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Danse et danseurs

Danser sur Canaro : interview de Luis Bruni & Pascale Coquigny

Editeur : La Salida n°41, décembre 2004-janvier 2005

Auteur : Pierre Lehagre

Danser sur Canaro : interview Luis Bruni & Pascale Coquigny

salida41 luis Luis Bruni et Pascale Coquigny sont un jeune couple de danseurs installés à Paris. S’ils s’intéressent aux aspects novateurs du tango, ils n’en oublient pas pour autant les racines et effectuent des recherches approfondies sur les origines du tango, particulièrement sur la milonga candombéada.

Quelles sont les spécificités de Canaro dans la valse, le tango et la milonga ?

Les milongas et les valses de Canaro sont excellentes pour danser. Elles traduisent parfaitement l’esprit ancien de Buenos-Aires. Elles incitent le danseur à s’exprimer par leurs accents prononcés. Canaro avec son rythme carré incite à marquer les temps forts à terre.

En quoi sa musique est-elle différente ou analogue à celle des autres compositeurs de son époque ?

Firpo et Canaro ont été les premiers à créer un style clairement identifiable. Avant eux, tous les orchestres de tango jouaient de façon identique et ne se différenciaient que par les thèmes qu’ils interprétaient. Les autres compositeurs de la même période imitaient plutôt le style de Canaro ou Firpo. Canaro, avec son esprit conservateur, se reconnaît à son rythme exagérément carré et à ses mélodies très simples. Il ne se préoccupait pas de faire des arrangements très élaborés comme Firpo. Sa popularité a été comparable à celle de d’Arienzo, grâce à ses compositions spécialement destinées à un public de danseurs.

Utilisez-vous la musique de Canaro dans vos cours et pourquoi ?

Nous utilisons particulièrement les milongas lentes de Canaro de la fin des années 20 avec les débutants car le rythme est clair et continu. Les temps bien marqués sont pratiquement comme les pulsations d’un cœur. Cela a quelque chose d’organique, et donc de rassurant.

Paradoxalement, il est beaucoup plus facile pour un débutant d’appréhender le rythme par la milonga, plutôt que par le tango dans lequel il peut y avoir des arrêts, des silences assez déroutants.

Quels sont les rapports de la musique de Canaro avec la milonga candombéada ?

Dans les milongas de Canaro on reconnaît clairement le rythme candombe, les racines noires. On reconnaît la percussion, beaucoup plus que dans les autres orchestres de l’époque. Même dans certains tangos de Canaro, en écoutant la contrebasse, on retrouve ce rythme de base. Avec Firpo par exemple c’est beaucoup moins évident.

Nous avons beaucoup travaillé les thème de Canaro avec el Pibe Palermo et sa femme Norma, surtout les milongas, notamment « la milonga sentimental » de Piana. Même s’il en n’est pas l’auteur, l’interprétation qu’a faite Canaro de ce thème est excellente et marque un tournant dans la façon de jouer ce type de musique. C’est la milonga porteña par excellence. Avant, les milongas étaient de style campera ou orillera plus rapide. Sur cette milonga, le Pibe Palermo pouvait « negrear », c’est à dire adopter les mouvements corporels qu’il avait appris des noirs dans le quartier de Palermo.

Y a t’il une façon particulière de danser Canaro ?

Nous avons eu la chance de rencontrer des représentants encore vivants d’une époque qui est morte tant au niveau danse qu’au niveau musique : Carmencita Calderon et El Pibe Palermo, ainsi que Carlitos Albornoz. ….. Certes ces danseurs accentuaient les temps forts au sol mais d’une façon non mécanique. Et surtout ils jouaient entre les temps avec des boléos très rapides ou au contraire avec des mouvements en rétention corporelle. On peut d’ailleurs se rendre compte en regardant les vieux films que si l’ensemble des danseurs populaires dansent sur la structure très carrée caractéristique, les danseurs qui se détachent du lot jouent plus avec ce qui est écrit entre les lignes, qu’avec ce qui est annoncé de façon évidente. Il ne faut pas rester prisonnier du rythme « apparent » mais au contraire danser dans l’espace libre laissé par Canaro. Le danseur est un interprète de la musique, c’est un musicien supplémentaire qui doit rajouter sa mélodie et son rythme personnel, en s’appuyant sur la structure très carrée caractéristique de Canaro. S’il n’entre pas dans ce jeu, les musiques de Canaro deviennent très vite monotones.

En conclusion quel est pour vous l’apport de Canaro au tango ?

Beaucoup ! c’est un personnage très complet, il équilibrait la partie artistique et la partie commerciale. Il était un représentant d’un peuple, et pour cela il n’avait pas besoin d’être un grand musicien, il reproduisait ce qu’il entendait dans la rue, l’atmosphère et les sons de son époque. C’est pourquoi, le peuple s’est reconnu en lui. C’était également un impresario, et il est le premier à s’être battu pour que les auteurs soient payés pour leur composition. Il a d’ailleurs créé la première société de droits d’auteurs argentine (SADAIC) et a trouvé l’immeuble pour l’abriter, même si on raconte que Canaro, auteur très prolifique, doit bon nombre de ses compositions à des rencontres de bistrot auxquelles il rachetait leurs œuvres moyennant quelques tournées… Ceci explique peut-être le manque d’unité de style dans l’ensemble de sa production… Il a fait presque 60 ans de carrière. Après avoir travaillé dans l’orchestre de Greco, il en est parti (comme il était un interprète sans technique exceptionnelle, Greco ne le mettait pas en valeur), et il a créé son propre orchestre… Il a toujours voué une grande admiration à Firpo. Ces deux auteurs ont marqué leur époque.

Propos recueillis par Pierre Lehagre

Pour en savoir plus sur Francisco Canaro : /2006/04/25/le-musicien-francisco-canaro/

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