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Musique et musiciens d'hier

Juan Carlos Caceres : « Le tango n’a exploré que 10 % de ses potentialités expressives »

Editeur : la Salida n°18, avril-mai 2000

Auteur : Fabrice Hatem (propos recueillis par)

ImagePianiste, compositeur, poète, arrangeur, peintre, Juan Carlos Caceres se définit comme un  »artiste polyvalent et multimédia ». Parti d’Argentine depuis 1966 pour cause de dictature militaire, il s’installe en France en 1968. Issu du tango populaire, il fait des incursions dans le rock, le jazz, les musiques latines et brésiliennes avant de revenir au tango dont il cherche à révéler les potentialités encore inexplorées. Ses CD récents, comme  »Solo » en 1992,  »Sudacas » en 1995,  »Intimo » en 1997,  »Tango negro » en 1999 témoignent de cette recherche incessante d’un enrichissement rythmique, d’un retour aux sources noires, d’une fusion avec d’autres styles musicaux. Cet innovateur iconoclaste est aussi profondément enraciné dans la culture musicale populaire du Rio de la Plata, dont il est devenu l’un des meilleurs historiens, constamment sollicité pour animer conférences et colloques.

Le tango est-il un creuset culturel ?

De toutes les musiques du XXème siècle, le tango est celle qui intègre le plus large spectre de cultures. Le jazz naît dans les fanfares issues de la guerre de sécession qui interprètent simplement des rythmes africains sur des instruments européens. Dans le tango, on trouve le candombe noir, la habanera créole, le mélodisme et la nostalgie des italiens, la tradition populaire espagnole , les influences d’Europe centrale apportées par l’immigration juive , le bandonéon allemand… C’est pratiquement la première  »world music » avant la lettre.

Est-il devenu aujourd’hui un art universel ?

Il est devenu universel à partir du moment ou il est sorti du contexte d’origine du Rio de la Plata, où il a été joué dans le monde entier : par exemple en Finlande, où il est devenu une musique nationale ; en Turquie, où  »La Cumparsita » est traditionnellement jouée lors des mariages… Tout le monde s’approprie le tango, parce que tous peuvent s’identifier à son pathos universel qui nous parle de nostalgie, de souffrance, d’amour. De plus, c’est une superbe danse de couple.

Toutes les potentialités expressives du tango ont-elles été explorées ?

Non. Seulement une partie l’a été. Par exemple, le rythme dominant du tango tel qu’il est actuellement joué, avec sa pulsation régulière , agrémentée éventuellement de quelques syncopes, néglige l’héritage de la polyrythmie africaine, issue du candombe, style joué initialement par les noirs lors de leurs carnavals sur des tambours, et dont des éléments simplifiés ont été transmis dans la milonga campagnarde puis urbaine . Beaucoup de tangos du début du siècle, comme, par exemple,  »Indepen-dencia », composé en 1901, se jouaient à l’origine sur des rythmes proches du ragtime de Nouvelle-Orléans qui ont été aujourd’hui marginalisés. Les rythmes de habanera ont également disparu.

Il existe également un grand potentiel instrumental inexploré. Au début du siècle, le tango était le plus souvent joué par des fanfares associant cuivres et percussions, ou par des trios composés d’instruments tels que l’harmonica, la flûte, la guitare, la clarinette. Le bandonéon n’est arrivé que plus tard. En se substituant à la flûte et la clarinette, il a contribué à ralentir le tempo du tango, qui initialement pouvait être joué sur un rythme très vif et joyeux. Puis, dans les années 1920, apparaît le sextet bandonéon-violon-piano, repris ensuite, sous des formes amplifiées, par le grand orchestre des années 1940. Cette combinaison instrumentale s’impose alors de manière assez exclusive, malgré quelques introductions limitées d’instruments utilisés 40 ans auparavant : clarinette, piston, harpe, vibraphone…. Plus tard, Piazzolla a réintroduit la guitare sous sa forme électrique. Mais le milieu musical tanguero est dans l’ensemble assez conservateur en matière d’instruments et de rythmes. Il s’est révélé un peu plus évolutif en matière d’orchestration et d’harmonie, comme le montre l’exemple de Rovira, qui a composé dans les années 1950 des tangos dodécaphoniques. Au total, il reste énormément de choses à explorer dans le tango, alors que le jazz a épuisé son potentiel créatif propre et a dû se nourrir à d’autres sources (rock..)

Peut-on théoriser l’histoire du tango ?

La tango n’a pas eu une évolution linéaire, que l’on pourrait résumer par une synthèse brillante. Il a évolué de manière non logique, en fonction des apports individuels des différents musiciens qui ont introduit chacun leur propre expérience. Par exemple, Juan Carlos Cobian, après ses voyages aux Etats-Unis dans les années 1920 et 1930, a incorporé des innovations inspirées de la musique nord-américaine dans ses tangos. D’autres, comme Augustin Bardi, ne sont jamais sortis d’Argentine mais ont innové à leur manière. Quant au tango des années 1940, il est marqué par les simplifications introduites par Juan d’Arienzo pour faire danser les gens. Au total, une grande diversité.

Quelles sont vos voies de recherche actuelles ?

Je cherche à mettre en valeur les harmonies passées sous silence au bénéfice de la danse, qui ne laisse pas le temps d’écouter. J’essaye d’enrichir la structure rythmique en introduisant des rythmes candombe comme dans mon récent arrangement de El Choclo. Je travaille également dans le domaine de l’improvisation. Dans les années 1950, quant j’ai commencé ma carrière, beaucoup de musiciens de tango jouaient encore d’oreille en improvisant, et cela marchait bien, chacun ayant une fonction bien précise comme dans le Jazz. Cette tradition d’improvisation, de musique non écrite, s’est perdue.

Mon travail de recherche s’enracine donc dans mon patrimoine culturel. Je suis frappé de la vitalité de cette culture populaire argentine, qui s’exprime aujourd’hui dans la renaissance des  »murgas », ces fêtes populaires de rue où les gens défilent en cortège, en chantant et en dansant ensemble, sans que cela soit institutionnalisé par aucun ministère.

Ne retrouve-t-on pas les sonorités du jazz dans le tango improvisé ?

Il y a des particularités dans le jazz : le rythme ternaire, les  »blue-notes » (3ème mineure par exemple). Mais il y aussi, des  »tango-notes », comme la 6ème mineure. A part cela, le jazz n’a fait qu’utiliser des règles harmoniques universelles inventées en Europe, dont on trouve des traces dans Ravel ou Debussy à la même époque. Cela n’est pas le patrimoine du jazz, mais de toutes les musiques improvisées sur une trame harmonique occidentale.

Propos recueillis par Fabrice Hatem

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