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Gueule d’amour

Wagram, le 6 Juillet 1809, 14 heures

artill2 Ce qu’on vient de leur mettre, aux autrichiens !!! C’est vrai que pour enfoncer le centre de l’Archiduc Charles, l’Empereur n’a pas lésiné sur les moyens. Pensez !! Réunir une grande batterie de plus de 100 canons de 6 et de 12, ça ne s’était jamais vu jusque là. Pourtant, il s’y connaît en artillerie, le petit caporal !!

Pour l’artillerie de l’Armée, cela a vraiment été l’heure de gloire. Plus qu’Austerlitz, où l’on avait cassé un peu de glace sous les pieds des Austro-russes en fuite sur les étangs ; plus qu’à Friedland, où l’Empereur nous avait fait attaquer en tête de l’armée les lignes russes, les obligeant ainsi à reculer peu à peu devant notre meurtrière mitraille !!artill3

C’est un peu après 10h30 que l’Empereur avait ordonné à Lauriston de rassembler les pièces devant le centre autrichien, à hauteur d‘Aderklaa. Des aides de camps étaient alors partis vers toutes les batteries requises, qui s’étaient aussitôt mises en marche.

Les premiers à arriver étaient aussi les plus beaux, les plus admirés, ceux de l’artillerie à cheval de la garde : 24 pièces sous le commandement du colonel d’Aboville. Avec leur magnifiques uniformes bleu nuit immaculés, leurs dolmans à la hussarde, leur grand colback noir surmonté d un plumet rouge, ils se sont précipités au grand galop depuis Raschdorf, où ils étaient cantonnés, bien à l’abri, depuis de début de la bataille. Leurs caissons et leurs canons, en passant sur les ponts improvisés par le génie, faisaient vraiment un bruit de tonnerre !!!artill4

Presque immédiatement après, sont arrivées les batteries de l’artillerie à pied de la garde, avec leurs magnifiques bonnets à poils pareils à ceux des grenadiers, soit 16 bouches à feu supplémentaires, dirigées par les commandants Boulard et Pommeureul. Ils ont ouverts leurs caissons et mis leurs canons en batterie à la gauche de l’artillerie à cheval, couvrant l’espace entre les villages de Sussenbrün et Breitenlee. Quant au colonel Drouot, avec ses pièces de 12, il s’est installé un peu plus tard, à droite de l’artillerie à cheval.

Vingt minutes après, c’était à notre tour, nous les artilleurs des divisions Broussier et Lamarque, corps du maréchal Macdonald, de mettre nos pièces en position à l’extrême droite de cette gigantesque ligne d’artillerie. Il y avait quelques batteries à cheval, avec leur shako noir surmonté d’un plumet rouge. Ceux-là avaient déjà beaucoup donné depuis le matin, et leur uniforme bleu nuit était déjà largement maculé de poussière. artill5

La batterie d’artillerie à pied à laquelle j’appartenais fut l’une des dernières à arriver sur les lieux. Avec nos shakos noirs couverts de poussière, nos petits plumets rouges à moitié cassés, nos uniformes bleus nuit déchirés, nous étions loin d’égaler en splendeur nos camarades de La Garde. Mais aussi, il faut savoir ce que l’on veut : rester bien au chaud près de l’Empereur ou bien l’aider vraiment à gagner ses batailles, en première ligne, là où est le danger !artill1

Enfin, les vieilles jalousies étaient oubliées ce jour là : nous étions tous frères d’armes, décidés à vaincre ou mourir ensemble : 100 bouches à feu maintenant réunies, à peine plus d’une heure après l’ordre donné par Napoléon, sur 2 lignes d’une longueur de près d’une demi-lieu, pour donner aux autrichiens le plus beau d’artifice jamais vu depuis le début des guerres de l’Empire. artill8

A vrai dire, moi et mes neuf hommes avions bien failli ne jamais participer à cette fête. A Iéna, notre batterie s’était trouvée sous le contre-feu de l’artillerie prussienne, causant la mort de plusieurs canonniers. A Friedland, une contre-attaque de l’infanterie russe avait atteint plusieurs de nos canons : leurs servants, plutôt que de les abandonner, les avaient défendu jusqu’à la mort, se faisant clouer sur place à coups de baïonnettes. Enfin, à Essling, un boulet autrichien avait malencontreux cassé l’essieu de ma pièce, faussant très légèrement l’axe du canon. artill9

Inspectant les dégâts après la bataille, l’adjudant-major du bataillon avait même voulu remplacer notre engin. Mais tous les dix, nous étions récriés d’une seule voix qu’il n’en était pas question. Quoi !! Se séparer d’Ernestine, qui depuis la seconde campagne d’Italie, nous avait fidèlement suivi sur tous les champs de bataille et dans tous les campements de l’Empire. Nous en étions un peu amoureux de cette belle pièce de six, connaissant le moindre détail de sa peau de bronze et de sa robe de bois et de métal : le petit éclat de bronze enlevé à Friedland sur le côté droit du canon par un biscaïen qui avait aussi tué Léon, le premier servant ; la marque à l’avant de l’affut, là ou un cavalier prussien était venu s’éclater le crâne à Iéna, après avoir été désarçonné par un coup de boute-feu brûlant lancé, en pleine poitrine, par René, le second canonnier ; le curieux grincement de l’essieu, depuis que malgré tous nos efforts, il avait été un peu rouillé par les boues et les frimas de Pologne, en hiver 1807. Et puis cette terrible nuit d’Eylau, où tous plus ou moins blessés, nous avions réussi à survivre au froid en nous abritant, tous serrés uns contre les autres, sous une toile de tente étendue au dessus de la pièce, encore chaude des coups donnés dans la journée.artill7

Tout ensemble, nous suppliâmes donc l’officier de nous laisser une chance de sauver notre Ernestine, notre petite gueule d’amour. Le brave homme, connaissant ses canonniers, sous l’accordât. Nous nous rendîmes donc illico auprès de la forge volante de la division, où Fernand, notre troisième servant, avait longtemps servi. Moyennant tout le contenu de notre tambouille commune – quelques bouteilles de vin et deux pièces d’or – nous les convainquîmes de redresser le fût d’Ernestine, ce qui fut fait en moins d’une heure.

Et c’est avec elle, maintenant, que nous arrangeons les autrichiens, à raison d’un coup toutes les deux minutes !!! Car faire tonner une pièce de six, ce n‘est pas une mince affaire : il faut d’abord rincer et nettoyer le canon du coup précédent avec l’écouvillon, puis détacher le boulet de son sabot, introduire la poudre par la gueule, bourrer avec un peu d’étoupe et introduire la charge, boulet ou biscaïen ; puis introduire la poudre noire et l’étoupille par la lumière ; enfin, pointer la pièce avec le levier de pointage et mettre à feu avec le boutefeu lorsque le chef de pièce en donne l’ordre.

Pendant ce temps, il faut également s’occuper des attelages et des caissons à munition, et faire la navette entre ceux-ci et le canon pour l’approvisionner. Pour tous cela, dix hommes – canonniers, servants, chef de pièce, garde-chevaux – ne sont pas trop, d’autant que c’est aussi bien lourd à mouvoir à et mettre en position, un canon de six, surtout lorsque le sol est détrempé par la boue ou rendu glissant par le gel. artill12

Et puis Ernestine, elle n’est pas seulement méchante avec ceux d’en face, qu’elle massacre, selon son goût du moment, à coup de gros boulets, qui arrachent les jambes, les tètes et les bras en rebondissant entre les rangs, ou de biscaïens, des centaines de petites balles qui vous mettent toute une escouade par terre d’une seule décharge. Si on la chauffe trop fort en tirant à la suite un trop grand nombre de coups, elle peut aussi vous éternuer dans les mains à sa façon, en explosant au milieu des servants. Aussi, il faut savoir s’arrêter, tous les quinze coups, pour la laisser refroidir.

artill11 Mais aujourd’hui, Ernestine est de bonne composition. Avec ses cent frangines, sur un seul geste de Lauriston, elle s’est mise à faire des ravages dans les rangs des Kayserlicks, qui sont en train de débander sous notre feu, en laissant à terre des milliers des leurs, complètement désarticulés par nos boulets avec leurs uniformes blancs tous rougis de leur sang. Encore une charge de cavalerie pour balayer tout ça, et la bataille est gagnée. On s’en souviendra longtemps de notre « Grande Batterie » de Wagram !!

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