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Musique et musiciens d'aujourdhui

Fleurs Noires : le courage au féminin

Editeur : La Salida n°57, février-mars 2008

Auteur : Fabrice Hatem

C’est au Chalet du lac que j’ai pour la première fois entendu – et vu – les Fleurs Noires. J’ai d’abord été naturellement attiré par la fraîcheur et la tonicité qui se dégageait de cet orchestre de charmantes jeunes femmes. Mais j’ai par la suite appris à leur porter un grand respect pour l’originalité et le courage dont elles font preuve dans leur démarche artistique. Ancrées dans les formes de base de l’esthétique tanguera – structure rythmique, instrumentation – elles innovent à partir de ce matériau traditionnel pour créer une musique de notre temps, avec un répertoire presque entièrement constitué de compositions originales. Bien sur, la complexité des formes rythmiques, l’absence de mélodies reconnaissables déroute le danseur habitué en ces domaines à des propositions simples. Mais l’originalité et la richesse de leur musique séduit le mélomane. Elles utilisent la matière sonore pour créer des atmosphères, raconter une histoire, exprimer des sentiments : de véritables poèmes ou tableaux musicaux. On passe ainsi de la satire à la tendresse maternelle, du stress de la vie urbaine à la nostalgie. Voisin de la directrice artistique du groupe, Andrea Marsili, j’ai frappé à sa porte pour en savoir davantage[1].

Pourquoi et comment s’est crée l’orchestre ?

Encore aujourd’hui, en Argentine, les musiciennes ont du mal avec les orchestres d’hommes, qui restent un peu machos. Il est donc difficile pour une jeune interprète de percer. Il m’est arrivé d’envoyer mon CV sans dire mon prénom et d’être contactée dans un premier temps. Puis, quand on s’apercevait que j’étais une femme, on ne me rappelait plus. Une autre fois, je jouais devant des musiciens mâles, et ils m’ont dit : « Tu joues bien, tu sais, on dirait un homme » Toutes les autres filles ont eu des expériences similaires en Argentine. Alors, au bout d’un moment, nous en avons eu un peu assez. Nous nous sommes dit que puisque ces types ne nous laissaient pas travailler, on allait former notre propre orchestre.

C’est Luciana Jatuff qui a eu l’idée en 2003. Elle en a parlé avec Veronica Votti, avec qui elle habitait à la maison de l’Argentine. Anne Vauchelet et Solenne Bort sont venues les rejoindre. Elles m’ont appelée pour que je joue le rôle de directrice artistique. Cela consiste à choisir le répertoire, arranger et adapter les compositions. J’ai fait venir Carolina Poenitz et Véronique Rioux. Puis Anne le Pape. Andréa Pujado et Eve Cupial sont arrivées en dernier. C’est l’entente dans l’orchestre qui a décidé qui est restée ou pas.

Je n’étais pas très convaincue, au départ, par l’idée d’un orchestre de filles. Mais la sensation est très différente lorsque l’on joue dans un orchestre composé entièrement de femmes. L’énergie masculine est plus animale, plus instantanée. L’énergie féminine est plus sensible, plus sensuelle. Cela n’a rien à voir avec le féminisme. Les hommes et les femmes sont différents, c’est tout.

Quelle est votre relation avec la danse de bal ?

Nous jouons parfois pour le bal comme nous l’avons fait au Chalet du lac à Paris, mais notre véritable répertoire est constitué de compositions originales. Sur les vingt morceaux qu’il comporte, il n’y en a que cinq de traditionnels. La plupart de nos compositions ne sont pas très dansables car la métrique[2] change tout le temps. Nous n’animons donc pas beaucoup de bals : cela ne fait pas partie du code génétique de notre orchestre. Mais nous faisons des spectacles chorégraphiés avec des danseurs professionnels, comme Jorge Rodriguez et Maria Filalli. Certaines d’entre nous jouent aussi individuellement pour le bal.

Qu’est ce qui fait l’unité esthétique de votre répertoire ?

Je voulais que notre musique soit du vrai tango, mais actualisé avec un matériel musical contemporain. Je ne m’intéresse pas à la fusion avec d’autres styles, comme le jazz ou l’électro.

Les caractéristiques fondamentales du tango tiennent selon moi à la fois à des éléments rythmiques et instrumentaux. La base rythmique du tango est constituée par une cellule en 3-3-2[3] typique de la milonga traditionnelle, ainsi que par la sensation de temps fort et de temps faible, avec des suspensions, syncopes et anticipations qui permettent de jouer sur la pulsation. Quant aux instruments, nous avons voulu respecter la tradition en formant une tipica intégrant des violons, des bandonéons, un violoncelle, une contrebasse et un piano. Nous suivons également un style d’interprétation propre au tango, qu’il s’agisse des formules rythmiques, des structures formelles du discours mélodique et même des bruitages, comme les « chicharra », « latigo » ou « tambor » déjà utilisés dans le sexteto de Julio de Caro.

Mais, à partir de ce matériau de base, nous essayons de trouver une couleur moderne et originale, qui ne soit pas simplement une imitation de Piazzolla. Par exemple, les tangos de notre répertoire ne sont pas constitués simplement de thèmes mélodiques répétitifs : nous cherchons plutôt à créer une atmosphère, un peu comme dans un tableau. Nous pouvons aussi changer la métrique, tout en restant proches du 3-3-2. Dans ma composition 11h25, j’ai ainsi introduit une métrique particulière en 7 temps qui permet de jouer dans un rythme en 2-3-2 et non en 3-3-2. Cette rythmique irrégulière est évidement peu propice à la danse, mais on reste cependant dans l’univers sonore des milongas lentes. Et puis nous introduisons de nouveaux effets sonores, comme des « ponticello » ou « des harmoniques » au violon, ou encore le frottement d’une carte de téléphone sur les cordes.

Pour constituer notre répertoire, je suis allée chercher des compositeurs, comme Edgardo Acuña, Victor Parma ou Gerardo Jerez Le Cam, dont la démarche est proche de la mienne et auxquels j’ai demandé des œuvres originales. Edgardo Acuña et Victor Parma m’ont envoyé leurs compositions, je leur ai dit : « il manque ceci ou cela, une section plus tranquille, plus violente, etc ». Cela a enclenché un aller-retour pour chaque titre, avec aussi un travail collectif de l’orchestre. Au début, les compositeurs étaient un peu surpris par nos demandes. Puis, ils ont compris la nécessité d’avoir une ligne esthétique cohérente autour de cette notion de tango moderne. Alors ils ont retravaillé leur partition. Finallement, je me suis mise à écrire moi-même deux titres qui font partie du CD : 11H25 et Candombe del funeral.

Peux-tu nous parler de ces deux compositions ?

11 h25, c’est l’heure où est né mon neveu. J’exprime dans ce morceau l’émotion qui est liée à la naissance d’un proche. J’ai d’abord demandé à mon père, Omar Marsili, d’écrire un poème, à partir duquel j’ai construit ma musique instrumentale. Celle-ci commence par une berceuse, qui reprend des éléments du thème Duerme, Duerme negrito avec des accords un peu tenus, où je souhaite au nouveau-né la bienvenue dans ce monde. Puis il y a une section mélodique plus nostalgique, profonde, où je lui dis : « tu vas voir des choses magnifiques dans ta vie ». C’est la milonga lente en 7/8., celle dont j’ai parlé précédemment. La section suivante est plus rythmique, plus dissonante, plus agressive, en 4/4. C’est comme si je lui disais « La vie n’est pas rose tous les jours ». Enfin, après une transition, la violence se calme pour revenir à la tendresse du 2ème thème, celui de la section mélodique. C’est comme si j’essayais de le faire dormir.

Ma musique est figurative, elle se présente comme une succession d’images visant à créer des sensations, une atmosphère. Cela m’intéresse davantage que des mélodies répétitives. Pour Candombe del funeral, l’idée de base est celle d’une famille qui se dispute l’héritage d’une vieille grand’mère. Mon père a écrit un poème, sur lequel j’ai écrit la musique. La rythmique est une mesure classique à 4 temps, avec un passage libre au milieu. Le morceau est assez ironique : c’est une satire sur l‘héritage, avec le fantôme de la vieille qui regarde tristement les héritiers se disputer tous ses biens. On a ajouté des effets sonores, avec une cloche de bois et percussion. J’ai beaucoup pensé à la voix de Debora Russ en écrivant la partie chantée..

Quels sont les problèmes d’interprétation ?

Cette musique est très difficile à interpréter. Les instruments peuvent parfois jouer dans des tonalités différentes. La métrique n’est pas habituelle, ni constante, avec par exemple des milongas lentes en 7/8. De plus, on utilise toute la tessiture, jusqu’aux notes les plus aigues du bandonéon et au harmoniques du violon[4]. Il est donc important de jouer très juste ; or il se trouve que les bandonéons ne sont pas totalement justes, ce qui risque de provoquer des frottements entre les instruments. Pour régler ces problèmes, il fallait parfois travailler accords par accords, pupitre par pupitre. Chacune devait travailler ses partitions individuellement ou en petits groupes. Au début, les filles étaient surprises, inquiètes de ne pas y arriver, malgré leur solide formation de musique classique. Cela a pris un moment pour que chacune puisse surmonter sa peur technique et revenir vers l’interprétation et l’écoute. Au total, il nous a fallu quatre mois pour monter ce morceau.

Comment est venu le succès ?

Les débuts ont été difficiles. Nous travaillions beaucoup : deux ou trois répétitions par semaine. Nous donnions peu de concerts, et en plus ils n’étaient pas très bien payés. Mais nous avions beaucoup de plaisir à jouer ensemble et nous nous amusions beaucoup sur scène. Nous avions un projet artistique commun, et cette aventure collective est devenue un rêve pour chacune. Nous avons annulé d’autres engagements, des cours, pour répéter, donner des concerts, faires des émissions de télévision.

La sortie de notre CD le 29 octobre dernier a changé beaucoup de choses, en donnant un véritable coup de fouet à l’orchestre. Nous avons été au point d’écoute de la FNAC pendant trois semaines, et nous sommes en tête des ventes de musique argentine en France. Rien que pour le mois d’octobre, nous avons donné neuf concerts, largement grâce au travail de notre nouvel agent artistique, Jean Louis Perrier. Nous avons eu des audiences quotidiennes de 700 personnes pendant 10 jours, au festival d’automne en Normandie. Alfredo Arias nous a invités à jouer chez lui à Chalons-en-Champagne. Il a aimé ce que nous faisions, et a passé notre musique sur Radio-France. Dix jours après la sortie du disque, le producteur nous a demandé : « Quand est-ce qu’on fait le deuxième ? ». Nous avons déjà 25 concerts prévus pour 2008.

Propos recueillis par Fabrice Hatem


[1] Pour toutes les informations factuelles sur l’orchestre, consulter le site www.fleurs-noires.com

[2] La structure rythmique

[3] 3 croches, 3 croches, 2 croches.

[4] Deux octaves plus hautes que le son normal.

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