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Musique et musiciens cubains

Musica por el Caribe, de Helio Orovio

caraibe La Havane, 12 octobre 2011

La région des Caraïbes constitue depuis plusieurs siècles un extraordinaire foyer d’effervescence musicale. La colonisation européenne et l’arrivée forcée d’esclaves d’origine africaine y ont enclenché un phénomène de métissage culturel, particulièrement fécond dans le domaine de la musique et de la danse populaires. L’ouvrage d’Helio Orovio nous invite à un voyage à travers ces rythmes caraïbes, dans leur diversité comme dans leurs similitudes.

Le livre est divisé en une trentaine de courts chapitres, consacré chacun à un style musical, et tous construits selon même plan (voir quelques exemples en annexe) : sont ainsi évoqués le berceau géographique de la musique concernée, les conditions de sa naissance et de son développement, ses structure mélodique, rythmique et harmonique, son instrumentation, les caractéristiques de son répertoire chanté et des danses qui l’accompagnent, ses principaux interprètes, son évolution jusqu’à aujourd’hui et les formes actuelles de son rayonnement.

Cette lecture permet de prendre conscience des fortes similitudes unissant ces différents musiques, au point qu’on a parfois le sentiment de voir la même histoire se répéter, d’une île ou d’un pays à l’autre : d’abord la lente gestation, souvent dans les milieux ruraux les plus pauvres, de formes musicales syncrétiques associant les polyrythmies africaines et les mélodies européennes, avec, parfois, présence de quelques influences indigènes ; puis l’apparition et la diffusion, au cours du XIXème siècle -souvent de façon concomitante avec l’indépendance du pays ou l’abolition de l’esclavage, d’un style de musique populaire issu de cette gestation, souvent fondé sur un rythme binaire et presque toujours accompagné de danses (en général des danses collectives impliquant plusieurs couples).

Dans ces musiques, l’influence africaine se fait sentir notamment à travers la polyrythmie et l’utilisation des tambours et de différents instruments de percussion, par la présence d’un dialogue entre soliste et chœur dans la seconde partie de la chanson, ainsi que par l’érotisme parfois très explicite de la danse , quant à l’influence européenne, elle se ressent par la présence des instruments à vent et à cordes – parfois ajoutés plus tardivement-, par la formes des mélodies interprétées par le soliste (notamment dans la première partie de la chanson) et par la langue utilisé par les chanteurs. Quant au répertoire chanté, il aborde en général des thèmes très simples liés à l’amour, à l’actualité, à la chronique sociale, avec une dimension souvent satirique ou humoristique.

L’histoire de ces différentes styles musicaux est également caractérisée par des dynamiques assez semblables, depuis les baraquements des esclaves noirs des plantations jusqu’au lieu de danse et aux salons aisés des villes, enfin jusqu’aux qu’aux scènes de spectacle et aux night clubs d’aujourd’hui – ceci s’accompagnant d’évolutions concomitantes dans les styles musicaux et dansés : incorporations d’instruments européens (vents, cordes), puis, plus récemment, de claviers, de batteries et d’instruments électriques, passage de danses collectives à des danses de couple, élimination, au cours de la phase « d’embourgeoisement » des éléments d’érotisme les plus explicites dans la danse puis réintroduction récente de ceux-ci, etc.

A partir de ce tronc commun, on observe cependant de très grandes différences entre les différents styles musicaux, tant en ce qui concerne leur formation originelle que leur évolution historique. Tout d’abord, le dosage des influences ethniques est très variable selon les musiques, ce fait reflétant assez fidèlement la diversité des peuplements. Par exemple, le Meringue de Haïti – île d’où furent chassé les colons blancs à la fin du XVIIIème siècle – est plus fortement marqué que d’autres par les influences africaines. La Gaita zuliana, a l’inverse, est d’ascendance plus nettement espagnole. Enfin, une influence indienne assez forte peut être observée dans la Cumbia de Colombie, pays où existent d’importantes minorités d’origine indigène.

La diversité des histoires coloniales se reflète également dans les langues utilisées dans les chansons : anglais dans le reggae jamaïcain et à Trinidad, français créole à Haïti et aux Antilles, et bien sûr espagnol dans les autres cas.

La fonction sociale et les conditions d’interprétation de ces musiques sont également variables selon les lieux et les époques. Beaucoup d’entre elles étaient par exemple fréquemment jouées, dans le passé, à l’occasion de fêtes, et tout particulièrement des fêtes de carnaval. Mais si certaines, comme par exemple le Palo de Mayo, restent encore aujourd’hui très marquées par ce caractère folklorique, d’autres ont évolués vers des formes de loisirs plus modernes, pratiquées tout au long de l’année dans les night -clubs et sur les scènes de spectacle. Enfin, si la majorité de ces musiques sont intrinsèquement liées à la danse, cette caractéristique est moins marquée dans une minorité d’entre elles, comme le Reggae ou encore la Gaita, plus centrées sur l’expression musicale et chantée.

Notons enfin que ces musiques connaissent aujourd’hui un rayonnement très variables. Certaines, comme la Plena ou la Cumbia, ont envahi, sous des formes adaptées aux goûts de l’époque, les discothèques du monde entier, influençant notamment des styles de grande diffusion comme la Salsa. D’autres, comme le Tamborito panaméen, restent très vivantes au niveau national sans forcément jouir d’un rayonnement international exceptionnel. Enfin, certaines, comme le Palo de Mayo, n’ont une influence limitée au niveau régional, et sont parfois même entrées dans un processus de déclin.

Par ailleurs, la structure de l’ouvrage fait une très large place – pratiquement la moitié des chapitres – à la seule musique populaire cubaine, depuis la Habanera et le Danzon qu’au à la Timba et au Reggaeton, en passant bien sûr par le Son et la Rumba. Le lecteur cubanophile est d’ailleurs heureux de se retrouver alors dans cette atmosphère familière. Même en tenant compte d’un possible tropisme national de l’auteur, ce fait illustre l’importance majeure de la contribution cubaine à la créativité musicale des Caraïbes. On peut s’étonner cependant de la place relativement limitée accordée à la musique populaire colombienne, qui aurait peut-être mérité de plus larges développement, ainsi que par l’absence totale de référence au Mexique. Même si l’auteur s’explique largement dans son introduction sur son choix de se limiter à la zone Caraïbe au sens strict (i.e l’arc insulaire augmenté), j’aurais personnellement trouvé naturel- mais ceci est sans doute lié à ma crasse ignorance de la géographie de la région – qu’une plus large place soit accordée dans l’ouvrage aux musiques d’Amérique centrale. Par ailleurs, j’ai été également étonné de me trouver aucune référence dans l’ouvrage aux danses afro-cubaines (cycle Yoruba) ainsi qu’ à la Tumba française…

Il s’agit en résumé d’un ouvrage de lecture extrêmement agréable et instructive, mais dont la partie « non-cubaine » déçoit un tout petit peu par sa relative brièveté et son caractère à mon humble avis légèrement incomplet. Par ailleurs, la présence d’un CD ou d’un DCD pédagogique aurait permis d’illustrer de manière plus accessible des descriptions écrite de styles musicaux et de danse qui restent forcément un peu abstraites pour un lecteur non familiarisé, comme moi-même, avec ceux-ci.

Fabrice Hatem

Helio Orivio, Música por el Caribe, Editorial Oriente, Santiago de Cuba, 2007, Première edición 1994, ISBN 978 959 11 0590 5   www.cubaliteraria.com

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Annexe

Quelques exemples de musiques populaires des Caraïbes (hors Cuba)
(résumé de l’ouvrage de Helio Orovio)

Bomba. Style de musique polyrythmique chantée portoricaine, de rythme binaire et interprétée en mode majeur, associant les influences africaine et espagnole. Malgré d’anciennes origines dans les pratiques musicales des esclaves Noirs des plantations, il n’est apparu en tant que tel que vers les années 1870, sous des formes régionales d’abord très diverses, puis progressivement unifiées. L’instrumentation était initialement composée de trois tambours appelés bomba, ainsi par quelques autres instruments de percussion mineurs, auxquels se sont ensuite ajoutée la guitare, puis les instruments à vents, le piano et la contrebasse. Le chant est structuré autour d’un dialogue chœur-soliste. La danse, fondée sur un dialogue entre l’improvisation des danseurs (solo, en couple ou en groupe) et du tambour majeur, présente certaines similitudes avec la Rumba cubaine. Née dans les milieux ruraux les plus pauvres du pays, la bomba migra progressivement vers la ville, où elle fut adoptée par les classés plus aisées, moyennant un processus classique d’évolution stylistique (vêtements, positions de la danse, instruments, etc.). Les chansons, exprimées en espagnol, mélangées avec un vocabulaire dialectal, évoquent la vie quotidienne, l’amour, les faits d’actualité. La bomba a été largement popularisée à l’extérieur du pays (Etats-Unis notamment) par les musiciens portoricains émigrés, et son influence stylistique peut se reconnaître aujourd’hui dans la Salsa. Elle peut également être considérée comme un antécédent de la Plena.

Plena. Style de musique chantée portoricaine, de rythme binaire, apparue au début du XXème siècle. Associant les apports de la polyrythmie africaine et de la poly-instrumentalité européenne, elle peut être jouée en mode majeur ou mineur. Son instrumentation intégrait au départ la guitare (cuatro), le guiro, la pandereta (petit tambour) et l’harmonica, puis s’est enrichie d’autres sonorités, comme celle de l’accordéon, du piano, du saxophone, du trombone, de la clarinette, etc. Les chansons commencent par un ou deux strophes interprétées par le soliste, suivies d’un dialogue chœur-soliste. Leurs paroles, chantées en espagnol, constituent une chronique, souvent satirique et humoristique, de la vie sociale, accompagnée par une musique vivante, allègre, basée sur de petites phrases musicales aux mélodies assez syncopées. La danse de couple est faite de tours rapides et de pas improvisés. Cette musique a été largement popularisée dans le monde par les musiciens portoricains, parmi lesquels on peut citer Cesar Conception et Rafael Cortijo.

Merengue Dominicain. Musique dominicaine de rythme binaire, née au milieu du XIXème siècle, fusionnant les apports africains (polyrythmie) et espagnols (mélodies chantées). Elle présente des similitudes assez marquées avec le Son cubain. Son instrumentation intégrait initialement le tres, le guiro et la tambora, auxquels se rajoutèrent plus tard le saxophone, la basse et l’accordéon. Son rythme, vif, sert de base à une danse de couple très populaire dans l’île. Les chansons, interprétées en espagnol, comportaient à l’origine trois parties : introduction instrumentale, partie chanté et improvisations (jalao). Dans les versions actuelles, les deux premières parties sont plus ou moins fusionnées. Interprétées par de très nombreux musiciens dominicains dans l’île et à l’étranger, le merengue reste aujourd’hui très populaire. Ses orchestres à l’instrumentation modernisée intègrent désormais les instruments à vent, la batterie, la piano et la basse électrique.

Merengue de Haïti. Musique de très forte influence africaine (Chica, Calenda Vaudou…), avec également quelques apports des danses européennes comme le menuet. Ses antécédents historiques sont assez anciens, mais elle n’est apparue en tant que telle qu’au milieu du XIXème siècle. De rythme binaire, elle fut à l’origine interprétée par des tambours, avec intégration progressive d’instruments à vent comme la clarinette, le saxophone et l’harmonica. Les paroles des chansons, exprimées en créole, évoquent des thèmes simples liés à la vie quotidienne et à l’amour. Il existe plusieurs styles différents de meringue haïtien : Congo (où les percussions jouent un rôle prépondérant), rural, de carnaval, de salon (au rythme plus lents), Carabiné (servant de base à une danse très vive et rapide). Cette musique présente des similitudes avec la Cocoye de l’oriente cubain. Le compas direct en constitue une variante contemporaine.

Biguine antillaise. Style de musique dansée directement inspirée, comme le Merengue Haïtien, de danses africaines comme la Chica et la Calenda, avec également présence d’influences françaises. Au départ interprétée par des tambours, elle a ensuite intégré d’autres instruments comme l’accordéon. C’est une danse de couple très vive, à caractère érotique assez marqué, mais dansée en groupe, qui présente des similitudes avec la Tumba francesa et le Merengue Haïtien. Après quelques strophes interprétées par le soliste, le reste de la chanson est structurée autour d’un dialogue entre soliste et chœur. Autrefois fréquemment interprétée à l’occasion des fêtes de carnaval, elle s’est transformée au cours du XXème siècle en danse de loisirs pratiquée en couple (night-clubs et cabaret).

Calypso. Style musical et dansé originaire de l’île de Trinidad, interprété sur un rythme binaire (2/4) associant influences africaine, européennes et indoues. Son atmosphère est joyeuse et pleine d’humour, avec des chansons exprimées en anglais, évoquant l’amour et les incidents de la vie quotidienne. Elle est très présente dans les fêtes de Carnaval. Proche de la Calenda antillaise, elle emprunte à la racine africaine la polyrythmie, ainsi que l’alternance chœur-soliste. Son instrumentation était originellement constituée d’un tambour et de bouteilles remplie d’eau, auxquels se sont par la suite rajoutés de nouvelles percussions, des instruments à vent puis des tambours métalliques (steel bands).

Reggae. Musique jamaïcaine relativement récente, de rythme binaire (4/4) née à Kingston dans les années 1970. Chantés en langue anglaise créolisée, ses textes sont largement inspirés par l’idéologie du mouvement Rasta prônant le retour des peuples afro-caraïbes vers leurs racines africaines, avec une forte dimension protestataire contre l’oppression née de la colonisation. Cette musique trouve ses racines dans le Mento, un style proche du Calypso de Trinidad, métissé de musiques nord-américaines comme le Rythm and Blues, le Boogie Woogie, le Rock et le Soul. Jimmy Cliff et, bien sûr, Bob Marley, figurèrent parmi ses interprètes les plus fameux.

Gaia zuliana. Style de musique chanté, de très forte influence espagnole, interprété sur un rythme ternaire (6/8) originaire de région de Zulia, sur la côte atlantique du Vénézuela. Les paroles des chansons, constituées de vers octosyllabiques interprétés en espagnol par un soliste dialoguant avec un chœur, constituent une chronique de la vie quotidienne, avec une forte composante de satire sociale et politique. L’orchestre se compose d’un cuatro, d’un tambour, d’un guiro, accompagnés d’instruments de percussion mineurs comme les maracas ou la tambora. Née en milieu rural, la gaia migra ensuite progressivement vers la ville. Elle a connu un certain déclin à partir de la seconde moitié du XXème siècle.

Cumbia colombienne. Musique chantée et dansée originaire de la côte atlantique de la Colombie. Elle associe les rythmes africains, les danses d’inspiration indienne les mélodies espagnoles. Elle est fondée sur un rythme binaire, avec présence d’une alternance chœur- soliste dans la partie chantée. Les orchestres traditionnels intègrent des instruments d’origine indienne comme la cana de millo, ou la gaita – une sorte de flûte. Les chansons, interprétées en espagnol, évoquent l’amour et les évènements de la vie quotidienne. La danse, interprétée par un ou plusieurs couples, est essentiellement une danse de séduction sexuelle. Les couples se placent en file ou en ronde ; l’homme danse autour de la femme qui de séduit mais le repousse lorsqu’il cherche à s’approcher de trop près d’elle. Les Cumbias étaient fréquemment interprétées à l’occasion des fêtes populaires. Ce style musical a beaucoup influencé la Salsa.

Porro. Musique pratiquée sur la côte atlantique de la Colombie, sur un rythme binaire. Elle est dérivée de la Cumbia, mais avec un tempo plus rapide. Originellement jouée par des tambours, elle a progressivement incorporé de nouveaux instruments et est aujourd’hui interprétée par des orchestres de type Jazz Band. Les chansons, structurées en couplets, évoquent es thèmes de l’actualité, la vie sociale, l’amour… La danse fut d’abord collective, avant de se transformer en danse de couple. Le style de musique, très populaire en Colombie, a également connu un succès croissant sur la scène international au cours de la seconde moitié du XXème siècle.

Vallenato. Musique populaire d’origine rurale, au rythme binaire, d’ascendance afro-espagnole, apparue à la fin du XIXème siècle dans la région de Valledupar, sur la côte atlantique de la Colombie. Les instruments originels sont la guitare, l’accordéon, la guacharaca, et le-tambour, auxquels se sont plus tard ajoutés des instruments et la contrebasse. Les chansons sont structurés sous forme de decimas (groupes de 10 vers souvent improvisés). Cette musique comporte quatre variantes principales : le son (assez lent), la paseo (plus rapide et propice à la danse), le merengue (sur des rythmes binaires ou ternaires, sans lien avec celui de Saint-Domingue) et la Puya (au tempo plus rapide que celui du Merengue).

Tamborito. Musique panaméenne, de rythme binaire, dérivée de musiques de danse africaines (bunte). Au départ constitué de trois tambours, l’orchestre intégra plus tard des instruments d’origine européenne comme la guitare, la flûte et le violon. La danse, collective, se fait sous forme d’une ronde au milieu de laquelle se succèdent les couples de danseurs solistes. Cette musique, composant important de la culture populaire panaméenne, comporte, plusieurs variantes. Le Tamborito Santeno est davantage marquée par ses origines espagnoles, tandis que le tamborito chorrerano, plus africanisé, comporte une section de percussions plus importante. Les chansons, interprétées par une soliste et un chœur de chanteuses, évoquent l’amour, les événements de la vie quotidienne, avec une dimension importante de satire sociale. La musique accompagne une danse de couple assez érotique, souvent interprétée à l’occasion des fêtes de carnaval.

Palo de mayo. Musique populaire née au début du XIXème siècle, et dont l’épicentre se trouve dans le port de BlueFields, sur la côte Atlantique du Nicaragua. Elle présente des ressemblances avec le Reggae Jamaïcain et le Calipso de Trinadad. Il s’agissait au départ d’une imitation par les Noirs de fêtes populaires célébrées par les colons Blancs au mois de Mai. L’orchestre comporte une section percussive d’origine nettement africaine, avec une ligne mélodique tenue par l’accordéon, la guitare et des instruments à vent. La danse est une ronde rapide et joyeuse autour d’un arbre, sur lequel les danseurs enroulent des fils de couleur. Les chansons, chantées en anglais créolisé, reprennent la structure classique d’une première partie en solo, suivie d’une alternance chœur-soliste.

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