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Entre progressisme et populisme

Le désert des tartares ou le blues du militant anti-raciste

Dans ma jeunesse, je relisais souvent, avec un plaisir toujours renouvelé, une nouvelle de Dino Buzzati, intitulée « le désert des tartares ». Celle-ci, dont le thème est d’ailleurs repris dans une chanson de Jacques Brel, Zangra, raconte l’histoire d’un soldat en garnison dans un fort frontalier, chargé de guetter l’invasion possible des barbares. Il passera sa vie dans une terminable et stérile attente, gravissant sans mérite les échelons de la hiérarchie militaire jusqu’au jour où il tombera malade et devra être évacué. Le lendemain de son départ, les barbares attaqueront enfin. Mais trop tard pour faire de lui un héros.

Cette destinée manquée me fait un peu penser en ce moment à celle de certains de nos chers militants anti-racistes. Voici en effet des dizaines d’années que ceux-ci guettent, arme au poing, les signes d’une offensive fasciste. Leurs sens particulièrement aiguisés par une constante vigilance ont cru successivement en discerner les inquiétants prodromes dans les plaisanteries douteuses d’un leader populiste, dans les grommellements de leur concierge (portugaise) contre le voisin maghrébin du 3ème étage ou dans les livres compliqués d’un académicien républicain défenseur de la laïcité, dont tout monde parle sans en avoir lu une ligne. A chacune de ces terribles offensives, nous vîmes nos courageux militants monter au créneau, bottés casqués et armés, pour défendre leur cause contre ces diverses attaques.

Pendant des années, ils ont ainsi pu, tel Zagra dans la profonde tranquillité de sa garnison, forger les armes, légales et idéologiques, qui leur permettraient de pourfendre, le jour venu, leur infâme ennemi. Celui-ci possédait trois caractéristiques très commodes : il n’existait pas vraiment, il pouvait donc être imaginé conformément aux rêves de nos héros en herbe, et il n’était pas dangereux. Nourris des épiques récits de la seconde guerre mondiale, nos chers antiracistes ne pouvaient en effet l’imaginer (faute de l’avoir jamais vu en chair et en os) que sous l’aspect d’un officier nazi blond et longiligne à l’uniforme impeccablement sanglé, de son descendant le skinhead ratonneur ou encore sous la forme caricaturale d’un franchouillard à bérêt pétiniste, aviné et xénophobe. Bref, une sorte d’improbable mélange de Curt Jurgens, de Francis Blanche et de Coluche contre lesquels il était d’autant plus confortable de rouler des mécaniques que, n’existant pas vraiment, il ne menaçait en fait personne.

Nos veilleurs anti-racistes pouvaient ainsi commencer à envisager, l’âme en paix, une retraite bien gagnée par un demi-siècle de don quichotesques moulinets. Depuis quelques temps cependant, les choses ont semble-t-il commencé à changer. Ici et là, des fanatiques recommencent à massacrer des populations entières du fait de leur religion, à brûler vifs les enfants, à mettre les femmes en esclavage et à tuer par toutes sortes de moyens et pour toute sortes de motifs des braves gens paisibles. Nous aurions donc pu espérer que le tocsin antiraciste se mette à sonner, nos courageux militants ayant enfin – après tant d’années d’attente – un vrai combat à mener. Certain, trop rares, l’ont fait. Malek Boutih nous avait par exemple mis en garde, dès 2015, sur le risque de voir se développer ce qu’il appelait un « djihadisme de masse » au sein des jeunes français musulmans d’origine immigrée. Pour se faire immédiatement rappeler à l’ordre par la majorité de ses camarades de lutte, qui l’incitèrent alors fermement à cesser de proférer des inepties et à reprendre le combat contre les véritables ennemis de toujours : Curt Jurgens et Francis Blanche.

Il est vrai que le nouvel ennemi possède trois caractéristiques qui le rendent infiniment moins attrayant que le précédent pour nos militants anti-racistes : il existe vraiment, il ne correspond pas à leurs rêves et il est très dangereux. Il est en effet, préférable, lorsque l’on doit se battre contre un ennemi, de le créer soi-même à sa convenance, de manière à pouvoir le doter d’un certain nombre de caractéristiques opportunes le rendant à la fois très haïssable et suffisamment vulnérable pour garantir une issue heureuse au combat. Le franchouillard à baguette des dessins de Charlie Hebdo, qui ont fait les délices d’une génération d’antifascistes en chambre, correspondait bien à cette description. La mort de Cabu sous les balles des islamistes nous a malheureusement privé de ces amusantes caricatures.

Il arrive aussi que l’on ne puisse pas choisir son ennemi, et que celui-ci présente de ce fait des caractéristiques beaucoup moins attractives que celles que l’on aurait pu souhaiter. Quel épouvantable paradoxe, par exemple, pour nos anti-racistes, que nos nouveaux fanatiques exterminateurs proviennent, non comme ils s’y attendaient, des populations européennes autochtones issues d’une culture chrétienne, mais des populations mêmes qu’ils s’évertuaient à défendre contre les préjugés et les attaques racistes : à savoir des descendants de deuxième ou troisième génération de populations musulmanes immigrées. Et qu’en plus, ces « nouveaux fascistes » semblent prendre plaisir à ressembler comme deux gouttes d’eau aux pires poncifs de la propagande d’extrême droite : délinquants, hyper-violents, fanatiques, animés d’une haine inextinguible contre l’Occident ou plus exactement contre les populations de culture occidentale qu’ils déclarent ouvertement vouloir massacrer et asservir, musulmans pacifiques compris (1).

Des ennemis de rêve, vraiment, mais pas pour les antiracistes : pour le Front National et les identitaires, auxquels ils frayent à grandes rafales de Kalachnikov une sorte d’autoroute vers le pouvoir. Oui, à coups de Kalachnikov. Ou de camions béliers on de bombes ou de couteau, bref de tout ce qui peut tuer beaucoup de monde. Car, autre caractéristique de ces nouveaux fascistes, ils sont vraiment dangereux. Suffisamment, en tout cas, pour faire réfléchir à deux fois nos matamores antiracistes de manifester : eux qui autrefois, sortaient si volontiers dans la rue pour se défouler sans risques en chantant : « le fascisme ne passera pas » à chaque provocation verbale de Le Pen !!! Mais que sont-elles devenues vos belles manifs, après le Bataclan et Nice ? Trop dangereux, hein ???

Vous me faites un peu penser, amis anti-fascistes, à ces premiers soldats amateurs, issus de la levée en masse révolutionnaire de 1792, et que le général d’Empire Thiebault parodie si drôlement dans ses mémoires. Il les décrit en effet s’enfuyant comme des lapins au premier boulet de canon autrichien, avec l’air de dire : « mais ils ont perdu le sens commun, nos ennemis, pourquoi tirent-ils ainsi sur nous, ne savent-ils qu’il y a des gens qui bivouaquent tranquillement ici ? »

Cruel dilemme : on bien on nomme l’ennemi par son nom, et on donne de ce fait en quelque sorte raison aux Cassandres d’extrême-droite dont on dénonçait, hier encore, l’imbécilité, l’ignorance ou encore (je ris tristement) leur tendance à «attiser des peurs infondées ». Ou bien on continue, business as usual, à mouliner dans le vide contre le fantôme de Curt Jurgens, perdant ainsi définitivement toute crédibilité auprès d‘une population à bout de nerfs et de patience ?

Beaucoup d’antiracistes ont malheureusement choisi pour l’instant de résoudre ce dilemme par la pratique des différentes formes du déni et de la contre-vérité : les terroristes seraient des « fous isolés » (Je trouve qu’en ce moment il y en a beaucoup en France, des « fous isolés », non ?) ; ou bien ils seraient eux même une sorte de création des « forces réactionnaires », destinées à faire oublier aux populations leurs vrais problèmes en les montant les unes contre les autres (je ne vois quel problème peut être plus « vrai » que le risque de perdre des êtres aimés dans un attentat) ; ou bien encore, la qualité d’islamiste (pourtant dûment revendiquée par les auteurs des attentats eux-mêmes), est gommée sémantiquement au profit d’une référence à l’action d’une extrême-droite attrape-tout, permettant ainsi opportunément de confondre Cassandre avec la catastrophe qu’elle avait annoncé, et de rendre responsables du crime ceux qui avaient eu, seuls et contre tous, la clairvoyance de mettre en garde contre son éventualité…. Comme Jean-Marie Le Pen évoquant pendant la campagne présidentielle de 2002, et dans l’incrédulité générale, le risque de voir éclater une guerre civile en France avant 2020….

Et pourtant, quelle chance merveilleuse les militants anti-fascistes sont ainsi en train de manquer !!! Eux qui ont été bercés par le souvenir des souffrances héroïques des résistants anti-nazis, voici maintenant que leur est offerte par Daech, comme sur un plateau, la possibilité de se battre avec courage contre des gens vraiment détestables et méchants !!!!

Mais, en faisant la fine bouche, en refusant même de nommer leur ennemi, ils semblent vouloir réserver le monopole de ce très noble combat à de sales petits réactionnaires dans mon genre. Je leur suis personnellement très reconnaissant de ce beau cadeau, mais, comme j’ai bon cœur et que je pratique le pardon des offenses, je les invite cependant, d’urgence, à cesser de tourner autour du pot et à reconnaître qu’ils ont pu commettre dans le passé quelques erreurs d’analyse, pour se joindre au combat contre les facho-islamistes. Ils en en partageront ainsi, comme ce fut le cas il y a 70 ans, la noblesse et la gloire avec les patriotes conservateurs (qui, nourris au berceau des valeurs de la laïcité républicaine, sont d’ailleurs au moins aussi anti-fascistes et anti-racistes que vous, bananes).

« Celui qui croyait au ciel / Et celui qui n’y croyait pas / Tous deux adoraient la belle Prisonnière des soldats / Qu’importe comment s’appelle / Cette clarté sous leur pas / Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat / Dites flûte ou violoncelle / Le double amour qui brûla / L’alouette et l’hirondelle / La rose et le réséda  » (Louis Aragon)

(1) taxer cette affirmation de xénophobie ou de raciste étant à peu près aussi intelligent que de reprocher à ceux qui mettaient en garde contre la montée du nazisme dans les années 1930 d’être germanophobes.

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