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Historias minimas

Une enfant trouvée

Toulouse, le 20 septembre 1831

Ma petite Juliette, ma fille chérie,

Alors qu’approche l’heure de ton mariage, il est temps pour moi de te révéler un secret que nous t’avions jusqu’ici tenu soigneusement caché. Tu sais que moi-même et mon époux, le général baron Faussier, t’avons toujours élevée comme notre fille, avec ton frère Charles. Mais il est temps de t’apprendre maintenant la véritable identité de tes parents – du moins de ta mère – ainsi que les circonstances tragiques qui nous amenèrent à t’adopter, au retour de la désastreuse campagne de Russie.

enf8 Je t’ai maintes fois raconté comment j’ai rencontré ton père, en 1806. Il était alors officier dans l’armée impériale, aide de camp du maréchal Berthier. J’étais moi-même issue d’une famille de la bonne bourgeoisie polonaise. Nous avions assisté, le cœur battant, à la superbe entrée de l’Armée Impériale dans Varsovie, avec à sa tête l’Empereur Napoléon, entouré des plus beaux cavaliers de notre noblesse. Tous les habitants de la ville étaient rassemblés, le long des avenues, pour acclamer nos libérateurs, qui avaient écrasé de leurs armes glorieuses nos oppresseurs russes et allemands. Mais j’avais moi-même une raison supplémentaire de les admirer : beaucoup plus détachée de la religion catholique que mes parents, lectrice passionnée de Rousseau et de Voltaire – car je parlais déjà parfaitement le français à l’époque – j’avais suivi avec enthousiasme les progrès de la Révolution française et secrètement applaudi à la destruction de l’oppression religieuse et féodale.

enf11 Le soir, nous vîmes arriver dans notre maison un jeune aide de camp du Grand Etat major impérial. C’était ton futur père adoptif, le Général Baron Philippe Faussier. Il n’était alors que simple chef de bataillon, mais d’une allure déjà magnifique, avec son superbe uniforme d’aide de camp : colback noir, gilet rouge, pelisse blaches bordée de fourrure, culotte ocre, un modèle qu’il avait, je l’appris plus tard, lui-même dessiné. Et, en plus, il était grand, avec un fin visage de poète, de beaux cheveux bruns bouclés, et des yeux noirs attentifs et bienveillants qui semblaient donner immédiatement à chaque objet et à chaque être qu’il regardait la valeur d’une œuvre d’art.

enf12 C’est bien simple : toutes les femmes de la maison, depuis ma grand-mère jusqu’à la petite chambrière, Aniochka, en passant par maman et mes sœurs, tombèrent immédiatement amoureuses de lui. Quand aux hommes, et en premier lieu mon père et mon frère Thomas, ils l’accueillirent comme s’il avait toujours fait partie de notre famille, lui offrant leurs meilleurs cigares et leur plus fine Vodka.

Moi-même, comme tu l’imagines, je n’étais pas insensible au charme de ce bel officier. Mais comme tu le sais, je n’ai jamais été fascinée par l’uniforme, étant beaucoup plus sensible à l’art et surtout à la peinture. Quelle ne fut pas alors ma surprise, quelques jours après son installation, de voir le major Philippe s’installer un jour dans notre jardin, et faire apporter par son ordonnance tout le matériel nécessaire à la réalisation d’un tableau : trépied, huiles, pigments, pinceaux… Il se mit alors à peindre notre maison, tandis que je le regardais discrètement, occupée avec mes soeurs à un ouvrage de tricot pour les pauvres de la paroisse.

Au bout d’une heure ou deux, il s’approcha poliment de notre petit groupe, en nous proposant de venir contempler son ébauche. Nous pûmes alors constater qu’il n’avait pas peint que la maison : nos étions nous aussi toutes les trois, présentes dans le tableau, assises à la place même où nous avions mené notre ouvrage. Enfin, toutes les trois, c’est une manière de parler : c’était surtout moi qu’il avait représentée, mes deux sœurs Anna et Sofia ne figurant qu’en second plan – ce dont elles prirent évidement un peu d’ombrage.

jal20 Je n’étais pas considérée à l’époque comme la plus jolie des trois sœurs Dziewanowski. Selon les critères de beauté féminine alors en cours en Pologne, mon corps était un peu trop maigre, et mon visage un petit peu trop anguleux. Mais Philippe ne confia plus tard qu’il avait été séduit, au premier regard, par l’espièglerie de mon sourire, la clarté de mes yeux bleu lavande et par les tresses de petites nattes blondes, entourées d’un ruban blanc, qui tombaient sur mes épaules. Et, puis, dès que je me vis représentée dans ce tableau, je compris que j’étais, bien sur, sa préférée. De mon côté, son hommage artistique était loin de m’être indifférent. Mais j’ai toujours été d’un naturel très réservé, presque secret, et je me gardai bien de lui témoigner ce jour-là, autre chose qu’une reconnaissance polie, mais distante.

enf7 Quelques jours plus tard, Philippe demanda à mon père l’autorisation de me faire poser afin de réaliser mon portrait. Celui-ci n’y vit aucun mal – à moins qu’il devinât parfaitement au contraire, les conséquences qui pouvaient résulter, à terme, d’une telle démarche, les espérant et les approuvant à l’avance. Moi-même, flattée, intéressée par la proposition, mais pas encore amoureuse, je me prêtais à ce petit jeu qui nous donna le tableau qui est encore accroché aujourd’hui dans le salon de notre maison de Toulouse, aux côtés de ceux de la bataille d’Austerlitz et du bivouac d’Aboukir. Vois comme j’étais fraîche et jolie à l’époque, sans doute d’ailleurs rendue un peu plus belle que nature par le regard de plus en plus affectueux – pour ne pas dire plus – que le peintre-officier portait visiblement sur moi.

C’est lors d‘un bal que je tombais véritablement amoureuse de lui ; car ton père adoptif n’était pas seulement un peintre et un officier de valeur, mais aussi un excellent danseur. Nous étions tous allés en famille, à son invitation, à un grand bal donné par l’Etat-major impérial en l’honneur des patriotes polonais. Toute la soirée, il m’invita à danser mazurkas et quadrilles, avec une assiduité sans doute excessive, contraire aux règles de la bienséance – surtout vis-à-vis de mes deux sœurs – et qui ne pouvait que faire jaser. Mais j’ai toujours été d’un naturel assez peu sensible au convenances, et surtout incapable de résister à l’invitation d’un bon danseur. Comme nous avons tournoyés, ce soir-là, inventant de petits entrechats avec nos pieds, échangeant mille confidences silencieuses avec nos corps, goûtant le sentiment fusionnel d’une pulsion rythmique partagée.

enf10 A la sortie du bal, j’étais compromise aux yeux de tous, sauf de moi-même. Philippe me fit entendre, en terme indirects mais transparents, qu’il était amoureux de moi et souhaitait demander ma main à mon père. Mes parents de leur côté, me convoquèrent, sous le prétexte de me reprocher ma conduite, mais dans le secret espoir d’entendre que Philippe s’était déclaré. L’attitude de mes sœurs balançait entre la jalousie de ne pas être préférée et la curiosité de savoir en quoi consistait l’amour d’un officier français. « T’a-t-il déjà embrassée, Katarina ? Est-ce qu’il t’a écrit un poème ? », me demandaient-elles avec une pointe d’envie dans la voix. Quoique déjà fort éprise de Philippe, je conservais face à toute cette agitation une attitude réservée, presque énigmatique, que mon bel officier prit pour de la froideur et mes parents pour de l’impertinence. Mais moi, j’étais simplement contente d’avoir un grand ami, bon peintre et bon danseur, qui semblait apprécier ma compagnie et me donnait d’excellents moments.

enf20 Le nœud de ce petit drame amoureux fut bientôt dénoué par l’épée de l’histoire. Après avoir victorieusement combattu à Friedland – dont il réalisa quelques temps plus tard de magnifiques lithographies, une technique qu’il contribua d’ailleurs à mettre au point – Philippe dut partir pour l’Espagne. Il m’écrivit de nombreuses lettres depuis là-bas, auxquelles je répondis ponctuellement, regrettant en plus en plus amèrement de n’avoir pas répondu plus vite aux avances de cet homme qui m’aimais et que, sans aucun doute possible maintenant, j’aimais également.

enf25 Puis il fut fait prisonnier par des guérillas espagnoles, qui heureusement commandée par un homme au noble cœur, Don Enrique, lui épargnèrent le sort abominable habituellement réservé aux prisonniers français. Il fut ensuite livré aux anglais et envoyé dans les affreux pontons de Porthmouth. De toutes ces mésaventures, ton père, homme d’art autant que d’action, ramena de splendides dessins et tableaux qui constituent aujourd’hui l’un des plus précieux témoignages des guerres de l’Empire : Bataillle de Sommosierra et de Guirando, assaut du monastère de San-Engracia…

enf23 Un jour du début 1812, j’appris par l’une de ses lettres une heureuse nouvelle : évadé de sa prison anglaise, revenu en France depuis quelques mois, Philippe avait repris sa place à l’Etat – Major de Berthier et faisait à nouveau route vers Varsovie.

enf6 Tu imagines la joie de nos retrouvailles, la fête donné par ma famille en son honneur, ainsi qu’en celui de mon frère Thomas, qui, engagé dans les chevau-légers lanciers polonais de la garde, avait déjà couvert de gloire le nom de notre famille à Somosierra et à Wagram. Cette fois, je cessais de jouer les sphinx énigmatiques et me jetais tout de suite dans ses bras comme je rêvais de le faire depuis quatre longues années. Notre union fut bénie quelques semaines plus tard devant un parterre enthousiaste et mélangé d’officiers français et de patriotes polonais.

enf21 Après deux très courts mois de bonheur, Philippe dut partir vers l’est, pour accélérer les préparatifs de l’invasion de la Russie que projetait Napoléon. Tu connais déjà les détails de cette campagne tragique, tant par les récits de ton père que par les tableaux qu’ils lui inspirèrent.

Le plus connu, celui de la prise de la Grande Redoute de la Moskova, dont nous connaissons tous par coeur le moindre détail comme celui que tu vois ici, fut d’ailleurs réalisé, à son retour, dans la maison de tes grands-parents, alors qu’il se remettait de cette terrible épreuve.

Mais lorsqu’il revint, méconnaissable, un pied presque gelé, habillé quasiment de haillons, de ce désastre, il nous ramena la chose la plus invraisemblable que l’on puisse porter avec soi en de telles circonstances : une petit fille âgée d’à peine plus de 18 mois. C’était toi. Et ton histoire est à peine croyable. Au passage de la Bérézina, ta mère, la cantinière d’un régiment lithuanien je crois, était tombé à l’eau, poussée par un mouvement de foule sur l’un des deux ponts branlants sur lesquels les débris de l’armée recherchaient, dans le plus grand désordre, leur salut. Elle tenait à la main un bébé, qu’elle préservait de l’eau glacé, au bout de ses deux bras tendus, pendant qu’elle perdait progressivement ses forces. Même quand elle disparut sous les eaux glacées, elle réussit, par un invraisemblable prodige d’amour maternel, à te maintenir au dessus de l’eau pendant encore quelques précieuses secondes.

enf27 C’est alors que se produisit un second miracle, qui témoigne de la grandeur d’âme des hommes qui composaient l’armée impériale. Le maréchal Bessières, chef de la Garde impériale, qui, tu t’en doute, avait à ce moment bien d’autres chat à fouetter que le salut d’un nourrisson, se porta à ton secours. Avec quelques pontonniers du général Eblé, il pénétra dans l’eau glacée pour t’en retirer, tous risquant ainsi leur propre vie pour t’éviter le sort funeste qui t’étais promis. Tu fus ensuite confiée aux bons soins des domestiques de l’Etat-Major général, qui, vaille que vaille, parvinrent à te maintenir en vie.

Mais arrivés à Vilna, plus personne ne savait quoi faire de toi, ni ne souhaitait se charger d’un fardeau supplémentaire, dans des circonstances où chacun avait assez à faire de lutter pour sa propre survie. C’est alors que ton père, montrant ainsi la noblesse de son cœur, se proposa de t’emmener avec lui à Varsovie où il voulait me rejoindre. Devenu général de brigade et chef d’Etat-major de Davout, et lassé de tous ces carnages, il n’attendit même pas pour cela l’autorisation réglementaire, ce qui lui valu d’ailleurs d’être mis plusieurs semaines aux arrêts par l’Empereur.

lanc3 Outre ta petite vie, il amenait également une bien triste nouvelle : ton oncle Thomas, qui avait pourtant réussi à survivre aux combats de l’été puis aux grands froids de l’hiver russe, avait rendu l’âme à Vilna, terrassé par le typhus. Ce terrible deuil ne fut pas pour peu de choses dans la décision que nous prîmes alors de t’adopter, sous le nom que tu portes aujourd’hui, Julliette. C’est ainsi que tu devins l’ainée de nos enfants, puisque ton frère Charles ne naquit qu’un an plus tard, en 1814, alors que je j’avais déjà rejoint la France avec mon époux.

Voila, ma petite Juliette : tu connais maintenant la vérité sur tes origines. Mais, au moment où tu vas toi-même fonder un foyer avec notre cher Louis, je voudrais que tu saches que, ton père et moi, nous t’avons toujours aimé autant que si tu avais été notre véritable fille et que pas une seconde depuis ce jour de février 1813, il y a 15 ans, nous n’avons regretté de t’avoir accueillie parmi nous.

Ta mère aimante,

Katarina Baronne Faussier

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