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Pas de viande pour le tresero

La scène se passe le soir, dans l’un des lieux de musique nocturnes de Santiago de Cuba. Outre les figurants – membres de l’orchestre, personnel de service, clients et jineteras – elle comporte deux personnages principaux : le musicien, joueur de tres et deuxième voix d’un duo de Son comme il existe beaucoup dans cette ville ; et le touriste, amateur plus affiché que véritable connaisseur de cette musique.

Séquence 1. Avant le concert

Le musicien et le touriste arrivent dans la salle et s’installent l’un en face de l’autre.

Le musicien. Bon sang, qu’est-ce que j’ai faim ! Ca fait une semaine que je me nourris de pâtes et de pizzas. Et mon salaire m’arrive que dans 10 jours ! Ce qu’il me faudrait, c’est une cuisse de poulet. Ou bien une côte de porc. Voilà, une bonne côte de porc bien grillée avec une sauce bien épaisse, un grand plat de riz et des bananes frites.

Le touriste. Un peu lourd le dîner de ce soir. Il faudrait que je dise à mes logeurs que trois cuisses de poulet avec des montagnes de riz et de bananes frites, c’est vraiment trop pour une seule personne. Sinon, je vais encore grossir. Je vais leur demander une salade de fruits pour demain. Voilà, une bonne salade de bananes et de mangues bien fraîches.

Le musicien. Ce qui serait bien, ce serait de vendre un de mes CDs pour pouvoir faire un bon dîner et en ramener un peu à mon gosse. Mais la salle est encore presque vide ce soir. Presqu’aucun touriste.Ca ne va pas me simplifier la tâche pour manger.

Le touriste. Zut, la salle est encore presque vide ce soir. Il n’y a pas de femmes seules, juste quelques jineteras. Cane va pas me simplifier la tâche pour danser.

Séquence 2. Pendant le concert

Le duo se met à jouer une musique de Sones et de Boléros devant un public clairsemé.Le musicien.Tiens, je vais faire une impro solo rapide sur Chan Chan. Ca les impressionne toujours, les Yumas, quand j’accélère le tempo. Et après, ils donnent de bons pourboires.

Le touriste. Quel talent, quelle virtuosité, ce guitariste ! Et quelle joie de vivre, ces cubains ! Toujours à chanter, à rire, même quand ils n’ont rien à manger !! Quel peuple merveilleux !!

Le musicien.Tiens, le touriste me regarde. Il a l’air content, il va sûrement m’acheter un CD.

Le touriste. Tiens, le guitariste m’a regardé. Il a dû voir qu’il avait affaire à un connaisseur. Entre artistes, on se comprend.

Le touriste applaudit chaleureusement l’orchestre et le guitariste, qui lui sourit en inclinant la tête.

Sequence 3. Après le concert

Le guitariste prend ses CDs et s’approche des quelques touristes présents dans le public.Le musicien.Sur que ca va marcher, cette fois. Il avait l’air vraiment content, le touriste du 2eme rang.

Le touriste. Ah ! Non ! Il ne va encore essayer de me vendre son CD pourri pour 10 CUC. J’en ai déjà acheté 25 comme ça, que je n’ai jamais écoutés. Et puis, Chan-Chan, je l’ai déjà dans la version de Buena Vista Social Club. On paie déjà à l’entrée, ce n’est pas pour se faire taxer encore une deuxième fois.

Le musicien.– Senor, esta interessado para comprar nuestro CD ?

Le touriste (avec un grand sourire). – No, gracias.

Le touriste met en souriant 2 CUC de pourboire dans le guiro du guitariste, qui remercie et continue son chemin. Il ne mangera pas de côte de porc ce soir.

Fabrice Hatem

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