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Carnet de voyage 2010 à Cuba

Une (trop) brève histoire de la musique cubaine

Samedi 25 Septembre 2010, Santiago de Cuba

Chère Mireille,

En arrivant à Cuba, j’étais bien décidé à approfondir ma connaissance des danses locales, non seulement en les pratiquant sur les pistes, mais également à travers une démarche plus intellectuelle visant à comprendre les filiations complexes qui relient la Salsa à des formes d’expression plus anciennes : Mambo, Danzon, Son, Contredanse, etc.

Dès mon premier jour à Santiago de Cuba, je me précipitai donc chez un bouquiniste de la rue Heredia – l’axe musical central de la ville, le long duquel se succèdent de nombreuses « Casas » de concerts et de danse – pour essayer de me procurer quelques ouvrages sur le sujet. Ce ne fut pas trop difficile, car – fait peu surprenant vu sa localisation – la librairie était fort bien achalandée en publications sur la musique populaire cubaine. Parmi mes multiples acquisitions du jour, deux livres se révélèrent, à la lecture, particulièrement instructifs.

Le premier, La música y el pueblo de Maria Teresa Linares, traite de l’histoire de la musique cubaine depuis les débuts de la colonisation espagnole jusqu’aux années 1960. Il propose, en 200 pages très denses, une véritable fresque détaillant chaque étape de cette évolution : les très anciennes racines espagnoles (danses et chants folkloriques comme le Punto, instruments à cordes pincées), et africaines (rythmes et percussions) ; l’apport plus tardif de la Contredanse française au début du XIXème siècle ; la « criollisation » de la musique locale au cours du XIXème siècle avec l’apparition des style nationaux comme la Contredanse cubaine, qui plus tard donnera naissance au Danzón. Dès le milieu du XIXème siècle, les cellules rythmiques fondamentales de la musique et de la danse cubaine – la clave en 3-2 et le pas de base sur 4 temps où seulement trois pas sont effectués – sont déjà présentes dans pratiquement tous les styles autochtones.

Ces évolutions sont replacées avec clarté dans leur contexte social et historique. Deux chapitres jumeaux sont ainsi consacrés, d’une part à la pratique de la musique « cultivée » interprétée, souvent sur des rythmes de habaneras, dans les salons des familles blanches aisées, et d’autre part à celle des musiques populaires de rue, largement influencées par les rythmes africains (Cumparsas ; ensembles de percussion nègres, dits aussi « Coros de claves » ; tambours et cornets de Carnaval ; Tumba francesa ; Rumba) . Un autre chapitre décrit la floraison précoce, dans les villes cubaines, des salles de bals, gloriettes et autres lieux de loisir, signes de cette passion pour la danse et la fête remarquée il y déjà plusieurs siècles par des voyageurs de passage. Enfin, le rôle du théâtre et de ses petites saynètes, où s’intercalent des pièces chantées (guarachas satyriques, boléros romantiques) et des scènes de danse est également bien mis en lumière.

Le livre décrit ensuite le vaste mouvement qui, à partir de la fin du XIXème siècle, va aboutir aux formes actuelles de la musique et de la danse cubaines. C’est abord l’essor de la chanson ou « Trova », largement sous l’impulsion de compositeurs venus de l’est de l’île (région de Santiago de Cuba), comme Pepe Sanchez, Sindo Garay ou Rosendo Ruiz[1] ; c’est aussi la formation de nouveaux types d’orchestres, comme la « Charanga francesa », intégrant, à côté des guitares et des percussions, des instruments jusque-là peu utilisés dans la musique populaire locale, comme le violon et la flûte. Dans les premières décennies du XXème siècle, le cinéma va jouer un rôle fondamental dans l’essor de la musique cubaine. De nombreux intermèdes chantés ou instrumentaux sont effet intercalés entre la projection des films muets, offrant une source de travail appréciable aux artistes et permettant à de futurs très grands chanteurs, comme María Teresa Vera, de faire leurs débuts.

A partir des années 1920, le Son, musique originaire des villages reculés de l’Oriente, va descendre de ses montagnes pour conquérir les cabarets de La Havane. Originellement joué en petites formations de guitares et percussions – comme dans le cas par exemple du fameux trio Matamoros – il va bientôt incorporer de nouveaux instruments empruntés au Jazz alors à l’apogée de son influence – tout particulièrement la trompette et le piano. De cette époque date la création de très fameux sextets de Son – comme le Sexteto Nacional Ignacio Piñiero, le Septeto Havana ou la Sonora Matancera – dont certains ont poursuivi, à travers plusieurs générations d’artistes, leur activité jusqu’à aujourd’hui.

Le succès de cette musique – amplifié par le développement de la radiodiffusion et du disque – est tel qu’il se traduit rapidement par l’apparition d’une nouvelle danse, le Son (sous sa forme « urbaine », car il existait déjà un Son rural, appelé « Montuno »). Dans les années 1940 et 1950, de grands et prestigieux orchestres, comme ceux de Felix Chapottín, Arsenio Rodríguez et Benny Moré animent les nuits des grands cabarets de luxe de la capitale, interprétant Son, Guajiras, Guarachas et Boléros pour faire danser la bourgeoisie blanche et les touristes américains. Les mêmes soirs, un public plus populaire et de peau plus foncée se presse dans d’autres lieux, comme Los Jardines de la Tropical, pour écouter la Charanga Aragon ou l’orchestre Arcañio y su Maravillas.

Plusieurs chapitres du livre sont ensuite consacrés à la l’apparition, dans les années 1950, du Mambo et du Cha-Cha-Cha, danses directement dérivées du Danzón et du Son, mais modernisés et sophistiquées pour répondre aux goûts d’un public désormais international. C’est d’ailleurs souvent à l’occasion de séjours à l’étranger que les musiciens Orestes López, Pérez Prado et Enrique Jorrín purent mettre définitivement au point ces nouveaux styles et les faire connaître hors de Cuba.

Les derniers chapitres, consacrés aux années 1960 et 1970, proposent, entre autres, d’intéressantes informations sur l’essor de la « Nueva Trova », style de chanson aux thématiques contestataires, mais dont les structures rythmiques et mélodiques sont directement inspirées de la musique populaire traditionnelle.

Ces pages sont cependant un peu moins convaincantes que le reste de l’ouvrage, pour trois raisons principales : d’abord parce que le manque de recul historique fait que l’auteur se perd un peu dans une profuse présentation d’artistes alors prestigieux, mais parfois aujourd’hui un peu oubliés ; ensuite parce que les analyses de Maria Teresa Linares opposent, de manière un peu trop sommaire et partiale à mon goût, les acquis supposés de la nouvelle politique culturelle mise en place par le gouvernement de Fidel Castro, aux dérives mercantilistes dont est accusé le show-business américain ; enfin, parce que les années 1960 et 1970, loin d’être marquées, comme le suggère l’auteur, par une floraison de nouveaux talents musicaux dans l’île, correspondent au contraire à une période de crise de la musique populaire cubaine, dont les causes principales doivent justement être recherchée dans certains aspects de ladite « politique culturelle progressiste » (fermeture des cabarets, émigration vers les Etats-Unis de très nombreux artistes, etc.).

Il n’en reste pas moins que l’ouvrage constitue, pour toute la période antérieure à 1959, une source d’informations exceptionnelle. La filiation des différents genres musicaux y est présentée avec une grande clarté. Chaque style, chaque artiste important fait l’objet d’un développement suffisant pour permettre au lecteur néophyte de fixer ses premiers points de repère. Le style agréable du livre rend sa lecture plaisante et relativement facile malgré l’accumulation des faits et des analyses. Enfin, les évolutions musicales stricto sensu sont bien replacées dans leur contexte historique et social : mouvement indépendantiste et guerre contre l’Espagne, se traduisant entre 1870 et la fin du siècle par l’émergence d’un répertoire de chansons patriotiques, dont la fameuse Bayamesa, devenue l’hymne national cubain ; mouvements de populations liées aux évènements politiques ou aux évolutions économiques, conduisant à des brassages culturels et à l’essor de nouvelles formes musicales métissées, dont notamment le Son sous ses différentes formes régionales ; impact de l’évolution des medias – théâtre, puis cinéma, radio, disque, enfin télévision – sur la diffusion et les formes de la culture populaire. Le livre est également complété par une riche iconographie qui permet de se faire une idée des lieux ou de mettre un visage sur des noms des artistes…

Ecrit en 1974, le livre ne traite cependant pas des évolutions les plus récentes. Celui qui voudrait en savoir un peu plus sur ce sujet, et notamment sur ce qui touche à l’apparition et au développement de la Salsa, pourra avec profit consulter un second ouvrage très complémentaire de celui que je viens de te présenter : Casino and Salsa in Cuba, écrit en 2007 par Bárbara Balbuena. Mais c’est une autre histoire dont je te parlerai bientôt… Sans doute demain.

Fabrice Hatem

Bárbara Balbuena, 2007, Casino and Salsa in Cuba, Colleción Cinquillo, Editorial José Martí, IBDN 978-959-09-0353-3, e-mail : editjosemarti@ceninia.inf.cu

María Teresa Linares, 1974, La música y el pueblo, Colleción música, María Teresa Linares, Editorial Pueblo y Educacíon, (Première réimpression : 1979)


[1] Mais aussi d’autres régions, comme Manuel Corona, Ne dans la province ds Villas, au centre de l’ile.

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