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« Mes mémoires » par Enrique Cadicamo

Editeur : La Salida n°46, décembre 2005 à janvier 2006

Auteur : Fabrice Hatem

Voyage à travers un siècle de tango

cadicamo1 Ce qui est attachant dans les mémoires de Cadícamo, c’est qu’elles restituent la dimension humaine des artistes qui ont fait l’histoire du tango. Les noms de Gardel, Troilo, Charlo évoquent pour le public d’aujourd’hui des œuvres achevées, mythifiées, bien rangées dans les rayonnages des disquaires. Mais Cadícamo nous rappelle les hésitations, les échecs, les hasards, et tout le long cortège des faiblesses humaines qui ont accompagné une genèse artistique souvent chaotique. Savez-vous que Razzano, l’ex-partenaire de Gardel, devenu impresario de plusieurs chanteurs, était un joueur invétéré, inventant sans cesse de nouvelles et fumeuses martingales ? Que le chanteur Charlo était un séducteur sans égal, redouté de tous ses amis pour sa capacité à leur « chiper » leur flirt du moment, comme Cadícamo en fit l’amère expérience sur le paquebot qui les emmenait ensemble au Brésil ? Que Troilo s’était entiché d’un tailleur exécrable, incapable de finir un costume sans le brûler d’un coup de fer maladroit, mais dont il chantait cependant les louanges à tous ses amis ? Que Cobián, tombé amoureux à New York d’un jeune américaine, lui avait rapidement passé la bague au doigt avant d’avoir divorcé de sa précédente – et toujours légitime – épouse argentine ?

Tout cela, Cadícamo nous l’apprend, dans un texte vivant et plein d’humour. Mais il nous donne également de précieux renseignements sur la grande histoire du tango. Des pages très détaillées sont ainsi consacrées à l’atmosphère des grands cabarets portègnes des années 1920 comme le Royal Pigall… et aux turpitudes de leurs propriétaires, dont certains, comme les frères Lombard, tiraient les ficelles des réseaux de traite des blanches qui sévissant alors entre la France et l’Argentine. Le livre nous fait également rentrer au cœur du cénacle artistico-littéraire de la Confiteria Real, qui au cours des années 1930 et 1940, a réuni quasi-quotidiennement les grands noms du tango de l’époque, comme Carlos de la Púa, Anibal Troilo, Celedonio Flores, Juan Carlos Cobián, Angel d’Agostino, Tito Lusiardo, José Razzano, Cátulo Castillo, et tant d’autres. Nous apprenons aussi beaucoup sur l’histoire de l’œuvre de Cadícamo lui-même, comme par exemple sa première collaboration avec Gardel. Celui-ci après avoir lu le poème Pompas, demanda, de sa voix gouailleuse au tout jeune Cadícamo, fort intimidé : « dis, petit, à qui tu l’as piqué, ce texte ? », avant de décider, enthousiasmé, de l’interpréter.

Mais le livre ne nous parle pas que de tango. Cadícamo y évoque longuement, dans des pages pleines de poésie, son enfance dans une chaleureuse famille d’origine italienne. Il égrène tout au long du livre, sous forme d’anecdotes éparpillée, l’histoire de sa nombreuse fratrie qu’il a tant chérie, et que nous voyons peu à peu grandir, vivre puis disparaître avant lui, mort quasi-centenaire. Il évoque, en sachant toujours éveiller l’intérêt du lecteur, y compris pour les plus infimes anecdotes, ses débuts littéraires dans les années 1920, son service militaire, sa rencontre avec des écrivains Pablo Suero ou Leopoldo Lugones ; puis sa vie de globe-trotter élégant dans les années 1930, la voluptueuse indolence de ces grands paquebots transatlantiques si propice aux aventures sentimentales, ses séjours à Barcelone et surtout à Paris qu’il dit avoir aimé « comme une maîtresse ».

Cadícamo a aussi consacré beaucoup de temps, d’effort et d’argent à d’autres passions que la poésie : les voitures, les femmes et le cinéma. Chrysler, Bentley, Exxex, Studebaker, Harley Davidson, Emblem, Excelsior : les noms de ces marques de voitures et de motos, qui le fascinaient visiblement, et à l’achat desquelles il consacrait une bonne part des ses droits d’auteur, reviennent dans ses mémoires au moins aussi souvent que les titres de ses chansons. Quant au femmes, il égrène comme distraitement, au fil des pages, un catalogue de conquêtes qui n’a pas grand-chose à envier à celui de Dom Juan : acrobate américaine au Brésil, danseuse gitane de flamenco à Barcelone, vendeuse des Galeries Lafayette à Paris, femme d’un lord anglais à Buenos Aires… des liaisons qu’il a l’élégance (ou la prudence, car il était marié quand il écrivit ses mémoires) de présenter comme de simples amitiés amoureuses, sans toutefois tromper un lecteur perspicace et prévenu. Enfin, Cadícamo consacra, surtout dans les années 1930, au moins autant de temps et d’énergie à ses tentatives cinématographiques (en tant que scénariste ou metteur en scène) qu’à l’écriture de ses poèmes de tango. Mais ces incursions assidues dans le 7ème art contribuèrent moins à la pérennité de sa gloire que les strophes jetées, parfois très rapidement, sur un bout de papier, comme Anclao en Paris, rédigé en une heure dans un restaurant de Barcelone.

Construit selon un plan chronologique, mais en mélangeant, sans ordre apparent, des anecdotes d’ordre familiales, personnelles et artistiques, l’ouvrage reconstitue, par petites touches, l’atmosphère dans laquelle vivait le poète, et qui a nourri son œuvre. S’est-il inspiré de l’une de ses sœurs, restée célibataire, pour écrire Nunca Tuvo Novio ? L’une de ses charmantes conquêtes parisiennes a-t-elle servi de modèle à Madame Ivonne ? Los Mareados contient-il un élément autobiographique ? Cadícamo ne répond pas, dans la plupart ces cas, à ces questions. Mais nous pouvons deviner, à la lecture de ses mémoires, que les personnages et les situations de ses poèmes ne sortent pas seulement de son imagination, mais aussi de sa vie.

L’ouvrage s’achève malheureusement – et de manière bien naturelle – sur la description d’un personnage vieilli, un peu aigri, survivant dans un monde dont l’enchantement passé semble avoir disparu, à l’image de ces beaux paquebots d’antan, remplacés par des avions-bétaillères. Une tonalité de tristesse et de nostalgie au fond inévitables dans un livre consacré au tango, et qui met encore davantage en valeur, par contraste, les sentiments de bonheur et d’émerveillement qui se dégagent de la première moitié de l’ouvrage.

Fabrice Hatem

Enrique Cadícamo, Mis Memorias, Editions Corregidor

Pour en savoir plus sur Cadicamo : /2006/04/23/le-poete-enrique-cadicamo/

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