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Musique et musiciens d'hier

« Pugliese, c’était l’arc-en-ciel », Interview de Juan José Mosalini

pugliese1 Editeur : La Salida, n°42, avril-mai 2005

Auteur : Fabrice Hatem

« Pugliese, c’était l’arc-en-ciel », Interview de Juan José Mosalini

Installé en France depuis 1976, le grand bandonéoniste Juan José Mosalini (photo ci-dessous) a auparavant fait partie, pendant 7 ans, de l’orchestre d’Osvaldo Pugliese. Il évoque ici quelques souvenirs de cette époque.

Comment êtes-vous rentré dans l’orchestre de Pugliese ?

 J’y suis rentré en juillet 1969. Un an auparavant, un groupe de musiciens en était parti pour créer le Sexteto tango : Osvaldo Ruggiero, Victor Lavalle (bandonéons), Julian Plaza (piano) Alcides Rossi (contrebasse), Emilio Balcarce et Oscar Luis Herrero (violons). Le tango traversait alors une crise très grave. Alors que dans les années 1940, on avait compté jusqu’à 650 grands orchestres professionnels, le manque de travail avait fait disparaître la plupart d’entre eux. Tous les grands, comme Salgan, Basso, Federico, avaient baissé les bras les uns après les autres. L’orchestre de Pugliese a lui aussi connu une crise avec le départ d’une partie de ses musiciens, et le maître a décidé de reformer un nouvel ensemble. Il y a intégré des jeunes en gardant seulement quelques musiciens de l’ancienne formation, comme le bandonéoniste Arturo Penon, le violoniste Raul Dominguez et le chanteur Abel Cordoba. La nouvelle ligne de bandonéons fut au départ formée de trois musiciens (Arturo Penon, Daniel Binelli et Rodolfo Mederos). Mais le style de Pugliese avait besoin d’un quatrième bandonéon et l’on me proposa de rentrer dans cet orchestre que j’admirais beaucoup.

Quelle était d’atmosphère de l’orchestre ?

Comme je l’ai dit, le tango était alors en crise. Par exemple, entre 1969 et 1971, nous n’avons animé qu’un seul bal, à la fois par manque de travail et parce que le nouvel orchestre était en rodage, avec beaucoup de jeunes musiciens inconnus. Mais Pugliese, qui était tétu, n’a pas baissé les bras. Il a réussi a survivre, à force de lutte et de vision. Il a réorganisé l’orchestre, cherché du travail, inventé des lieux. On s’est produit dans des endroits importants, comme le Michelangelo, El viejo almacen, La casa de gardel. Et on a peu à peu remonté la pente.

Contrairement à l’époque des années 1940, nous étions contraints d’avoir un autre métier pour vivre : enseignement, orchestres classiques ou de variété… Mais nous donnions la priorité à Pugliese, c’était le prix à payer pour participer à son orchestre, à une expérience collective très riche qui était pour nous la vraie motivation. En échange il nous donnait une forme de sécurité, il nous protégeait. Par exemple, la recette était partagée de manière très égalitaire entre tous, pour moitié en parts strictement égales, et le reste en fonction des contributions de chacun. Le premier bandonéon gagnait un peu plus que les autres, l’arrangeur était récompensé, mais finalement la différence était très minime : si Pugliese gagnait 100, je pouvais gagner, disons 90. Cette idée de socialiser le travail, radicalement différente de ce qui était pratiqué dans le reste du métier, était en cohérence avec les engagements politiques communistes de Pugliese et avec sa vision idéaliste de la société. Elle me plaisait également beaucoup. C’est cette mentalité très particulière qui nous a donné la force d’aller jusqu’au bout.

Comment se passait le travail de répétition ?

L’orchestre répétait deux fois par semaine. Le mardi, on jouait les thèmes du répertoire et le vendredi, on travaillait les nouveaux arrangements. Ces répétitions donnaient lieu à des discussions très riches sur l’esthétique de la musique, sur le travail artistique, sur la recherche de nouveaux répertoires et de nouveaux compositeurs. Quand les arrangeurs amenaient leur premier brouillon, cela donnait lieu à un échange avec les musiciens et avec Pugliese, qui intervenait, corrigeait, suggérait. Il faisait jouer par exemple une ligne par les violons, une autre par les bandonéons, et, peu à peu, on construisait collectivement l’arrangement.

Les directions qu’il nous suggérait découlaient logiquement de sa vision de la musique populaire. Pour satisfaire le public, il voulait un discours synthétique, clair et précis, suffisament court pour passer à la radio et ne pas lasser les danseurs. Mais il a aussi cherché à renouveller le répertoire, en s’intéressant aux thèmes sociaux, avec des textes comme Pan, Acquaforte, Al pie de la Santa cruz. On se donnait à 100 %, sans esprit de vedettariat, en jouant le jeu du travail collectif.

Comment Pugliese a-t-il créé son style ?

Un jour je lui ai posé cette question. Il m’a répondu : « Si j’ai un style, je ne m’en suis jamais aperçu. S’il existe, c’est simplement la conséquence du travail ». Moi, un peu naïvement, je croyais qu’il avait mis au point une sorte de formule chimique très précise. Mais non : il faut simplement travailler tous les jours, et puis ça vient ou pas.
Quelle était la personnalité de Pugliese ?

Pugliese, c’était l’arc en ciel. C’était quelqu’un de très timide, très pudique, qui ne faisait pas de cinéma Un homme fondalementalement sympathique, généraux, idéaliste, mais aussi très rigoureux dans le travail. Il pouvait déconner comme un fou, accepter des blagues sur la scène, mais avec le travail il ne transigeait pas. Il donnait des amendes à ceux qui arrivaient en retard. Il ne fallait pas toucher à l’alcool. C’était un homme d’une grande cohérence, avec des objectifs clairs, avec un emploi du temps très strict, toujours debout à 8 heures du matin. Il devait assumer une lourde tâche de directeur, de responsable, face à une dizaine de musiciens avec lesquels il avait de grandes différences d’âge et d’orientation artistique. Cela donnait lieu à de fréquentes discussions, souvent animées. Mais nous admirions l’homme. Tous ceux qui ont passé par son orchestre en ont gardé un souvenir émerveillé. C’était un homme d’une formidable intégrité, avec un esprit de don au public et de solidarité avec ses collègues.

En 1971, j’ai enregistré avec Daniel Binelli et le Quinteto guardia nueva un 33 tours. Nous étions influencés par le jazz, le rock argentin, des groupes célèbres à l’époque comme Sangre, sudor y lagrima, et nous cherchions à innover. Nous répétions souvent dans une salle à côté de son orchestre. Je pense que cela le faisait souffrir, mais il ne disait rien. Quand l’album est paru, nous l’avons invité à boire un verre pour fêter l’événement et lui faire cadeau du disque. Il l’a pris dans ses mains et nous a dit « – Je vous félicite ! – Mais, maître, vous ne l’avez pas écouté … – Je me doute de ce qu’il y a dedans, et même si je ne partage pas votre esthétique, je vous félicite pour le travail que cela réprésente. » Et puis, très ému il nous a dit « – Faites-moi un autographe ». Pour nous, c’était le monde à l’envers : faire une dédicace à Pugliese !!!!

Quels sont vos plus beaux souvenirs artistiques ?

La première répétion a été un moment très plus fort. .J’avais le visage tout rouge, mon cœur battait d’émotion, je croyais que j’allais avoir une attaque cardiaque. Jouer La Yumba sous la direction de Pugliese lui-même a été une expérience incroyable. Ensuite, j’ai eu le plaisir constant de toucher de très près ce style bouleversant. J’ai vu des gens se battre pour monter sur scène, des hommes et des femmes en pleurs face à l’idole. Un jour, j’ai vu un homme du peuple s’approcher de Pugliese avant un concert : « Maestro, s’il vous plaît, laissez-moi un petit souvenir car je n’ai pas assez d’argent pour rentrer vous écouter ». Pugliese lui a donné un photo et lui dit : « Attends-moi là ». Et il est sorti à l’entracte pour le faire rentrer gratis.

Quels étaient les rapports de Pugliese et de Piazzolla ?

Il existait entre ux une estime artistique réciproque. Au début des années 1970, la petite famille des musiciens de tango se rencontrait régulièrement pour discuter, échanger, écouter des nouveautés. Il y avait là les musiciens de Troilo, ceux de Pugliese, ceux du Sexteto tango, et aussi Piazzolla, que nous avons décidé de mettre à notre répertoire. Un jour, nous lui avons annoncé : « – Tu sais, on va jouer un tango de toi. – Lequel ? – Zum. – J’irai l’écouter, mais mais ne dites rien à personne ». Un soir, il est venu incognito, et s’est installé au fond de la salle. Il est sorti enthousiasmé : « Génial, j’adore, quelle bonne idée !! ». Piazzolla disait que la découverte des tangos de Pugliese, comme Malandraca, Recuerdo, la Yumba et Negracha avait bouleversé sa pensée musicale : ce fut l’une des clés qui lui ont permis de développer sa capacité créatrice.

Quelle était l’atmosphère politique de l’époque ?

Les convictions de gauche de Pugliese nous ont valu beaucoup de tracas : concerts annulés en Uruguay ou aux Etats-Unis pour des problèmes de visas, fermeture de lieux de spectacle par les autorités… Le coup d’état militaire de 1976 a été précédé d’un période de troubles et de répression. Les paramilitaires de l’Alliance anticommuniste argentine tuaient des militants progressistes.

J’étais moi-même membre de la Jeunesse péronniste et j’ai été menacé de mort par téléphone, je trouvais des messages dans ma voiture. Sur scène, je n’avais pas peur, j’avais le sentiment d’être protégé par Pugliese et par le public. Mais, sur le chemin, dans ma voiture ou dans les transports publics, j’avais la trouille. Les flics étaient cachés derrière les arbres, te coupaient la route, te faisaient descendre pour t’interroger. Un jour, ils ont arrêté ma voiture à 4 heures du matin, m’ont fait m’allonger, m’ont mis une botte sur la tête. « – c’est quoi ton boulot ? – musicien dans l’orchestre de Pugliese – Alors, tu es un sale communiste ! ». Et ils n’ont donné des coups de bottes. Ces violences étaient quotidiennes. Un jour, en 1974, j’ai craqué et j’ai dit à Pugliese après un concert au Michelangelo : « Osvaldo, j’ai peur, je n’en peux plus, je m’en vais ». Alors, Pugliese m’a laissé partir de l’orchestre pendant un mois en maintenant mon salaire, et m’a réintégré ensuite. Mais, après le coup d’état de 1976, j’ai dû partir définitivement.

En quoi Pugliese a-t-il influencé votre œuvre ? Vous réclamez-vous de lui ?

Je ne me réclame pas de lui. Mais il m’a profondément influencé. Pugliese nous encourageait à étudier, à composer, à faire des arrangements pour son orchestre. Un jour il m’a proposé de choisir entre deux ou trois thèmes à arranger. C’est ainsi que j’ai fait mon premier arrangement pour l’orchestre avec Sentimental y cayengue, de Leopoldo Federico. Une autre fois, il m’a dit « Benito, (il m’appelait ainsi pour rire, à cause de mon nom qui évoque Mussolini), il faut qu’un jour tu fasses un orchestre à toi. ». Et avec le temps, je l’ai fait. Sans lui, je n’aurais peut-être jamais monté un Orquesta tipica. Mais je n’ai rien à lui réclamer. C’est lui qui pourrait m’appeler, de là où il est maintenant, pour me demander des comptes : Et peut-être que c’est moi qui n’arriverai pas à lui rendre compte de tout ce qu’il me demandera.

Propos recueillis par Fabrice Hatem

Pour en savoir plus sur Pugliese : /2006/04/28/le-musicien-osvaldo-pugliese/

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