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Tangueros et tangueras

Interview de Fabrice Hatem par Bernadette Guillot

Auteur : Bernadette Guillot

Titre : Interview de Fabrice Hatem

Lors du stage organisé à Kerallic pendant les fêtes de Noël 2009, Bernadette Guillot m’a fait le grand honneur de m’interviewer pour le site de l’association Mephisto Tango

Pour consulter cette interview, vous pouvez cliquer sur le lien suivant :

https://actualite-premium.fr/

Voici également le texte de cet entretien :

Fabrice Hatem, habite à Genéve depuis plus d’un an maintenant. Il y travaille en tant qu’économiste à la conférence des Nations Unis pour le développement.  Il a été invité une nouvelle fois à Kérallic cette année par l’association Le Temps du Tango, pour parler d’un aspect de la culture Tanguera qui le touche tout particulièrement : la poésie. C’est ainsi que ce sont succédées jour après jour, entre Noël et le 31 décembre, d’intéressantes conférences sur Homero Manzi, Enrique Cadicamo, Céledonio Flores, Pascual Contursi, Enrique Santos Discepolo, et Carlos Gardel  « la Voix des Poètes ».

A cette occasion, Fabrice Hatem que je connais depuis bon nombre d’années, a bien voulu répondre, de la façon la plus gentille, la plus humoristique, et la plus modeste (exemple : il récuse le fait incontestable qu’il ait des talents d’orateur et d’écrivain……),  à mes questions.

Est-ce par la poésie que tu es venu au Tango ? Y a-t-il eu un événement marquant qui t’a mené au Tango ?

La découverte du Tango a ouvert ce que j’appelle « mes chakras ». Avant cet événement fondamental dans ma vie, je n’avais que peu d’ouverture sur le monde social, et mes possibilités de créativité artistique étaient fort limitées. Mon existence était comme un couloir avec quelques portes ouvertes et beaucoup de portes fermées. Le tango m’a fourni des clés pour ouvrir beaucoup de ces portes, dont celle de la poésie.  Cela m’a permis de me révéler à moi-même, en découvrant en moi des possibilités nouvelles et en m’ouvrant sur le monde. Quand j’y repense, la différence entre l’avant et l’après me paraît vraiment immense.

Concernant les événements forts qui ont marqué ma découverte du tango, je pourrais en évoquer trois, qui ont eu, pour utiliser le langage des astrophysiciens, la puissance d’ « Hyper ovae », ces explosions très violentes d’étoiles, à la fois destructrices et créatrices de mondes.

Tout d’abord, il y a 35 ans – j’étais alors  adolescent – ce fut la découverte de Carlos Gardel. Je ne comprenais pas les paroles qu’il chantait mais je ressentais très bien ce qu’exprimait sa voix  : l’amertume, l’amour bafoué, l’angoisse, le désespoir… Cela entrait profondément en empathie avec ma nature tourmentée d’adolescent. .

Puis à l’âge de 22 ans, ce fut la découverte des possibilités  du tango dansé. Faire quelque chose de beau avec mon corps (moi, le fort-en-thème boutonneux!!!), associer dans un même mouvement l’érotisme et la recherche de l’émotion artistique à travers l’étreinte et la communion avec la partenaire, ont constitué pour moi des révélations qui m’ont profondément ému.

Enfin , il y a 15 ans j’ai fait la découverte de ce que j’appellerai le « glissement progressif dans la sensualité de la nuit ». A cette époque, je prenais beaucoup de cours de danse de tous types : rock, salsa…..Mais, une fois le cours fini, je rentrais chez moi pour manger mon Ron-Ron pour cadre supérieur.  Au Tango, cela se passait autrement : lorsque les cours du Latina avec Carmen et Victor, se terminait, c’était le début d’une vie nocturne très attirante : les  danseurs et les danseuses arrivaient, les gens s’installaient autour de la piste, et la soirée commençait. Cette entrée dans l’érotisme de la nuit – une sensation de plus en plus puissante à mesure que les heures passaient – à été pour moi une expérience très importante, très désinhibante – même s’il a fallu un certain temps, compte tenu de me piètres prestations initiales, pour que les danseuses acceptent facilement mes invitations. Et puis, il n’y avait pas que l’érotisme, mais aussi la simple chaleur humaine.  Et j’avais besoin de cela aussi.

Poésie et danse…. mais as-tu aussi un pratique musicale ?

J’aime beaucoup la musique,  je sais lire la musique car j’ai fait quelques années de piano. Quand je danse, j’essaye d’interpréter et de trouver l’osmose avec la partenaire et la musique. Le registre du Tango, tel qu’il est exprimé à travers la musique et les mots, est très vaste : l’Amour, l’Amitié, la Tendresse, le Désespoir, la Jalousie, le Désir, la Violence. Si l’on parvient à jouer sur l’ensemble de ces registres, à partager ces émotions avec la partenaire, alors il peut se produire une communion d’une extrême intensité, une fusion entre les danseurs, porté par la musique que certain ont nommé « le sentiment océanique ».

Je danse également depuis peu sur des musiques afro-cubaines.  Ce qui est transmis au danseur par ce type de musique est d’abord une pulsation rythmique. Lorsque ce rythme t’a bien pénétré, le corps du danseur devient comme un instrument de percussion supplémentaire de l’orchestre. Cette fusion avec la pulsion rythmique peut aller très loin et te conduire dans un état d’« ivresse » proche de la transe. Il ne faut pas oublier que ces musiques sont fortement enracinées dans des rituels religieux africains où les esprits étaient censés « s’incarner » dans le corps des danseurs: le martellement rythmique obsessionnel des tambours sacrés contribuait certainement beaucoup à cela. Cette expérience très forte, très primitive, est très différente de celle du Tango, où les fonctions cérébrales supérieures, mettant en jeu des sentiments humains complexes, sont davantage sollicitées.

Chaque danse te fait pénétrer dans un univers de sensations différentes. Le Tango te conduit vers des sentiments trés élaborés, vers une certaine forme de théâtralisation aussi.    La Valse, avec son tournoiement, te donne le sentiment d’être un bel oiseau qui vole au-dessus des nuages. La danse afro-cubaine, comme je l’ai dit, peut te conduire à une forme de transe rythmique: Il il a aussi un peu de cela dans la Milonga, même si celle-ci est plus maîtrisée, « blanchie » en quelque sorte, et reste davantage dans le registre du « jeu » contrôlé. .

Qu’est ce qui t’inspire dans cette culture Tango ? Où te situes-tu par rapport à elle ?

Outre les trois chocs émotionnels profonds et fondamentaux dont j’ai parlé tout à l’heure, le Tango m’a apporté une succession de découvertes importantes, qui ont alimenté ma passion pour cette culture: je citerai, dans le désordre : la découverte des paroles de la chanson tanguera (C’est d’ailleurs dans ce but que j’ai appris l’espagnol), des infinies possibilités d’improvisation ouvertes par la Danse, de la possibilité d’utiliser celle-ci – pourquoi le cacher – comme un instrument de séduction remédiant à ma terrible timidité…. Le Tango m’a également ouvert à des découvertes majeures, et très bénéfiques, dans des domaines qui ne sont qu’indirectement reliées à la danse:   les voyages, l’apprentissage de l’espagnol, , la vie associative, la direction d’une revue culturelle…

Avant de découvrir le Tango, je voyageais beaucoup autour du monde pour mon travail. Les journées étaient passionnantes, mais le soir, je m’ennuyais comme un rat dans ma chambre d’hôtel : allez donc vous faire des amis à Tokyo ou Los Angeles en quatre jours !!! Avec le Tango (plus Internet), les choses ont changé radicalement. Il me suffit désormais de me renseigner par Internet sur la Milongas du coin, et je peux passer des soirées merveilleuses dans n’importe quelle ville du Monde: c’est ce que j’ai fait à  Tokyo, Houston, New-York, Hong-Kong, Shanghai, Barcelone, et tant d’autres !!

J’ai aussi découvert la vie associative grâce notamment à la confiance et à l’amitié constantes que m’a témoignées l’équipe du Temps du Tango. Pour moi, cela a constitué une aventure, un accomplissement très gratifiant, répondant à une aspiration profonde en moi, d’être « créateur de mon loisir » et pas seulement  » consommateur de services de loisir ». J’aime bien faire des conférences, animer des tables -rondes, publier des articles. Outre le plaisir strictement intellectuel, cela te donne une identité sociale. C’est agréable que les gens t’apprécient, te reconnaissent, aillent vers toi pour te dire qu’ils ont apprécié telle ou telle de tes prestations.

Mon rôle de rédacteur en chef de la revue La Salida, pendant six ans, a été pour moi une expérience particulièrement gratifiante. Diriger une revue culturelle, concevoir les contenus des numéros, solliciter les auteurs et discuter avec eux des leurs articles,  interviewer des tas d’artistes de talent, s’initier au photomontage et à la composition,  sont autant d’expériences très gratifiantes.

C’est pour traduire la poésie du Tango que j’ai appris l’espagnol. Je me rappelle comment cela s’est passé. C’était il y a plus de dix ans, en 1998, à l’occasion de l’une des premiers articles que j’ai écrit pour La Salida. Je voulais traduire « Volver », la chanson de Le Pera chantée par Gardel. Alors, j’ai pris un dictionnaire espagnol-français et j’ai traduit les mots un à un.  Miracle !!! le Poème était aussi beau que ce que j’avais imaginé en écoutant les paroles sans les comprendre. J’en ai pleuré d’émotion.

Pour tout cela, Je suis infiniment reconnaissant au Tango, qui a constitué pour moi une libération, une découverte existentielle majeure. Avant, j’étais comme poisson au fond d’un marécages … aujourd’hui, je me sens plutôt oiseau des tropiques  (rires)!

Es-tu plus Manzi, Flores, Cadicamo ou Discepolo ? Qu’apporterais-tu en priorité sur une île déserte ?

Chacun de ces poètes entre en résonnance avec une facette de ma sensibilité. J’aime le courage viril et la gouaille de Flores. Mais J’aime également l’élégance des personnages de séducteur crées par Cadicamo, ainsi que la magie du monde de la nuit dans lequel il nous fait pénétrer. Discepolo apporte son rire tragique et grinçant, son sens de l’absurde. Quant à Manzi, sa nostalgie du faubourg perdu me ramène à ma propre jeunesse où j’étais d’un tempérament très nostalgique et troublé.

Concernant mon hypothétique voyage vers une île déserte, voici ma réponse : premièrement, je ferais tout pour ne pas y aller, car je ne pourrais pas danser le Tango là-bas. Mais si j’étais absolument obligé de le faire , « j’apporterais  le Tango « Sur » d’Homéro Manzi, interprété par l’orchestre d’Anibal Troilo et chanté par Roberto Goyeneche. Mais avec le regret de ne pouvoir emporter tous les autres ! Et notamment « Tiempos Viejos* de Manuel Romero… Mais je crois que j’essayerais quand même de chercher une danseuse, peut-être dans l’île d’à côté ?

Un bon souvenir ? Un mauvais souvenir ?

Le problème avec cette question, c’est que la plupart des bons comme des mauvais souvenirs sont inavouables,  pour des raisons d’ailleurs différentes : l’honneur d’une dame peut être en jeu (ça, c’est plutôt les bons souvenirs), mais aussi mon propre sentiment de remords ou de honte.

Parmi les bons souvenirs « avouables » (rires), il y en a un qui m’a particulièrement touché lors de mon voyage à la Havane en 2008. Je suis allé à la « Casa Del Tango » , un lieu entiérement consacré au Tango où avait lieu un Peña – un réunion de musiciens et de de chanteurs. Soudain, il y a eu une panne d’électricité, comme souvent là-bas. Au lieu d’interrompre le concert, il sont tous sortis dans le patio pour continuer à la lumière du jour. ils se sont assis en rond, et ont chanté, tous ensemble, avec le chanteur, une chanson de Gardel : « Arrabal Amargo ». Ce fut un moment d’intense communion, avec  une participation intelligente et sensible des spectateurs. Je voudrais aussi citer la parution de chacune des 31 Salidas dont j’ai été rédacteur en chef, et dont je considérais chacune comme mon enfant.  Je les attendais toutes avec fébrilité, et je n’ai pratiquement jamais été déçu.

Parmi les mauvais souvenirs « avouables »,, je voudrais dire merci à toutes celles qui m’ont permis, d’améliorer la qualité expressive dans mon interprétation des Tangos, en exprimant la nostalgie des amours perdues et le souvenir amer des trahisons féminines…Parmi les mauvais souvenirs  inavouables, je voudrais dire pardon à ceux ou à celles je j’ai pu offenser ou blesser par des comportements égoïstes, immatures ou mesquins.

Quelles sont les personnalités du Tango que tu admires le plus ?

Il y a 200 personnes que je pourrais citer. Pour moi, seul le nombre est intéressant, il y a une telle diversité !! L’intérêt est dans la diversité et dans la richesse ! Sinon, c’est trop réducteur. J’ai de l’admiration pour beaucoup d’artistes.

Par contre si tu me demandes qui je pourrais citer spontanément comme des artistes admirables, le nom de Jorge Rodriguez me vient maintenant à l’esprit pour le côté félin de sa danse, et celui de Ciriaco Ortiz pour les contorsions voluptueuses de son bandonéon. Mais dans une heure, j’en aurais cité deux autres, certainement…

Dans le monde du Tango, y a-t-il quelque chose que tu aimerais voir davantage ? Quelque chose que tu regrettes ou qui te choque ?

Je suis parfois géné par la composante introspective et douloureuse de la culture Tango, qui ne valorise pas suffisamment le plaisir et déprécie la jouissance. Ceci est par exemple en opposition fondamentale avec la culture cubaine, toute entière organisé autour de la notion de plaisir et de joie de vivre dans toutes ses dimensions, comme autour d’un grand soleil qui réchauffe le cœur. Ce sont deux cultures d’égale valeur artistique et humaine, mais l’une s’auto-contemple de façon solennelle, satisfaite et péremptoire, tandis que l’autre recèle une  joie de vivre spontanée et modeste. Ce n’est pas parce qu’on est drôle et gentil qu’on joue moins bien de la musique, et inversement, ce n’est pas parce qu’on fait la gueule qu’on danse mieux. Je pense qu’il peut y avoir de l’humour, de la farce, du plaisir érotique affiché, et des tas d’autres choses qui font du bien dans le Tango. Quand je danse un tango avec une femme, mon but principal est qu’elle soit heureuse et belle, et donc qu’elle sourit. Et, note bien qu’il est beaucoup plus difficile, techniquement, de faire rigoler une fille en dansant que de la rendre triste et sévère ! Cela ne veut pas dire bien sur, que je déprécie les autres sentiments associés au Tango, comme la passion dans sa dimension dramatique, la violence des sentiments, le désir contrarié, la nostalgie, la tendresse aussi… Mais un bon danseur doit pouvoir jouer sur tous ces registres, et pas seulement ceux associés à l’introspection et à la tristesse.

T’occupes-tu toujours de La Salida ? Quels sont tes projets ?

Pour La Salida, j’écris toujours 1 article par numéro avec grand plaisir.

Comme je suis pris de passion pour la culture afro-cubaine, notamment la mythologie vivante du Candombé et des Orishas,  je voudrais réunir des documents là-dessus, soit pour écrire un livre, soit pour faire un site web. En faisant cela, je n’ai pas le sentiment de m’éloigner du Tango, mais d’élargir ma connaissance globale de la culture latino-américaine, en explorant des danses cousines au Tango, afin de replacer celui-ci dans un contexte plus large. Ces diverses formes de musique et de danse se complètent. Analyser leurs différentes dynamiques historiques permet de jeter un regard plus pénétrant sur chacune, notamment le Tango.

Comment vois-tu l’avenir du Tango, en Argentine, en Europe, en France ?

La mémoire se perpétue,, il y aura toujours une place pour le Tango dans l’univers culturel du XXIème siècle.  On écoutera toujours Gardel.

Mais la culture et pas définition vivante et évolutive. le respect de la tradition, de l’histoire, est fondamental, mais l’innovation et la transformation sont, comme l’avait dit le Maréchal Soult à propos du retour des Bourbons en France en 1815, « inévitables et donc souhaitables ». Le fait de se demander si le Tango ne risque pas de mourir, parce qu’on va trop loin dans un sens, n’a pas de signification. C’est une prise de tête inutile et un faux problème. Il y aura toujours de la bonne musique et de la mauvaise musique, de la musique qu’on aime et de la musique que l’on n’aime pas. Que cela s’appelle Tango ou autre chose importe peu, finalement.

Aurais-tu un ou plusieurs souhaits ?

J’aimerais voir les et les danseurs de Tango arrêter parfois de faire la gueule pour se marrer davantage, comme d’ailleurs j’aimerais voir les danseurs de Salsa faire preuve avec plus de profondeur et de respect pour l’immense culture afro-cubaine, .  Tu vois, je suis un rebelle, j’ai l’esprit de contradiction systématique

J’aimerais que les danseurs de tango effectuent plus de travail corporel de fond : qu’ils fassent de la barre au sol, qu’ils pratiquent plus d’exercice de dissociation au niveau de la taille, qu’ils fassent de la culture physique pour la danse. Sinon, ils seront toujours confrontés à un mur technique infranchissable. De façon générale, j’ai pu remarquer que, parmi les personnes qui dansent, il y a peu de « conscientisation »rythmique, et c’est dommage.

Propos recueillis par Bernadette Guillot

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