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Un amour manqué. Episode 1 : Dans les bordels de Cali

Image« Catalina, ne t’inquiète pas pour les papiers, je fais faire le nécessaire pour les mettre en lieu sur. Ton amie Reina ».

Ce petit mot de sa mère, retrouvé dans un petit dossier portant le titre manuscrit Lacanda, avait bouleversé Rafael. En une seul phrase, c’est toute l’histoire de sa jeunesse inquiète, mais au fond si heureuse, qui lui sautait au visage.

C’était un soir d’octobre 2007. Rafael était revenu depuis quelques semaines de Genève à Bogota  – la ville de son enfance – pour fermer les yeux de sa mère et organiser les funérailles. Il n’était pas arrivé à temps pour lui parler une dernière fois, car elle avait été victime d’une embolie cérébrale qui l’avait laissée inconsciente, mais il avait tout de même pu veiller quelques jours auprès d’elle. Les funérailles achevées, il s’était précipité, à la fois ému et curieux, dans son cabinet d’avocate, au cœur du quartier Chapinero, pour se plonger dans les dossiers bien rangés où l’on pouvait lire entre les lignes des côtes judiciaires l’histoire heurtée de la Colombie et de ses habitants au cours des cinquante dernières années : petits et gros trafics de drogue, agressions et meurtres, divorces déchirants et conflits de famille dont les circonstances permettaient souvent d’entrevoir, à travers une anecdote inattendue, les nombreux tréfonds et les plus rares sommets de l’âme humaine. Pour un sociologue de profession, écrivain amateur à ses heures, quel mine !!! Il y avait bien là que quoi écrire plusieurs romans !!!

Mais Rafael n’avait pas prévu que ce serait d’abord vers son propre passé, et celui de sa famille, que cet exercice l’entraînerait, dans un vertigineux flash back. Une spirale passionnante et douloureuse qui le conduisit, au cours des jours suivants, dans une quête hallucinée à revivre sa jeunesse troublée, perdant presque contact avec la réalité quotidienne, éprouvant à la fois le deuil de tant de familiers disparus qui avaient été les protecteurs de ses jeunes années, mais aussi le bonheur de retrouver quelques témoins encore en vie avec lesquels il avait depuis longtemps perdu tout contact. Et à faire finalement une fabuleuse et dangereuse découverte…

Le premier souvenir qui lui était revenu à l’esprit était celui de son père. Un bien étrange et fascinant personnage que ce journaliste-philosophe. Un grand écrivain, un grand séducteur, un grand amoureux de la vie, mais aussi un sale égoïste et un irresponsable dans ses relations avec ses proches. La parole magique de cet homme vous entraînait irrésistiblement dans un monde parallèle  de poésie et de transcendance. Avec cet aventurier de l’esprit, Rafael avait vécu des expériences exaltantes, rencontrant tout ce que la Colombie  pouvait alors compter d’artistes et d’écrivains de talent. Mais il lui en avait ensuite tellement voulu de son insondable égoïsme qu’il ne s’était même pas déplacé pour aller à son enterrement, quelques années plus tôt. Et qu’il avait rompu tous liens avec le milieu pourtant fort attirant de ses amis. C’est cette histoire très passionnante et triste que maintenant il ressassait depuis des jours, sans plus sortir de chez lui ni répondre au téléphone, une bouteille de rhum près de lui, complètement coupé du monde réel, en compulsant avec fébrilité un grand carton de photos et de lettres dont le contenu l’avait bouleversé.

L’une de ces photos, en particulier, le montrait en compagnie de sa mère et de la deuxième femme de son père, Catarina. Enfin, pas la deuxième femme. Plutôt LA femme qui avait été son unique épouse et pour laquelle il avait abandonné sa mère, alors enceinte de lui.

Car Rafael n’était pas issu d’une liaison légitime, mais enfant naturel. Sa mère Reina et son père Federico s’étaient rencontrés dans un de ces bars dansants, mi-dancings mi bordels, qui fleurissaient alors, à la fin des années 1950, dans la zone de tolérance de Cali. Non que sa mère ait été, comme on dit, femme de mauvaise vie. Non, pas du tout. Elle était simplement une amoureuse de la danse et une passionnée de Mambo. Sa famille s’était installée, quelques années plus tôt, dans le quartier lors populaire d’El Obrero, tout proche de la zone de tolérance.

Cette installation s’était d’ailleurs déroulée dans des circonstances tragiques. La Colombie était en effet à l’époque en proie à une période d’épouvantable violence politique, demeurée justement dans l’histoire sous le nom de La violencia, et qui avait opposé, dans tous les pays, deux camps : les conservateurs, plutôt proches des milieux nantis et très présents en particulier dans l’armée ; et les libéraux, mieux implantés dans les milieux populaires et où les intellectuels de gauche étaient nombreux. Dans les deux camps, s’étaient alors formées des milices paramilitaires dont les affrontements faisaient régner dans le pays un climat de haine, de terreur et de mort.

La famille de Reina vivait alors dans une petite bourgade de la région de la Tolima, San Pedro de los Montes, plutôt dominée par les libéraux, mais entourée de plusieurs zones conservatrices. Sans appartenir de manière bien établie à aucun des camps, ses parents penchaient naturellement vers la mouvance libérale : par leur statut social – son père Oscar et sa mère Emilia étaient des commerçants modestes, presque des colporteurs – ; par leur fréquentations quotidiennes, dans un milieu de toutes petites gens ; par leur christianisme teinté de valeurs humanistes, qui les conduisait à aspirer spontanément à une société plus juste. Emilia en particulier était, malgré ses origines plus que modeste, une personne raffiné et cultivée qui poussait ses filles, fait rare à l’époque, vers les études et l’émancipation.

Or, un jour de l’automne 1953, alors que Gustavo Rojas venait d’instaurer sa dictature militaire,  la milice conservatrice Les anges gardiens avait décidé de faire un exemple contre ces chiens communistes de San Pedro. A l’aube, ils étaient arrivés, dans plusieurs camions, armés jusqu’aux dents, et, après avoir tiré en l’air des rafales menaçantes et défoncé un certain nombre de portes à coups de crosse, avaient rassemblé sur la place de l’église les habitants suspectés de sympathie pour les libéraux. Après les avoir sommairement triés, ils avaient enfermés les plus compromis d’entre eux dans l’église, en compagnie du curé, un prêtre connu dans la région pour sa défense des paysans pauvres contre les abus des grands propriétaires terriens. Et puis, ils avaient incendié le bâtiment et étaient partis, après avoir mis pendant tout un après-midi le bourg à feu et à sang, multipliant de manière indiscriminée les pillages, les meurtres et les viols. Et en hurlant en partant qu’ils reviendraient si la leçon n’avait pas été assez bien apprise.

Parmi les 59 victimes carbonisées que l’on retira des ruines fumantes de l’église, figuraient de nombreux membres de la famille de Reina : son oncle militant syndicaliste, sa tante ,son mari et leur fille de dix ans, dont le seul tort était de n’avoir couru se cacher assez vite lorsque les « anges » étaient arrivés. Et aussi des cousins, des amis… C’est en tout une bonne dizaine de proches qui avaient ainsi été assassinés par les milices conservatrices.

Le noyau de la famille de Reina – ses parents, elle-même et sa soeur – avaient été miraculeusement épargné par ce déchaînement de violence. Mais, totalement traumatisés par ce massacre, terrifiés par les menaces des milices, ils avaient alors fait ce que des millions d’habitants des zones rurales exposées à ce déferlement de violence avaient fait à l’époque : après avoir rendu les derniers hommages à leur famille au cours de poignantes funérailles, ils s’étaient enfuis avec un maigre bagages, laissant derrière eux leur petite maison, leur étal, leurs pauvres meubles et leurs souvenirs, pour se réfugier en ville. C’est ainsi qu’à l’issue d’un chaotique voyage dans des bus déglingués, étouffés par la chaleur, la poussière et les larmes, ils s’étaient retrouvés à Cali, chez un cousin compatissant du quartier d’El Obrero.

Ils avaient  ensuite réussi, à la fin des années 1950, à reconstruire un semblant d’existence, aidés en cela par la fantastique croissance urbaine du Cali de l’époque – alimentée justement par cet exode rural massif, ainsi que par un début de développement industriel. Les parents avaient pu bientôt rouvrir un commerce de maroquinerie, tout en encourageant leurs deux enfants à poursuivre leurs études bien au-delà de qui était alors considéré comme naturel pour des filles de leur milieu. Reina, alors adolescente, avait en particulier entrepris des études de droit qui allaient bientôt faire d’elle l’une des premières femmes avocates de Colombie. Mais elle aimait aussi beaucoup la poésie, la musique et la danse.

Or, on dansait déjà beaucoup à cette époque à Cali. Les rythmes cubains et new-yorkais, en particulier, avaient commencé à pénétrer dans la ville, avec les disques apportés par des commerçants ambulants qui allaient les acheter, dans le port de Buenaventura, aux marins noirs de passage, les chombos. Il y avait aussi les films mexicains, avec leur vedette comme Tin Tan ou la Tongolele, idole de toutes les jeunes filles de Cali, qui imitaient ses postures séductrices en cachette de leurs parents.

Toute ces musiques, à l’époque, convergeaient vers un endroit bien précis : la zone de tolérance de Cali, situé à proximité d’El Obrero, dans les petites rues qui jouxtaient l‘avenida Sexta. Là, dans un espace étroit constitué de quelques pâtés de maison, se côtoyaient cafés, dancings mal famés et maisons closes. Ces lieux abritaient une faune bigarrée de putains, de voyous, de petits voleurs, d’homosexuels, de fils de famille jetant leur gourme, et de petits bourgeois ou d’artisans en goguettes, de gamins vendant des fleurs ou faisant des acrobaties pour quelques pièces, auxquels s’ajoutaient aussi quelques intellectuels, artistes de gauche et passionnés de musique de Caraïbes avides de découvrir le monde des marges et les nouvelles formes d’expression populaires qui s’y pratiquaient. Car, sur les pistes des dancings et dans les salles des cafés, au rythmes des disques de musiques tropicales, de Mambo, de Son cubain ou de Pachanga, les danseurs étaient en train d’inventer une danse agile et rapide, accélérant le rythme des disques « long play » en les jouant en 45 tours. On voyait déjà sur les pistes, alors tous jeunes, ceux qui au cours des deux décennies suivantes, allaient révolutionner la danse populaire de leur pays en créant la Salsa colombienne : El Tigre, Evelio Carabali, Esmeralda, Telembi King, Jimmy Boogaloo, El Negro Jimmy, Jovita Feijóo, Nelson, Angélica, Chucho, Orlando… et même la bientôt fameuse Amparo Arrebatto, qui n’était alors qu’une toute petite gamine…

Les danseuses, d’ailleurs n’étaient pas toutes les pensionnaires des maisons closes du coin. Il y avait aussi des jeunes filles venues des familles parfaitement honorables du quartier voisin d’El Obrero, qui venaient là pour danser le Mambo en cachette de leurs parents. Et curieusement, cette transgression ne fut pas pour la plupart d’entre elles le début d’une carrière de dépravation. Parfaitement distinguées des professionnelles qu’elles côtoyaient sur les pistes de danse, elles faisaient l’objet de leur part d’une forme de chaperonnage contre les approches des mâles trop  entreprenants. C’est ainsi que Reina avait été plusieurs reprises sauvée des assiduités de clients mal informés qui fréquentaient son dancing préféré, El Fantasio, par la Lionne, une athlétique prostituée mulâtre à la magnifique chevelure rousse, qui l’avait prise en affection, et avait à maintes reprise envoyé paître manu militari les enquiquineurs en leur disant : « Ne touche pas à Reina, enfoiré !! C’est une fille honnête, t’entends ! ! Alors bas les pattes ou je t’en fous deux !!! Si t’as envie d’une femme, t’as qu’à monter avec moi !! » Et les gêneurs, à la fois intimidés et attirés par cette forte femme s’exécutaient aussitôt… L’efficace protection de cette duègne inattendue permit à Reina de danser tranquillement le Mambo sans être importunée et en conservant sa vertu… Jusqu’au jour où elle rencontra Federico et sa bande de copains.

Ils venaient de Buenaventura. Federico y avait débarqué 20 ans plus tôt, alors bébé, dans les bras d’une aventurière juive russe un peu danseuse, un peu chanteuse, un peu comédienne et très libertine, qui avait collectionné les riches amants de Vienne à la Havane en passant par Buenos Aires, avant de se retrouver abandonnée là par son dernier mari. Celui-ci, un polonais mi-fils de famille ruiné, mi-escroc, qui aimait se faire appeler « le baron », était un jour parti sans crier gare sur un cargo de la Flota Mercante Grancolombiana pour San Francisco en plantant là sa femme et ses deux enfants en bas âge, Federico et sa sœur Nelly. Qu’à cela ne tienne, Olga avait de la ressource et s’était bientôt fait épouser par l‘un des plus gros marchands d’import-export de la ville.  Elle adorait son fils, convaincu d’avoir enfanté un génie, guettant fébrilement mais avec une totale confiance, l’apparition des premiers signes de son talent.

Federico, choyé par sa mère, menait une existence insouciante, passant de longues heures à nager dans l’océan sous le regard des filles du coin, intéressées par ses larges épaules, son visage de jeune premier et sa faconde naturelle. Si les études ne l’intéressaient pas outre mesure, il éprouvait par contre une précoce inclination pour la littérature. Rêvant de devenir poète ou romancier, il dévora rapidement la bibliothèque de sa mère, toutes langues et tous styles confondus : romans russes du XIXème siècle, théâtre espagnol classique, et même quelques livres de poésie française dont il parvenait péniblement à déchiffrer le sens à l’aide d’un dictionnaire en fort piteux état. Et pendant que les milices paramilitaires semaient la mort dans le pays, au milieu des années 1950, il composa même un très beau recueil de poèmes à la tonalité étrange, à mi-chemin du romantisme et du surréalisme.

Il partageait ses rêves de gloire littéraire avec une bande de copains, dont beaucoup, par la suite sont effectivement devenus des journalistes, des cinéastes et des écrivains connus. Georgio, si doué pour le violon, Mauricio au large front d’intellectuel, Juan l’orphelin aux allures de voyou, Alan avec ses rêves de metteur en scène… Mais son plus grand ami était un certain Andrès Lacanda, un brun magnifique surnommé « l’éthiopien » du fait de sa ligne élancée et de sa peau cuivrée, dont l’apparition provoquait immanquablement un frémissement d’intérêt chez les jeunes filles qui le croisaient.

Andrès était d’ailleurs plus intéressé par la musique et la danse que par la littérature, écoutant avec passion les programmes de Radio Buenaventura, et fréquentant assidûment les rares cinémas de quartier où passaient des films mexicains. Or, de la vraie musique et de la vraie danse, il n’y en avait à l’époque que dans un seul endroit de cette ville assez provinciale et morne qu’était alors Buenaventura. C’était le quartier de la Pilota, autrement dit le quartier réservé. Là, dans une cinquantaine de bars et de maisons closes, les marins de passage de la Grace Line ou des Likes Lines venaient s’amuser avec les jeunes pensionnaires.

Même s’il avait là quelques aventurières européennes, la plupart d’entre elles étaient de petites paysannes venues des vallées environnantes de la Cauca ou des régions de Quindio, Risaralda et Tolima,  afin de se constituer un petit pécule avant de retourner au village pour construire une belle maison, se marier et fonder une lignée honorable.

Quant aux marins, ils appartenaient à deux catégories bien distinctes. Les officiers, en général blancs, allaient se divertir dans les maisons les plus huppées, comme le Yellow Butter. Quant au matelots, les  « Chombos », noirs ou mulâtres venus de Porto-Rico et des Etats-Unis, ils avaient leur habitudes dans des établissements plus modestes comme le Bamboo Bar, El Shangay, le Tropicana, La Barata, le Puerto Rico, La Isla de Capri, Guillermo, le Bar de Prospero, Aurora,…

Ils y apportaient, à chaque voyage, les derniers disques de musique cubaine ou de latin Jazz : Sonora Matancera, Perez Prado, Benny Moré, Tito Rodriguez, et tous les autres orchestres de l’époque. Et ils dansaient au son de cette musique, le Jitterbugg, le Mambo, plus tard, le Cha cha cha et le Boogaloo avec les filles.  Il avait de l’alcool, des  bagarres au couteau, des petits voleurs poursuivis par les policiers qui souvent les laissaient pour morts, un peu de cocaïne aussi…  Devant l’entrée des bordels, de petits gamins noirs, comme le futur grand danseur El Watussi, faisaient des acrobaties ou dansaient pour une piécette jetée par les marins. En  mélangeant Mambo, Rock, Boogaloo et danses folkloriques afros de la région, ils étaient déjà en train d’inventer, sans le savoir, ce qui un jour allait devenir la Salsa colombienne…

Andrès entraîna ses copains à la découverte des musiques latines dans ces lieux de plaisir et de fête. Quoique plutôt fauchés à l’époque, leur prestance de beaux jeunes hommes leur valait une grande sympathie de la part des pensionnaires de l’endroit. Celles-ci étaient très sensibles – qui l’eut cru de la part de petites paysannes illettrées –  à leur culture et aux charme de leur conversation qui les faisaient rêver, les entraînant bien loin de la terne banalité quotidienne des marins saouls et des bagarres. Elles appréciaient tout particulièrement les étranges et affectueux surnoms dont Federico les affublait : princesse au pied léger des montagnes des Andes, oiseau du Pacifique aux couleurs d’arc en ciel… Il fallait les voir toutes regroupées autour de lui, comme attirées par un aimant, écoutant dans un silence religieux ses analyses d’un roman de Dostoievksy, gloussant de rire à ses plaisanteries, et surtout buvant les paroles des poèmes qu’il composait pour elles !!! Au point que les maîtresses de ces établissements, pourtant elles-mêmes sensibles au charme de Federico au point de lui en offrir volontiers l’accès gratuit lorsqu’il était trop fauché,  étaient souvent contraintes de rappeler leurs jeunes pensionnaires aux devoirs de leur métier.

Un autre type de personnage fréquentait ces lieu : des commerçants de Cali, qui allaient rencontrer là des Chombos de passage  pour leur acheter des piles de disques de Mambo new-yorkais ou de Son cubain tout droits venus de la Havane pour les revendre dans la capitale de la vallée de la Cauca. Et c’est même dans avec l’un d’entre eux – surnommé Lechuga à cause de sa chevelure ondulée ressemblant à une laitue – qu’ils purent accomplir leur rêve : aller passer quelques jours à Cali, « la succursale du Paradis », une ville à leur yeux tellement plus amusante que l’ennuyeux port de Buenaventura, où, à part se baigner, lire, rêver, et danser le Mambo  avec les putains, il n’y avait au fond pas grand-chose à faire.  A Cali, il y avait des écrivains des universités, des bibliothèques, des journaux où l’on pouvait espérer publier poèmes et nouvelles (enfin, tout cela c’est ce que pensaient Federico et ses amis, car en fait, à l’époque, même si Cali était tout de même plus évoluée que Buenaventura, elle n’était encore en réalité qu’une ville provinciale un peu somnolente, coupée des monde, et à l’encéphalogramme intellectuel relativement plat).

Quoiqu’il en soit, Federico et ses amis embarquèrent un matin dans le petit camion antédiluvien de Lechuga, qui après un voyage cahotant sur la route défoncée qui conduisait alors de Buenaventura à Cali – bien différente de la moderne autoroute d’aujourd’hui. Et, tout excités, ils débarquèrent, couverts de poussière, dans la petite maison de Lechuga, en plein cœur du barrio Sucre – à deux pas donc, d’El Obrero et de la Zone de tolérance.

Lechuga était un mulâtre à l’esprit d’une grande finesse et instinctivement mélomane malgré ses origines plus que modestes – il avait longtemps été grutier dans le port de Buenaventura. Passionné de latin jazz et de musique  caribéenne (la musique « d’en face », comme on l’appelle ici), il avait alors commencé à entreprendre une collection de « Long play » achetés aux Chombos de passage. Il avait rapidement fait alors l’objet de sollicitation nombreuses  – la patronne d’un bordel de la Pilota lui demandait de venir passer ses disques, un caleño de passage lui offrait de lui acheter à prix d’or un LP de Benny Moré -. Au point que sans l’avoir vraiment voulu, il abandonna son métier de grutier et se transforma en vendeur de disques et en animateur de dancings. Depuis, il faisait des aller-retour entre Buenaventura et Cali, où il avait pu acheter une petite bicoque délabrée dans un quartier populaire où il entreposait ses disques, qui allaient se transformer au fil des ans en la plus prestigieuse collection de vintages caribéens de la ville – qui pourtant en abritant beaucoup.

Or, Lechuga s’était pris d’affection pour le petit groupe des amis de Federico, dont la jeunesse et l’enthousiasme émouvaient le cœur de ce vieil homme solitaire. Et, au cours des années suivante, il allait mettre sa petite maison et sa vieille camionnette à leur disposition, pour qu’ils puissent quand ils le voulaient  séjourner à Cali.

Et le soir même, il les emmena dans le bordel où il avait rendez-vous avec un client pour lui apporter quelques disques tant attendus de la Sonora Matancera. C’était le Fantasio. L’endroit même où Reina allait si souvent danser, sous la protection de sa sévère et improbable duègne, la Lionne.

Vous vous doutez de la suite. Reina, intéressée par la danse, mais aussi par la littérature, et à l’époque une fort jolie personne à la longue chevelure noire et bouclée, fut bientôt intégrée dans le groupe des danseurs-poètes de Buenaventura. Elle écouta avec trop d’attention Federico lui déclamer un poème entre deux Cha Cha Cha. Elle tomba amoureuse de lui, ils s’aimèrent, ils vécurent pendant quelques temps une existence de fête en cachette de ses parents – qui, plus libéraux que la plupart des colombiens de l’époque, laissaient à leurs filles quelques marges de liberté. Elle assista  avec exaltation aux débuts littéraire de la petite bande, dont les membres, entre deux soirées de danse, passaient parfois des nuits entières chez Lechuga à se lire mutuellement leurs œuvres. Certaines d’entre elles commençaient d’ailleurs être publiées dans des revues, non à Cali d’ailleurs, mais à Bogota, la véritable capitale intellectuelle et artistique du pays.

Puis, comme ils étaient tous deux de caractère un peu difficile – lui inconstant et volage, elle encore traumatisée par les épouvantables événements dont elle avait été témoin quelques années plus tôt –  leurs relations commencèrent à se dégrader. Et alors qu’ils étaient au bord de la rupture, Reina, qui était très amoureuse de Federico, commit un acte insensé, une sorte de quitte ou double fou et désespéré : tomber enceinte de lui pour l’obliger à l’épouser, ou à minima, conserver un souvenir bien à elle de son amant… Un enfant en l’occurrence.

(A suivre – Episode 2 : On danse dans le Barrio Kennedy)

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