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Making Samba

making sambasiteFruit d’un travail de recherche étalé sur plus d’une quinzaine d’année, Making Samba dresse un portrait de la position sociale des artistes afro-brésiliens de musique populaire au cours de la première moitié du XXème siècle. Après une première partie consacrée à la genèse la Samba dans les « Morros » (quartiers noirs pauvres de Rio, équivalent à la fin du XIXème siècle des favelas d’aujourd’hui), à une époque où l’exercice de la musique populaire n’était pas considéré comme une véritable profession, il s’intéresse au difficile cheminement des musiciens noirs vers la reconnaissance d’un statut d’artistes à part entière.

Le livre développe à ce sujet quelques idées originales qui mettent à mal certaines des représentations spontanées que nous pourrions avoir sur la supposée « marginalité » de la musique populaire afro-brésilienne et la répression dont elle aurait fait historiquement l’objet jusqu’au début du XXème siècle.

En effet, même si la musique noire, avec ses appels de tambours et ses danseurs athlétiques, a toujours suscité un sentiment de crainte au sein de la population blanche du pays, elle y a aussi été l’objet d’une attirance mêlée d’une sorte de fascination. Certains rythmes africains, comme le Lundu, ont ainsi exercé dès le XVIIIème siècle, une influence importante sur la musique populaire brésilienne. Au cours du XIXème siècle, les exemples sont nombreux de musiciens noirs écoutés et respectés au sein de la société dominante, depuis les artistes esclaves dont les talents étaient exploités par leur maître, jusqu’aux chants de barbiers (profession exercée en majorité par des noirs), en passant par quelques musiciens de Cour.

Par la suite, après la disparition de l’esclavage (la plupart des afro-brésiliens jouissant déjà du statut d’hommes libres en 1888, date officielle de l’abolition), une classe moyenne noire s’est rapidement formée, au sein de laquelle émergeront bientôt de nombreux intellectuels et journalistes. Sans compter bien sur de très nombreux artistes, comme par exemple le célèbre Pixinguinha, venu d’une famille noire aisée et cultivée de Rio de Janeiro, et qui fondera avec Donga le groupe Oito Batutas, appelé à jouer un rôle-clé au cours des années 1920 dans la cristallisation du répertoire de la musique populaire brésilienne et dans sa diffusion internationale. Quant aux Morros, ces quartiers noirs populaires de Rio, ils n’étaient alors pas coupés du reste de la ville comme le sont aujourd’hui certaines favellas, mais entretenaient avec le reste de Rio des relations d’osmose humaine et artistique assez intenses.

Enfin, les musiciens afro-brésiliens n’auraient pas été selon l’auteur l’objet au début du XXème siècle d’une répression systématique de la part de la police, celle-ci étant plus généralement préoccupée du contrôle des fêtes de rue et des carnavals, manifestations bruyantes et fréquemment émaillées d’incidents violents…. Si les forces de l’ordre étaient amenées de ce fait à arrêter des musiciens noirs pour « vagabondage »,  ceux-ci n’auraient été pas pour autant victimes d’un « ciblage », systématique, bénéficiant même à l’occasion de la protection d’amateurs puissants, hommes politique et même… policiers.

Vision idéalisée, diront certains, et qui conduit à minimiser la réalité séculaire de l’oppression raciale au nom de contre-exemples de portée quelque peu secondaire ? Peut-être. Mais, appuyée sur de solides arguments, elle montre aussi, de manière assez convaincante, que l’osmose entre les différentes composantes ethniques et culturelles de la société brésilienne, ainsi que l’acceptation par celle-ci de la musique et des musiciens afro-brésiliens, ont été plus précoces et plus poussés qu’on ne pourrait le penser a priori.

La lutte des musiciens noirs pour s’assurer des revenus décents, à travers notamment le système des droits d’auteurs, fut néanmoins longue et difficile. Soit parce que la musique populaire était considérée comme trop « spontanée » et « collective » pour être la propriété de quiconque[1] – les musiciens académiques, blancs pour plupart, étant seuls jugé dignes du statut d’auteurs à partir du moment ou ils lui donnaient une forme savante ; soit –ce qui revient d’ailleurs un peu au même – parce que les activités des sociétés de  droits d’auteurs étaient davantage focalisés sur la défense des intérêts des musiciens académiques que des artistes de musique populaire. Quant à l’industrie du disque (qui commence à se développer avec la fondation de la Casa Edison par Fred Figner en 1900), elle joue pour musiciens noirs un rôle paradoxal, en permettant à certains d’entre eux, comme Benjamin de Oliveira ou Eduardo da Nieves, d’accéder à une grande popularité, tout en exerçant sa mainmise sur l’essentiel des droits d’auteurs et des bénéfices financiers qui en découlent.

Le livre montre également le rôle joué au cours des années 1930 et 1940 par le gouvernement nationaliste de Getulio Vargas pour la promotion de la Samba en tant que symbole de l’identité nationale brésilienne. Une évolution également alimentée par l’intérêt des milieux modernistes pour la musique afro-brésilienne : artistes d’avant-garde, comme Heitor Villa Lobos ; écrivains, essayistes et journalistes, comme Gilberto Freyre, Luciano Gallet, puis Oswald de Andrade, Vagalume… C’est de cette époque que datent en particulier le développement, encouragé par les autorités, des écoles de Samba, ainsi que l’accès de celles-ci au statut d’attraction centrale du Carnaval, conduisant par ricochet à une consolidation de la position sociale et artistique des musicines afro-brésiliens.

Ce livre de grande qualité est cependant un peu décevant pour celui qui s’intéresse à l’histoire générale de la Samba. Les analyses musicographiques en sont en effet pratiquement absente (la Samba y est à peine définie en tant que genre musical). Quant à l’atmosphère des quartiers populaires où celle-ci pris naissance, elle n’est décrite que de manière incidente, lorsque cela est nécessaire au développement de la thèse principale du livre, consacrée à la question de la reconnaissance sociale et professionnelle des musiciens afro-brésiliens de Samba dans la première moitié du XXème siècle. Un angle d’attaque certainement utile pour la construction du savoir scientifique, mais un peu trop étroit pour satisfaire le désir du néophyte d’acquérir un savoir minimal sur l’histoire de la Samba, ses grands interprètes, son environnement social, ses filiations et évolutions musicales…

Fabrice Hatem

Making Samba, Marc A. Hertzman, Duke University Press, 2013, 364 pages.

[1] La polémique qui entoura le dépôt par le musicien Donga d’une déclaration de propriété artistique sur ce qui est considéré comme la première Samba, Pelo Telefone, 1916 étant à cet égard révélatrice.

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