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Lectures et bibliographies salseras

The city of musical memory

ImageLa ville de Cali a constitué l’un des principaux foyers de développement de la Salsa en Amérique du Sud. Il s’y est même créé même un style de danse spécifique, plus connu sous le nom de « salsa colombienne ». L’ouvrage de Lise Waxer nous livre une description vivante et approfondie de cette histoire.

L’arrière-fond géographique et culturel est d’abord précisément décrit, notamment à travers un recensement des différentes formes de musique populaire traditionnelles colombiennes. Nous assistons ensuite à l’arrivée dans le pays, à partir des années 1920, des musiques et danses caribéennes (on dit ici : « antillaises »), dont l’influence fut transmise par le cinéma mexicain, les marins de passage et les tournées d’orchestres cubains comme le trio Matamoros. Dès les années 1950, la Sonora Matancera et le Combo de Rafael Cortijo jouissent en Colombie d’une énorme influence. Pour répondre à la demande du public, les orchestres locaux inventent alors un genre de musique dite « tropicale », mélange de rythmes antillais et colombiens, qui evoluera dans les années 1960 vers une forme simplifiée, le Chucu chucu.

C’est à travers les disques amenés par les marins de passage dans le port de Buenaventura que la Pachanga, le Boogaloo puis la Salsa, vont arriver, à partir des années 1960, jusqu’à Cali. La ville est alors en pleine expansion du fait notamment du boom sucrier, et les populations migrantes qui s’agglutinent dans les quartiers pauvres et les bidonvilles de la périphérie vont s’approprier ce nouveau genre musical. C’est tout particulièrement vrai dans les quartiers populaires voisins de l’ancienne « Zone de tolérance » de la ville (el Obrero, Sucre, San Nicola), dont les maisons closes avaient vécu entre 1930 et 1950 au rythme de la musique antillaise.

Le livre décrit de manière très vivante la diffusion de la Salsa dans différentes parties de la ville, tout particulièrement dans les quartiers populaires de l’est, du côté de la Carretera 8 et du faubourg de Juancito. Les occasions de danser, entre amis ou entre voisins, sont alors nombreuses : soirées domestiques de fin de semaine où les hommes discutent football avant de se mettre à danser avec les femmes une fois celles-ci libérées des tâches ménagères, fêtes d’adolescents (agüelulos), petites soirées payantes (bailes de cuota), puis dans les années 1970 clubs de danse (griles), bals en plein air animés par les systèmes de sonorisation portables appelés picos, fêtes de rue (verbenas)…

Ces lieux servent de cadre à une pratique très inventive de la danse. Sur les disques de Pachanga et de Boogaloo (souvent joués en accéléré), puis de Salsa, se développe un style d’interprétation très rapide, léger, avec de nombreux jeux de jambes, qui deviendra caractéristique de Cali et même de toute la Colombie. Plusieurs compagnies professionnelles de Salsa sont créées à cette époque, tandis que les compétitions de danse se multiplient avec l’organisation en 1974 du premier championnat mondial de la Salsa (qui en fait draine surtout à l’époque des candidats colombiens).

A la fin des années 1970, la Salsa s’est imposée comme l’un des éléments constitutifs de l’identité culturelle caleña. Chaque année, à la fin décembre, la Feria est l’occasion d’une gigantesque célébration salsera, rythmée de moments forts comme la venue de l’orchestre de Richie et Ray et Bobby Cruz en 1968. Et tout le reste de l’année, les radios spécialisées (Radio Reloj, la Voz del valle, Radio el sol  radio Tigre) diffusent en permanence la musique de Salsa. Cali s’est même autoproclamée « capitale mondiale de la Salsa » : une manière sans doute pour ses habitants d’affirmer une culture cosmopolite et ouverte sur le monde.

Le livre décrit ensuite de manière précise et vivante les différentes influences qui contribueront au développement ultérieur de la scène salsera de Cali, avec ses phases d’expansion et de repli :

– Rôle, dans les années 1980, du cartel de la cocaïne, avec un afflux d’argent massif qui se traduit par l’apparition de clubs luxueux dans le centre-ville et la multiplication des concerts animés par de grands groupe étrangers, mais aussi par une marginalisation de la culture populaire, repliée sur les salsotecas et tabernas de l’est de la ville.

– Appropriation progressive de la Salsa par les classes aisées, sous l’influence initiale des intellectuels de gauche qui s’intéressent à cette culture populaire à partir des années 1970.

– Essor au cours des années 1980 d’une intense créativité musicale avec l’apparition de nombreux orchestres comme Grupo Niche ou Guayacan. Cali va rapidement devenir de ce fait la principale scène de concert et d’enregistrement de la Salsa en Colombie.

– Renaissance, après la chute du Cartel de Cali au milieu des années 1990, d’une pratique populaire de la Salsa, en partie fondée sur l’écoute participative des vieux enregistrements de disques dans les tabernas, salsotecas et viejotecas animées par des collectionneurs passionnés, comme la Taberna latina ou Pablo y su musica.

Un chapitre entier est consacré, à la fin de l’ouvrage, aux nombreuses manifestations dédiées à la Salsa, comme la Feria de Cali, les Festivals de orquestas dans la seconde moitié des années 1980, les championnats de danse, ou encore les Encuentros de salseros collectionistas y melomanos, où sont joués en public les vieux enregistrements de collection. Dans des pages très vivantes, l’auteur nous fait ressentir la manière dont le public participe activement à ces évènements, en chantant, dansant, jouant des percussions pour accompagner les enregistrements (campaneros), exprimant sa joie de toutes les manières possibles…

Au total un livre à la fois profond et attachant, et qui reflète les multiples facettes de son auteur : à la fois sociologue et musicienne (elle a elle-même joué dans des orchestres locaux durant son long séjour à Cali), la regrettée Lise Waxer associait, dans un équilibre séduisant, rigueur scientifique, sensibilité artistique et réel talent littéraire – sans oublier, last but not least, un amour passionné pour la Salsa.

Fabrice Hatem

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