, populiste, révolutionnaire, influence les écrivains, qui tentent d’illustrer cette Argentine plutôt urbaine, changeante, en quête d’une identité propre et d’une forme originale d’organisation politique et sociale. Les procédés d’écriture vont aussi changer (automatismes, collages, etc.) et la langue s’imprégner du discours de la rue, de la publicité, de la télévision, du cinéma, et, bien entendu, des formes musicales de l’époque.

Cette quête d’un nouveau réalisme amène les auteurs à puiser sans cesse dans la culture populaire. Un des premiers à rétablir un dialogue avec le tango est le romancier Manuel Puig, auteur du « Baiser de la femme-araignée », qui en 1969 publie « Boquitas pintadas ». Le titre qu’on pourrait traduire par « Petites bouches enregistré par Gardel en 1934 : « Rubias de Nueva York », qui est un hommage à ces poupées blondes du cinéma américain qu’il décrit comme de « délicieuses créatures parfumées ». L’action se déroule dans une petite bourgade de province, Coronel Vallejos, vers les années 50, où la radio et les films venus du nord du continent étaient la seule fenêtre vers le monde extérieur. Les allusions au tango scandent les épisodes d’une histoire d’amour inaboutie entre les deux protagonistes, Nelida et Juan Carlos, tout comme l’écoute de l’émission radiophonique, « Tango contre boléro », rythme leurs journées.

Julio Cortàzar va lui aussi utiliser amplement le tango -mais aussi le jazz, dont il était grand amateur- dans son œuvre. Exilé en France en 1951, il y a écrit l’essentiel d’une œuvre « réaliste-fantastique », basée sur l’éclatement et la « subversion » de la forme et influencée par le « Nouveau Roman » français. Plusieurs de ses livres témoignent de son attachement aux monde riverains du tango : « Los premios » (1960), « La vuelta al dìa en 80 mundos », « El libro de Manuel », et enfin « Rayuela » (1963).

Citons enfin le roman de Daniel Moyano, « Libro de Navìos y Borrascas » (Livre de navires et bourrasques) paru en 1983. Condamné à l’exil par la dictature du Général Videla, Moyano imagine un voyage dans un navire où 700 exilés politiques entreprennent le retour vers une Europe qui avait vu, autrefois, partir ses grands-parents. L’attachement à la langue du pays qu’ils viennent de quitter est très présent tout le long des quinze chapitres du roman. C’est pourquoi les références au tango et à la culture populaire y sont extrêmement nombreuses.

Cannibalisation du tango

Nous avons évoqué précédemment comment à partir du Groupe de Boedo un nouveau regard se porte vers la culture populaire. Nombre de poètes suivront la ligne ouverte par Raùl Gonzàles Tuñon, et particulièrement ceux qui participaient, vers les années soixante à la revue « Zona » de poesìa americana. C’est Juan Gelman qui ouvre la voie avec son livre « Gotàn » (1962) où il « cannibalise » des tangos en les intégrant dans son propre texte sans « ouvrir les guillemets ». Dans son poème « Mi Buenos Aires Querido » il parle directement à la ville et prend le contre-pied du tango originel de Gardel, en déclarant dans le dernier vers : « c’est sûr, il y aura encore plus de peine et d’oubli » (Aunque es seguro / que habrà màs penas y olvidos). Cette approche sera suivie par d’autres : Fransisco « Paco » Urondo (« disparu » après le Coup militaire de Videla en 76), Mario Trejo, César Fernàndez Moreno, l’uruguayen Mario Benedetti, etc. La poésie devient une forme de combat, et l’exil, extérieur et intérieur, oblige les auteurs à chercher des formes de discours qui traversent les mailles de la censure. Parfois, els sous-entendus du tango servent de matière à l’engagement et à la résistance.

Evoquons enfin les incursions des écrivains dans la chanson de tango. Astor Piazzolla a mis en musique des poèmes de Jorge Luis Borges tels que « La milonga de Jacinto Chiclana » et « Alguien le dice al tango ». Julio Cortàzar a écrit « Veredas de Buenos Aires » (« Trottoirs de Buenos Aires »). En France, le Cuarteto Cedròn a fait des arrangements sur des textes de Tuñon et de Gelman. Née il y a un siècle, la chanson tango reste aujourd’hui forte et vivante.

Diego Petersen

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