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Souvenirs d’une courtisane (III) – La vengeance d’un jaloux

Suite de "Souvenirs d’une courtisane – l’‘appel du plaisir"

jal11 Je ne vous conterai pas les étapes de ma progressive déchéance. Je dois dire, à ma décharge que celle-ci ne fut jamais complète. On pouvait trouver, dans le véritable caravansérail qui accompagnait le corps de Victor en Espagne du Sud – le plus indiscipliné et le plus pittoresque qui ait jamais existé dans l’armée napoléonienne – toutes les nuances de la condition féminine en amour : des femmes tout fait honnêtes, épouses en bonne et due forme de musiciens ou d’officiers ; des vivandières et cantinières, vivant souvent en couple, légitime ou non, avec un soldat de l’armée, et fréquemment entourées d’une ribambelle d’enfants issus de leur amours successifs avec des soldats disparus sur les champs de bataille ; quelques aventurières et autres amantes passionnées, femme aisées et indépendantes attirées par le prestige de l’uniforme ou l’amour d’un bel officier ; des cocottes entretenues, sur un pied luxueux et exclusif, par un général ou un maréchal ; des catins en bail de moyenne durée, parfois en co-location, dont le métier consistait à agrémenter les loisir d’un ou plusieurs officiers supérieurs ; enfin, des putains et filles de joie, à la libre disposition, mais pour une courte durée, des soldats et des sous-officiers. Pour compléter ce tableau bariolé, n’oublions pas la présence de quelques vieilles femmes aux fonctions indéfinies – rebouteuses, faiseuses d’ange, tireuses de cartes, putains trop vieilles pour le service mais qui ne se résignaient pas à quitter l’armée – et même de quelques pures jeunes filles, égarées au milieu de ce troupeau féminin par les hasards de leur vie familiale.

Je n’appartenais moi-même précisément à aucune de ces catégories, et c’est d’ailleurs cela que aillait causer ma perte. Venue à l’armée pour l’amour d’un homme, je disposais encore des ressources – du moins avant que mon argent ne m’ait été dérobé, en 1811 – qui me permettaient d’éviter d’avoir à pratiquer systématiquement le dégradant commerce de mes charmes pour pouvoir survivre : mais, parfois sans nouvelles d’André pendant des semaines, soumise à l’empire d’un tempérament sensuel, exposée aux constantes sollicitations de beaux officiers qui me trouvaient à leur goût, je cédais assez fréquemment dans les bras de l’un d’eux à l’appel de l’amour. Hommes généreux et bien élevés, ils trouvaient tout naturel de récompenser mes services par des cadeaux de toute nature, y compris par de l’argent. Sans en faire le but principal de mon activité, je m’étais habituées à considérer ces présents comme un hommage naturel rendu à mes qualités amoureuses et à ma beauté.

jal29 Il m’arrivait parfois, du fait de mon propre appétit comme de mon embarras à repousser les avances simultanées de plusieurs aimables prétendants, qui tous, pouvaient mourir le lendemain d’un mort affreuse, d’entretenir simultanément plusieurs liaisons. Je me trouvais donc en quelque sorte entre la situation d’une femme totalement libérée de toute convenance sociale et choisissant ses amants selon son bon plaisir et celle d’une catin aux prestations moins précisément tarifiées que celles d’une fille de joie, mais tout de même très aisément accessible.

Une telle position, cependant, était à peu près incompréhensible selon les critères masculins de l’époque – surtout ceux des frustres soldats des armées napoléoniennes, qui divisaient la population féminine en deux catégories bien distinctes : d’une côté, les femmes respectables – groupe restreint composé essentiellement de leur mère, de leurs sœurs, et, pour les plus chanceux, de leur épouse – et, de l’autre côté, les filles de joie. Ayant de moi-même renoncé à appartenir à la première catégorie, je tombais fatalement tomber, aux yeux de la plupart des hommes, dans la seconde.

jal33 André, cependant, constituait une exception à la règle. Cet amant volage, ce coquin qui n’avait trompé avec à peu près toutes les catins de l’armée, était aussi un homme aux idées larges qui concevait très bien que les femmes aient, elles aussi, un droit naturel à jouir librement de leur corps et à trouver leur plaisir avec qui bon leur semblait. Il conservait pour moi un attachement sincère et continuait à me traiter avec tendresse et respect. Même si nos rencontres étaient de plus en plus espacées pour des raisons militaires – les guérillas rendant les routes extrêmement dangereuses pour les convois français – nos retrouvailles occasionnelles étaient toujours chaleureuses et même passionnées. Bref, il avait révélé presque autant de qualités inattendues que de nouveaux défauts, et je continuais à me considérer comme passablement heureuse avec lui. Jusqu’au jour où…

jal27 J’étais l’objet depuis quelques temps d’une cour assidue de la part d’un capitaine de hussard. Or cet être déplaisant ne s’inspirait que du dégoût, Petit, frisé plutôt que bouclé, le nez de travers, il faisait preuve avec les femmes d’une prétention qui dépassait les limites du ridicule. Prenant argument de quelques qualités de danseur de quadrille et d’une propension fatigante à aligner les bons mots éculés, il croyait exercer sur elles un irrésistible ascendant. En fait, ce n’était qu’un causeur ennuyeux et fat qui n’obtenait ce qu’il voulait des catins qu’à un tarif supérieur à celui pratiqué pour le reste des officiers. Il avait depuis quelques temps jeté son dévolu sur moi, croyant qu’un quadrille et une invitation à diner, agrémentés d’un déluge de paroles et de la promesse de quelques napoléons, suffiraient à emporter la place.

Malheureusement pour lui – et pour moi – j’étais bien décidée à lui montrer je j’étais encore une femme libre qui choisissait ses amants selon son cœur, et non pas une catin à l’encan. Je lui déclarais sans détours que j’étais intéressée par les hommes beaux et valeureux, et que, ne correspondant pas à ces critères, il pouvait passer son chemin. Mas cet homme méprisable n’était pas seulement laid et fat, il était aussi coléreux et vindicatif. Il commença par me proposer davantage d’argent ; devant mon refus répété, il continua par l’insulte, puis par la menace. Une menace qu’il mit à exécution le lendemain même.

jal16 Alors que je sortais de l’auberge ou j’avais passé la nuit avec André – de retour d’une expédition particulièrement éprouvante de plusieurs semaines contre les guérillas de la Sierra Morena – je vis ce fatal hussard qui faisait les cent pas dans la cour. M’apercevant, il s’approcha de moi pour s’insulter publiquement de la manière la plus infâmante, me traitant de roulure et de catin ; apercevant André qui sortait à ce moment, il lui demanda s’il était satisfait de mes services, s’il en avait eu pour son argent, si cela ne le gênait pas trop de partager sa maîtresse avec la moitié de l’armée.

Je compris alors ce qu’il cherchait et ce qu’il allait fatalement obtenir : un duel. Insulter publiquement un soldat ou une femme placée sous sa protection conduisait en effet nécessairement l’outragé, selon le code d’honneur en vigueur dans l’armée, à demander réparation. La seule condition était que les combattants fussent un même grade, ce qui était, le cas, puisqu’André comme son agresseur étaient tous deux capitaines. Mon amant ne pouvait donc que prononcer l’une de ces phrases fatidiques conduisant à l’affrontement. Il le fit avec humour. « – Je crois, capitaine, que vous faites malheureusement pour vous, partie de mauvaise moitié, celle dont Catharina n’a pas voulu ; c’est vrai qu’avec votre dégaine, vous feriez peur à une guenon ». « – Capitaine, je suis à votre disposition pour m’en expliquer avec vous ». « – Où puis-je vous envoyer mes témoins pour fixer l’arme et le lieu ? » « A l’auberge de la Puesta. Je les attendrai avec deux de mes amis ». Et notre agresseur n’en alla, apparemment fort satisfait de la confusion et de l’émoi qu’il avait créés.

A vrai dire, je n’étais pas trop inquiète de cette affaire, en demeurant courante dans l’armée. Mon André en avait vu d’autres, et, avec ses 6 pieds de hauteur, il aurait aisément raison de ce gringalet qui dépassait difficilement, bottes comprises, les cinq pieds de haut. Aussi, quand il ne quitta le lendemain à l’aube, pour livrer le duel, je continuais à dormir paisiblement, folle que j’étais, après l’avoir embrassé une dernière fois. Je ne devais jamais le revoir vivant.

Ses amis, témoins du duel, me racontèrent plus tard ses derniers instants. C’était un combat au sabre, en principe « au premier sang », c’est-à-dire censé s’arrêter dès que l’un des deux adversaires était touché, même légèrement. Dès les premiers échanges, le petit hussard se révéla un sabreur redoutable, un véritable « maître d’armes ». Jouant sur l’agilité et sur la ruse, il parvint plusieurs fois à mettre André en difficulté, manquant même de le transpercer d’un coup de pointe après une feinte à droite particulièrement réussie. André, jouant sur sa force et sa haute taille, essayant d’avancer sur son adversaire de toute sa masse, en multipliant les violents coups de revers, pour l’acculer dans une position défensive. Mais l’autre ne se laissait pas faire, et, en virevoltant autour d’André, parvenait à annuler l’avantage pris par celui-ci en inversant la direction du combat.

jal32 Le duel durait ainsi depuis près d’un quart d’heure lorsque le hussard commit contre André ce que l’on peut appeler un véritable assassinat. Il avait en effet réussi à le blesser très légèrement au bras d’un coup de quarte. Voyant sa chemise blanche tâchée de sang et croyant ainsi le combat terminé par une honorable défaite, André baissa légèrement la garde. L’autre, au lieu d’en faire autant et de quitter ainsi le carré dans l’honneur, en profita pour lui porter un violent coup de pointe dans la poitrine, qui lui transperça le cœur et dont il mourut en quelques minutes. Les témoins d’André contestèrent la loyauté du coup, accusant le hussard de traîtrise. Mais le fait s’était produit avec une telle rapidité, pratiquement dans un seul et unique mouvement, qu’il fut impossible d’invoquer avec certitude un fait positif qui aurait conduit l’assassin devant le conseil de guerre et le peloton d’exécution. Notre hussard en fut donc quitte pour un second duel, au cours duquel il blessa grièvement, cette fois loyalement si l’on peut dire, l’un des meilleurs amis d’André.

Non content de m’avoir ravi l’être auquel je tenais le plus au monde, cet ignoble personnage osa, quelques jours plus tard venir me narguer devant l’auberge où j’avais pris demeure : « – Tu as vu, je te l’ai bien arrangé, ton joli petit ami ; si jamais tu manquais de quelque chose, tu peux venir me voir, j’ai du répondant dans la culotte et dans le portefeuille ! » et d’autres ignominies de ce genre. Alors que je m’effondrais en larmes sur mon lit, ma chère Elisa, outrée par une telle attitude, se précipita, accompagnée de quelques cantinières et catins, bonnes filles qui compatissaient beaucoup à mon malheur, qu’elles savaient devoir fatalement partager un jour ou l’autre. Armées de divers ustensiles de cuisine et de quelques bacs d’eau sale et d’ordures, elles parvinrent à mettre en fuite mon bourreau, qui devint, l’histoire connue, la risée de tout le corps d’armée.

Mais une autre femme, du camp ennemi celles-là, contribua également, quelques mois plus tard, à ma vengeance, de manière infiniment plus cruelle. Voici les faits tels qu’ils nous furent contés par des cavaliers de l’unité que commandait l’assassin d’André.

jal31 Alors qu’il s’était arrêté, avec son escadron, dans un village espagnol apparemment hospitalier pour les français, il fut enjôlé par une très belle femme, prénommée Martina. Celle-ci, par ses mimiques et ses poses, lui fit comprendre qu’elle était loin d’être insensible à son charme. L’autre déploya alors tout le jeu de sa dérisoire séduction, esquissant avec elle un quadrille sans musique, lui débitant toutes sortes de sornettes grossières qu’il croyait irrésistibles. Et l’autre, effectivement, riait et semblait prise sous le charme, au point qu’elle lui proposa de la suivre chez elle.

Il était alors interdit aux soldats, pour des raisons évidentes de sécurité, de s’isoler du gros de la troupe. Mais, confiant dans le pouvoir de sa séduction, trop vaniteux pour percevoir le danger auquel il s’exposait, notre hussard suivit l’espagnole et disparut aux yeux de ses camarades. Ils le retrouvèrent le lendemain, frit dans marmite d’huile d’olive dans laquelle Martina, avec la complicité des guérillas embusqués dans la maison, l’avait jeté après l’avoir dûment estourbi et coupé en morceaux. Et de la cruelle espagnole, plus de traces : elle s’était évanouie dans le Sierra avec la bande de son amant, le terrible Don Felipe.

J’étais alors dans une très état d’abandon et de désespoir que cette fin horrible de l’assassin d’André ne m’apporta pratiquement aucune joie. Je venais aussi de perdre, dans d’horribles circonstances, ma chère Elisa : prise avec un groupe de cavaliers dans un village, elle avait assisté à leur calvaire – enterrés jusqu’aux épaules, ils avaient servi de quilles aux espagnols qui leur jetèrent à toutes forces de lourdes boules de fer jusqu’à ce qu’ils soient complètement réduits en bouillie. Puis ces sauvages l’avaient enduite de noir de fumée et enfermée, entièrement nue, dans une cage suspendu au dessus d’un tas de fumier, où la populace lui avait lancé toutes sortes d’ordures en l’insultant. Elle fut ensuite conduite à travers le village, assise à l’envers sur un âne, un œil crevé et couverte d’un infâmant écriteau, « La puta de los franceses », vers l’église du village. Elle fut enfin clouée sur la porte de celle-ci, la tête en bas, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

jal28 Tous ces événements avaient commencé à ébranler ma raison. Dès lors, ma vie me fut plus rythmée que par les épisodes de ma chute. M’étant laissée dérober mes économies, je me retrouvais brutalement sans ressources, un jour de juin 1811. Je fus alors contrainte de faire bel et bien de mes charmes la principale source de ma substance. Une source qui d’ailleurs, devenais plus aléatoire à mesure que me prenait le dégout de cette vie et aussi que je m’enlaidissant : un malheureux cahot de ma carriole, devant Saragosse, me coûta en 1812 les deux dents de devant. Puis vinrent les affreuses nouvelles de la retraite de Russie : 500 000 beaux hommes morts gelés dans la neige, c’était comme si mon rêve de jeunesse s’était noyé avec eux dans la Berezina.

Suivant en clopinant la retraite de mes anciens héros maintenant vaincus, je me retrouvais un jour sur le pavé parisien, où je survécu comme je pus pendant encore quinze années avant de devenir la vielle mendiante que vous avez devant vous. Mais, dans mes rêves, il m’arrive encore de les revoir, ces beaux et fringants cavaliers français, tels qu’ils défilaient devant moi en 1800, dans le Parme de ma jeunesse.

Fin

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