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Historias minimas

Un amour de collectionneuse

C’était en 1809. J’avais 26 ans, j’avais de très beaux yeux bleus, et j’étais, officiellement, dame de compagnie de la reine de Saxe. En fait, ma principale mission était tout autre : passionnés comme moi de peinture et d’antiquités, les époux royaux m’avaient demandé de réunir pour leur compte une collection privée des plus belles œuvres d’Europe. Après de multiples voyages à travers le continent, j’avais réussi à rassembler un bel ensemble de tableaux de Canaletto, de Dürer et surtout de primitifs italiens : c’est ces dernières œuvres, les plus belles sans doute, je j’avais eu le moins de mal à obtenir auprès des autres princes allemands : mes collègues de Berlin, qui essayaient aux aussi de constituer un musée pour le roi de Prusse, affectaient de mépriser la peinture médiévale. Mais Vivant Denon, lui, savait d’instinct reconnaître la véritable Beauté. Et Il était là maintenant, dans le sillage des Armées françaises triomphantes, pour m’enlever mes primitifs… Enfin, pour transférer à Paris la collection du Roi.

vivant Un merveilleux et curieux personnage, ce Vivant. Simple graveur de profession, il s’était pris de passion pour toutes les formes de la beauté. Depuis qu’il avait accompagné Bonaparte en Egypte, celui-ci lui avait accordé sa confiance en matière d’art et de peinture. Il l’avait même chargé de réaliser un projet grandiose : rassembler à Paris – A Versailles mais surtout au Louvre – les plus belles productions de l’art européen. Partout, derrière les armées victorieuses du consulat puis de l’Empire – en Italie, en Hollande et maintenant en Allemagne – Vivant venait récolter toutes les œuvres importantes. Depuis près de 10 ans, je suivais son projet avec passion, n’espérant qu’une chose : le rencontrer pour parler avec lui d’art et de musées, et n’en craignant qu’une autre – qu’il me sépare de mes primitifs italiens.

Il fut introduit auprès de moi par le Chambellan du roi. Presque immédiatement, notre conversation prit un tour passionné. « – L’œuvre d’art, me dit-il n’appartient pas au peuple chez lequel il a été créé, mais à l’Humanité toute entière » « – Vous ne faites que légitimer le pillage pour le compte de votre Maître, ou plutôt de votre manie personnelle de collectionneur » « – Je rêve d’un lieu d’instruction ouvert au peuple, ou celui-ci pourrait venir contempler les plus grandes créations de la culture humaine » « – Mais c’est exactement ce qu’avaient fait les princes de Kassel, dont vous avez pourtant volé les œuvres pour les mettre dans la salle de bains de l’impératrice » « – Joséphine s’est scandaleusement appropriée ces peintures à mon insu, et je compte bien, un jour ou l’autre, demander à l’Empereur de les lui faire restituer » « – En tous cas, si vous voulez prendre mes primitifs, il faudra d’abord me faire percer à coups de baïonnette par vos grenadiers » « – Comtesse Gundrun, me répondit-il en me prenant la main, cette scène pourrait faire le sujet d’un magnifique tableau de Goya, mais quelle perte pour ma collection de jolies femmes !!! » Et nous éclatâmes de rire tous les deux.

Je l’aimais de plus en plus, ce Vivant. Bien sur, il n’était ni très jeune ni très beau, il ne savait ni danser, ni manier l’épée. Mais à cette époque, la France avait le génie de faire du moindre de ses clercs de notaire un maréchal prestigieux, et du plus modeste de ses artisans un esthète rayonnant de culture et d’intelligence. Et je dois dire que ce collectionneur passionné était tout sauf un pillard : des centaines de peintures et de sculptures qu’il ramena d’Italie, pas une seule ne fut abimée ou perdue. Et quelle éloquence merveilleuse lorsqu’il me parlait des primitifs flamands ou de la nécessité de créer des lieux, qu’il appelait les « musées généraux » où les œuvres seraient rassemblées, protégées et montrées au peuple pour son instruction !!!

L’intelligence et la culture sont ce qui m’a toujours le plus attirée chez un homme. Un soir qu’il m’avait fait visiter, en rêve, son musée imaginaire de la statuaire égyptienne, nos deux collections privées s’enrichirent simultanément : lui d’une comtesse saxonne blonde au visage de poupée, et moi du plus grand collectionneur d’art que l’Europe ait jamais connu. Mais si je lui fis don de mon amour, je l’empêchais par contre de prendre mes primitifs italiens, en faisant expliquer à l’Empereur, par l’intermédiaire de notre ambassadeur à Paris, qu’un tel acte nuirait à l’alliance unissant la Saxe et la France.

La nuit où il apprit son échec, Vivant me fit une scène terrible, comme pris d’une ivresse de jalousie : je n’étais plus qu’une trainée allemande, prête à coucher avec n’importe qui pour enrichir sa collection, une catin qui l’avait enjôlé pour mieux l’empêcher de compléter sa galerie de primitifs au Louvre. De colère, il alla même jusqu’à me frapper ! Puis il s’apaisa et mis sa tête sur mon sein pour s’endormir comme un enfant. Pour le consoler, je lui fis présent le lendemain d’une petite miniature de Canaletto, venue de ma collection personnelle, qu’il accepta les larmes aux yeux en me demandant pardon pour sa violence de la veille.

Notre aventure se poursuivit ensuite, davantage par lettres qu’autre chose, car nous étions tous deux occupés, aux quatre coins de l’Europe, à réunir des œuvres pour nos maîtres respectifs. Mais, en 1815, je fus chargée de participer, au nom de la Saxe, à la commission de restitution chargée de rendre aux anciens pays occupés les œuvres pillées par la France. En fait, la mission était officiellement accomplie par mon mari, comte Arnold Von Plaszwitz, car la présence d’une femme dans cette commission eut été inimaginable. Un brave homme sans une once de méchanceté, un ami de cœur dont je ne partageais plus le lit depuis bien longtemps, et qui me racontait volontiers, en riant, ses aventures nocturnes avec les jolies françaises.

En rentrant du Louvre où j’avais parfois passé la nuit entière à parcourir les salles d’exposition avec Vivant, je faisais répéter à mon mari son rôle à la Commission. Mon but essentiel était de faire revenir en Allemagne quelques Dürer, Rubens et autres primitifs italiens injustement spoliés. Etrange situation : le jour, par l’intermédiaire de mon mari, j’essayais de faire à Vivant le plus grand mal possible, en lui arrachant les oeuvres qu’il avait si passionnément rassemblées dans toute l’Europe. La nuit, je le rejoignais en cachette – le goût prononcé de mon époux pour les actrices du théâtre français m’en laissant largement la possibilité -. Nous discutions alors fiévreusement d’art, de voyages et du musée imaginaire que nous rêvions tous deux de réaliser, avec les même œuvres, dans deux villes différentes.

C’est ainsi que je découvris, un nuit, ce fameux Rubens que ces benêts de la Commission cherchaient partout dans le Louvre sans parvenir à mettre la main dessus. Alors que nous nous embrassions fiévreusement, adossés sur une table d’ébéniste, je fis glisser avec le haut de ma cuisse nue le coin d’une nappe. Le Rubens était là, repréentation d’une splendide femme dénudée, retourné et maquillé en table de travail. Je me suis depuis toujours demandé quelle bravade ou quel phantasme l’avait poussé à choisir justement ce lieu si dangereux pour lui afin de m’y enlacer, moi sa plus intime ennemie : il avait pourtant toute la Grande Galerie du Louvre à sa disposition pour cela…

Vivant me supplia de ne rien dire, ce que je fis, par amour et par pitié pour lui, mais aussi parce que ce fou furieux aurait bien été capable, dans sa colère, de révéler publiquement les conditions de ma découverte. En échange, j’exigeais de lui trois primitifs italiens qu’il accepta de ne donner… Pardon, de faire céder par la France au roi de Saxe.

Depuis lors, les années ont passé ; les Bourbons ont chassé Vivant de ce musée du Louvre, oeuvre de sa vie ; je suis devenue une respectable mère de famille. Mais notre amitié n’a pas disparu, et Vivant revient encore parfois à Dresde, pour pouvoir contempler avec moi les Giotto rendus à la Saxe, qu’il place pour l’occasion aux côtés du Canaletto que je lui avais donné en 1809.

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