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Musique et musiciens d'hier

Atahualpa Yupanqui, poète de la révolte et de l’espérance

Portée par les voix de nombreux artistes comme Mercedes Sosa ou les Quilapayuns, la nouvelle poésie chantée de l’Altiplano emplit depuis près de cinquante ans nos cœurs d’un irrésistible appel à la liberté et à la vie. L’œuvre d’Atahualpa Yupanqui constitue l’une des pierres angulaires de cette « Nueva cancion » sud-américaine, née dans les années 1960, et qui a su associer musique populaire, dénonciation des injustices et évocation lyrique de la nature pour créer un répertoire d’une grande efficacité émotionnelle. A l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète, la Salida a voulu rendre hommage à cette grande figure de la chanson argentine.

L’enracinement dans la culture populaire du nord-est argentin

Atahualpa Yupanqui, de son vrai nom Hector Roberto Chavero Aramburo (1908-1992), passa son enfance à Tucuman, dans le nord-est de l’Argentine où il arriva avec sa famille à l’âge de 10 ans. Il y fut nourri du magnifique folklore populaire de cette région, qui constituera la source essentielle de son œuvre de compositeur : gatos (Le Tulumbano), chacareras (La jeune morte) vidalas (Vidala de yanarca), zambas (La pleureuse), milongas camperas (Les essieux de ma charrette)… Il évoque d’ailleurs volontiers cette musique dans les paroles de ses chansons : L’âme de la vidala / Petite fleur de Salavina / A la venue du Carnaval / Tu deviendras chacarera (Cachilo endormi). Ils l’appellent la pauvre petite / Cette zamba née dans les chaumières / Au son désaccordé d’une guitare / Que chantent ceux de Tucuman (La pauvre petite).

Cette culture musicale exprime l’âme des habitants des contreforts argentins de l’Altiplano, issus comme le père de Don Ata d’un métissage entre le vieux fond indien et l’apport colonial espagnol. Revendiquant fortement, comme dans Mes deux ancêtres, cette filiation, Atahulpa va faire de ce peuple aux origines mêlées le principal personnage de son œuvre. La référence à l’indianité, par exemple, est omniprésente dans ses chansons : Chemin qu’a parcouru / Du nord au sud ma race ancienne / Avant que dans la montagne / La Pachacamama ne s’obscurcisse (Chemin de l’indien).

Mais Don Ata sent également bouillonner en lui le sang du gaucho. Son père, dresseur à ses heures, lui apprit à monter dès son plus jeune âge, éveillant en lui un amour passionné du cheval. Et c’est à cheval qu’il parcourut, durant sa jeunesse, les grands espaces du nord est de l’Argentine : Je traverse les montagnes sous la lune / Je traverse les vallées sous la neige / Nous avons parcouru cent chemins / Mon alezan, je dis ton nom (L’alezan). Cette errance poétique ancra en lui à tout jamais le goût de la liberté et du voyage : Je vais de par le monde / Sur toutes les routes que j’emprunte, / Les pierres encombrent le sentier / Mais l’air est empli de rêves (Tristes pas).

Homme des grands espaces, Don Ata donne à la nature une place importante dans ses chansons. Le vent, la lune et le soleil, la forêt, les montagnes et les vallées, y sont constamment évoqués : Les tourbillons dansent dans la poussière / Le soleil joue dans l’éclat des pierriers (Le vacher). Mais cette nature est plus qu’un simple décor. Les animaux, les arbres surtout, possèdent une personnalité, une âme, et dialoguent avec les hommes qui vivent en osmose avec eux : L’arbre que tu as oublié / Se souvient toujours de toi / Et il demande à la nuit / Si tu seras ou non heureux (L’arbre que tu as oublié). Parfois je m’imagine / Que je suis vraiment un arbre / Je regarde le vent et je ris / Pendant qu’en bas ma racine craque (Je regarde le vent et je ris).

Un peuple courageux et opprimé

Fils d’un modeste employé des chemins de fer, Don Ata est avant tout, comme Homero Manzi ou Celedonio Florès, un poète populaire. Mais, alors que les auteurs tangueros évoquent un peuple de déracinés, entassés dans les faubourgs pauvres de la ville, Atahualpa nous parle d’hommes et de femmes de la terre, ancrés dans leur lignée, accrochés à leur village, et qui se projettent dans leur descendance. Des paysans, des vachers, des mineurs, des tisseuses, des gauchos courageux et fiers : Lorsque tu pars pour les champs / Ne t’éloigne pas du chemin / Car tu pourrais piétiner les rêves / De nos ancêtres endormis (Paysan). Penché sur les sillons, le soleil se meurt déjà / Et je travaille pour l’enfant et pour toi (Tum tum du petit matin). Les vieilles tisseuses / Ne devraient pas mourir /Les gauchos ne savent déjà plus / A qui demander un mandil (Chanson pour Dona Guillermo). Homme de la pampa à la main forte /Toujours à braver le destin / L’homme qui baisse la tête /N’a rien à voir avec toi (l’homme de la Pampa).

Mais ces hommes dignes sont aussi très pauvres, et doivent arracher péniblement, aux prix de grands efforts, leur subsistance à une nature ingrate : La pampa tue par en bas /Le soleil blesse par en haut / Et entre soleil, pampa et salines / Le pauvre gagne ainsi sa vie (L’homme de la pampa). La dureté de l’existence est encore aggravée par l’injustice sociale qui enlève au pauvre le maigre bénéfice de ce qu’il a produit. Comme les autres auteurs de la Nueva Cancion, Atahualpa se fait alors accusateur. Contre l’exploitation : Les entrailles de la terre / Le mineur va les retourner / Il extrait des trésors pour les autres / Et puis il meurt de faim (Du travail, je veux du travail). Contre l’impérialisme : Le yankee vit dans un palais / Et je vis dans une baraque / Comment est il possible / Que le yankee vive mieux que moi ? (Ca suffit). Contre la domination de l’homme blanc issue de la colonisation espagnole : Blanc, arrête / Blanc, menteur / Tu m’as volé mon poulain / ma maison, ma vache et mon veau (Le voleur blanc). Tout ceci conduit naturellement à une prise de conscience politique : En semant la terre, Juan / Se mit à se demander /Pourquoi la terre appartiendrait / A celui qui se sait pas semer (Juan).

Une poésie engagée

Il existe un parallélisme frappant entre deux grandes figures de la gauche latino-américaine : Ernesto Rafael Guevara de la Serna et Hector Chavero. C’est en effet en parcourant les immensités du nord-est argentin et du monde andin, en y découvrant la dignité d’une humanité souffrante et opprimée, qu’ils s’éveillèrent tous deux à « la cause du peuple ». Et symbole de cet engagement, ils changèrent alors jusqu’à leur nom pour devenir, l’un le plus célèbre révolutionnaire latino-américain du XXème siècle – Che Guevara[1]-, l’autre un grand artiste engagé – Atahualpa Yupanqui, nom composé associant celui du dernier empereur Inca et d’un grand cacique Quetchua.

Face à l’injustice, l’auteur de « Duerme, negrito » s’est en effet placé toute sa vie du côté des pauvres pour revendiquer un monde plus juste, y compris au risque de sa propre liberté : Je chante par les chemins / et quand je suis en prison / J’entends la voix du peuple / Qui chante mieux que moi (Petites questions sur Dieu). Un engagement qui le conduisit à adhérer dès 1931 aux parti communiste argentin, dont on perçoit parfois l’influence au goût ranci de réalisme socialiste dans certains de ses textes : Vis aux côtés du peuple / Ne le regarde pas du dehors / Car il faut d’abord être homme / Et ensuite seulement poète (Le poète). Même après sa rupture avec le parti communiste en 1952, Don Ata continua à concevoir son oeuvre comme un acte militant, identifiant son combat avec celui d’autres grandes icônes romantiques de la gauche latino-américaine : Avec amour, les hommes répètent tes poèmes / Dans chaque cachot d‘Amérique (Chanson pour Pablo Neruda). Il y a des hommes qui meurent / Pour ensuite naître à nouveau (Rien de plus, Hommage à Che Guevara)[2].

L’Humanité à la recherche de l’Espérance

Mais la vision de la condition humaine portée par la poésie de Yupanqui dépasse très largement la question de l’injustice sociale. Comme dans le tango, le malheur d’être Homme y est également tissé d’une multitude de petits drames individuels. En premier lieu, la déception amoureuse : Je viens de ces collines, ma bien-aimée / Pour chercher les débris de mon âme brisée (Depuis ces collines). La tristesse de l’émigrant qui s’éloigne de sa terre natale constitue également un thème récurrent : Vidalita, je m’en vais / Des hameaux de Tucuman / L’aube pointe sur le mont Aconquija / Vidalita / Jamais je ne t’oublierai (Voici l’aube qui point). Adieu, terre de Tucuman / Des chemins qui emmènent au loin / Demain vont me séparer / De tes champs et de tes collines (La récolte est finie). Mais surtout, l’homme est tragiquement seul, confronté à l’égoïsme et à l’indifférence de son prochain : Si la nuit pouvait apporter un souvenir / Qui rende moins pesante ma solitude ! (Le vacher). Je connais la triste peine / De l’absence et de l’ingratitude / Et dans mes longues nuits / s’allument les lucioles de la désillusion (La pauvre petite).

Ce désespoir prend dans certaines chansons une dimension presque métaphysique, celle d’une Humanité confrontée à l’absence du Divin et à la perte de la transcendance. Les hommes sont des dieux morts / D’un temps déjà oublié / Même leurs rêves n’ont pas survécu / Et il n’est resté que leur ombre (Guitare, dis-le moi). On peut souligner, à cet égard, la polysémie de certains vers qui, au-delà d’un sens premier apparemment politique (mise en cause du rôle idéologique de la religion, dénonciation de l’exploitation, etc.), possèdent peut-être également une seconde signification plus philosophique – l’effroi face au vide du sens et à l’absence de principe salvateur. Dieu veille t-il sur les pauvres ?/ Peut-être oui, peut être non / Mais ce qui est sur, C’est qu’il déjeune / A la table du patron (Petites questions sur Dieu). Le moulin broie sans cesse / Et il broie aussi la vie de l’homme (Chanson de la plantation).

Face à ce sentiment de vide, les hommes cherchent cependant à redonner, à travers la pensée, l’art, l’amour, un sens à leur fragile existence : Peut-être, à force de penser / Un jour, j’apprendrai à voler (Juan). Je veux tuer ma peine / mais ma peine ne me quitte pas / C’est pourquoi je chante cette zamba / qu’ils appellent la pleureuse (La pleureuse). Mes songes vont fleurissant / Comme le fait ma tristesse / Et l’âme comme la terre / Ont toutes deux besoins de soins (Je suis bien pauvre). Sans amour, cerné par l’oubli / Le coeur solitaire / Je ne dois pas baisser les bras (La flèche).

Aux côtés de cette Humanité qui souffre et espère, le poète apparaît alors comme une sorte de figure christique, vouée à atténuer par son amour et par ses chansons, la peine et le désespoir de ses semblables : Je voudrais être un arbuste / Ni très grand, ni très petit /Pour donner un petit peu d’ombre / A ceux que la route a fatigué (L’oubliée). J’ai tant et tant de frères / Que ne peux tous les compter / Chacun avec son travail /Et chacun avec ses rêves / Et une fiancée très gracieuse / Qui s’appelle Liberté (Les frères). Il faudra qu’on brise ma guitare / Pour je j’arrête de chanter (La flèche).

Actualité de Yupanqui

Avec le passage du temps, on perçoit mieux aujourd’hui les ambigüités et les dangers des messages portés par la Nueva Cancionlatino-américaine. La protestation contre l’injustice sociale, par exemple, semble à priori légitime et recueille notre sympathie. Mais, exprimée d’une manière trop manichéenne, ne risque-t-elle pas de conduire à la mise en accusation outrancière de quelques boucs émissaires chargés de tous les maux : les Blancs, les Américains, les Riches, etc. Cette vision simpliste du monde ne prépare-elle pas les esprits à de dangereuses dérives politiques ? Elle peut en effet être instrumentalisée pour justifier in fine la violence et l’intolérance, présentées comme une action nécessaire de purification contre les éléments supposés malfaisants. Et l’artiste peut porter dans cette dangereuse dérive une responsabilité d’autant plus lourde que son talent est grand. La mythification du personnage de Che Guevara constitue un bon exemple de ce dévoiement possible. Atahualpa contribua en effet par ses chansons à la naissance du mythe du « Che », icône romantique d’une révolution qui ne peut être aujourd’hui rêvée que parce qu’elle n’a pas eu lieu. Mais on n’oubliera pas que le « Che » fut également surnommé « Le petit boucher » pour son rôle controversé de geôlier, de procureur et d’exécuteur à la prison de la Cadeña à la Havane en 1959. De ces victimes-là (parmi lesquelles, sans doute, de nombreux innocents), pas un mot, bien sur, dans la chanson engagée.

Reconnaissons cependant que jamais, dans aucun de ses écrits, Atahualpa Yupanqui n’a incité à la violence contre qui que ce soit. Et, au-delà des possibles dévoiements du Protest song, ce grand artiste – à la fois poète, compositeur, guitariste et chanteur – continue à faire résonner dans nos cœur un appel toujours vibrant à la liberté, à la justice et à l’espérance.

Fabrice Hatem

Traductions librement inspirés des textes de l’intégrale Atahulpa Yupanqui, Harmonia Mundi ; 1992

Biographie : Atahualpa_Yupanqui

Discographie : http://www.atacris.com/

Interview : http://video.google.fr/videoplay?docid=-1285573610793356399&q=atahualpa+yupanqui&total=227&start=0&num=10&so=0&type=search&plindex=2


[1] Voir le film « Carnets de voyage » de Water Salles.

[2] Ces positions politiques le contraignirent à de longues périodes d‘exil hors de son pays, notamment vers la France où il s’installa en 1967 et mourut en 1992. Son épouse, la pianiste Paule Antoinette Pepin Fitzpatrick, était d’ailleurs d’origine française. Elle composa, sous le nom de Pablo del Cerro, plusieurs des musiques de ses chansons.

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