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Un championnat en débat

Editeur : La Salida n°49, juin -septembre 2006

Auteurs : Augusto Siancas, Pierre Vidal-Naquet

Un championnat en débat

Le 9 août prochain aura lieu à Buenos Aires la 4ème édition du championnat mondial de tango argentin. Pour la première fois, cet événement donne lieu en France, à l’initiative de notre ami Augusto Siancas, à l’organisation d’un processus de sélection de représentants « officiels » de notre pays, dont la finale aura lieu le 16 juin prochain au Théâtre de Chaillot à l’occasion de la 3ème édition du Festival Paris-Buenos-Aires.

Cette initiative a donné lieu dans notre communauté, et au sein même du comité de rédaction de La Salida, à des débats passionnés opposant les « pro » et les « anti-championnat ». Les premiers – et j’en fais partie – invoquent l’existence d’une tradition populaire de compétition (voir encadré p.39), la possibilité de détecter et de récompenser ainsi de nouveaux talents, le caractère festif de l’événement, son impact favorable sur l’intérêt porté par le grand public à la culture tango. Les « anti » craignent un dévoiement commercial de l’esprit du tango et l’irruption d’une mentalité de compétition dans une communauté qui en aurait été jusque-là préservée.

Nous avons voulu vous fournir les arguments du débat, en donnant la parole à deux éminents représentants des deux sensibilités : Augusto Siancas et Pierre Vidal-Naquet, fondateur de l’association lyonnaise Tango de Soie. À vous de juger.

Fabrice Hatem

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Une occasion de rencontres et d’échanges

Augusto Siancas, figure centrale des milongas parisiennes et organisateur des épreuves de sélection française du championnat mondial de tango argentin, répond aux questions de La Salida.

Pourquoi ce championnat en France ?

Parce que je crois que la France ne pouvait pas être absente de ce championnat qui a lieu tous les ans au mois d’août à Buenos Aires, la capitale mondiale du tango. Cette année, la France sera donc représentée pour la première fois à la IVème édition du championnat mondial de tango par deux couples de danseurs dans les catégories Tango de Salon et Tango de Scène.

Il faut dire que cet événement artistique majeur est organisé par des instances officielles argentines dont la Mairie de Buenos Aires, l’Académie Nationale du Tango et TCS Championship sous l’égide du Ministère des Affaires Étrangères.

L’idée d’organiser ce championnat en France m’est venue après avoir assisté aux deux derniers championnats, où le niveau artistique était exceptionnel. De nombreux pays y étaient représentés. Il m’est apparu dommage que la France, où le tango a rencontré un franc succès dès ses débuts, ne puisse montrer le talent de ses danseurs dans ce championnat mondial.

De par mon engagement dans le tango à Paris depuis une dizaine d’années, de par ma participation chaque été depuis plus de dix ans à la vie tanguera de Buenos Aires, j’ai pu obtenir l’agrément des organisateurs pour être le producteur de cette première sélection française.

Qu’est-ce que le championnat peut apporter à la communauté tanguera ?

Il permettra d’attirer l’attention du grand public et de susciter un intérêt accru pour le tango, de trouver de nouveaux adeptes, d’améliorer le niveau de cette danse si belle mais si complexe et passionnante, tout en préservant l’identité du tango argentin.
Ce sera aussi l’occasion de faire des rencontres et des échanges avec d’autres passionnés du tango, et de découvrir également des talents cachés.

Comment la communauté tanguera a-t-elle réagi ?

Cet événement, comme toute action innovatrice, suscite des réactions passionnées, même si par le passé des concours ont déjà eu lieu. Certains n’aiment pas l’idée de compétition que sous-entend le championnat, d’autres sont enthousiasmés par cette idée, qu’ils souhaitent ou non concourir.€

Propos recueillis par Fabrice Hatem et Francine Piget

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Non à la « staracadémisation » du tango argentin

Pierre Vidal-Naquet, Président de « Tango de soie » nous explique les raisons de son opposition à l’idée d’un concours de tango.

Pourquoi l’idée d’un concours ne te paraît-elle pas bonne ?

Tout simplement parce qu’elle contribue à introduire la notion de performance dans le tango. Il y a quelques années une charte (qu’on peut retrouver aujourd’hui sur le site du Temps du Tango) avait été ébauchée. Elle stipulait que le tango s’appréciait « au moins autant à l’intérieur du couple, qu’au travers de l’apparence extérieure » et que cela excluait « toute forme de compétition ». Or, le championnat introduit une procédure de jugement qui est uniquement fondée sur l’aspect extérieur du tango. Ce qui se passe « à l’intérieur du couple » – évaluable uniquement par lui – est donc ignoré dans le cadre du championnat. Dans ces conditions, du moins si l’idée fait son chemin, le tango (y compris le tango dit de « salon ») va être tiré vers le visuel et le spectaculaire. De plus, il faudra pouvoir comparer, mesurer, se référer à des formes plus ou moins normalisées, ce qui renforcera les risques de cliché. Ce dont le tango argentin n’a évidemment pas besoin.

Cela fait pourtant partie de la tradition populaire de Buenos Aires ?

Je trouve bien dommage cette instrumentalisation de la tradition. Peut-on se prévaloir de la tradition, dans laquelle il y a le pire comme le meilleur, pour légitimer ainsi la compétition ? Je ne le pense pas. Ceux qui cherchent aujourd’hui à remettre le championnat au goût du jour sélectionnent dans le passé, certaines pratiques et ferment les yeux sur d’autres. Certes, les portègnes ont organisé des championnats, mais est-ce une raison pour faire la même chose aujourd’hui ? Je ne pense pas non plus, sauf à promouvoir une folklorisation du tango, c’est-à-dire une réification de cette danse.

Certains évoquent la tradition des concours de texte. Mais je ne mets pas sur le même plan ces concours, de même que ceux qui concernent la musique. Pour la simple raison que le tango est une danse sociale d’improvisation qui se construit autour du collectif. J’aurais aimé retrouver un article écrit dans l’une des premières Salida et qui faisait allusion à cet aspect du tango. L’auteur disait à peu près ceci : « Le tango est une danse née de l’immigration. Une danse collective où une petite place était toujours laissée (sur la piste) à chaque nouvel arrivant ». Ce que je trouve particulièrement intéressant dans le tango, c’est cet aspect de création artistique collective à base d’improvisation où la manière dont chacun s’approprie la danse alimente l’ensemble et où l’ensemble nourrit l’inventivité de chacun… Avec la compétition, nous allons tout droit vers une logique exactement inverse, puisqu’il s’agira d’éliminer progressivement les moins performants de la piste. Même si ce n’est pas leur intention, les initiateurs de ce mouvement contribuent à « staracadémiser » le tango. Nous allons bientôt voir dans les milongas, des « couples compétiteurs » se former, s’entraîner, chercher la performance. C’est bien dommage.

Pourquoi ne pas reconnaître l’événement « concours » comme un élément festif, de sociabilité ?

La recherche de convivialité est l’un des arguments avancés par ceux qui défendent le championnat. La seule question est ceci : Pourquoi diable avoir besoin de la compétition pour organiser des espaces de convivialité ? Doit-on vraiment emprunter le modèle de la compétition sportive pour construire de la sociabilité ? Ne peut-on imaginer d’autres registres que celui de la concurrence ? Mais je le reconnais, le championnat est susceptible de faire participer en masse des spectateurs non danseurs. Cela est certainement plus commercial que la danse sociale qui repose sur l’implication de chacun sur la piste…

Propos recueillis par Fabrice Hatem

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