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Poésie et littérature

Enrique Santos Discépolo :Une œuvre théâtrale, populaire, et torturée

Editeur : La Salida n°48, avril-mai 2006

Auteur : Fabrice Hatem

discepolo3 Enrique Santos Discépolo (1901-1951) : Une œuvre théâtrale, populaire, et torturée

Enrique Discépolo était un enfant du peuple : ses humbles personnages, avec leur vision amère et désabusée du monde, semblent tout droit sortis du quartier du Once où il a commencé sa vie. Il était habité par une sensibilité torturée : son œuvre nous déroute par les a-coups et les sinuosités inattendues de son écriture, par le détournement grinçant des thématiques tangueras traditionnelles. C’était enfin, un homme de théâtre : ses tangos semblent construits comme autant de monologues qu’on croirait tirés de pièces tragi-comiques.

Un personnage principal : le petit peuple de Buenos Aires

Discépolo passa son enfance dans un quartier populaire de Buenos-Aires, le Once, avec ses marchés couverts, ses petits commerçants, ses cafés accueillants, ses petits voleurs et ses pauvres hères. C’est de cet univers qu’il va tirer à la fois le décor, les personnages les situations et le langage de ses tangos : « Petit café de Buenos aires, (…) Comme une école de toutes choses (…)/Tu m’as donné comme de l’or une poignée d’amis (…) Comment d’oublier dans cette plainte ?» (Cafetin de Buenos Aires). Et c’est pour cela que le public portègne, constitué, en quelque sorte, de ses propres personnages, va si profondément s’identifier à son œuvre.

Son plus grand talent est sans doute d’avoir su exprimer les souffrances, les frustrations, mais aussi la chaleur humaine et les moments de franche rigolade de ce petit peuple dans un langage où celui-ci peut immédiatement se reconnaître. L’utilisation du Lunfardo, assez fréquent chez Discépolo, ne constitue à cet égard qu’une des composantes d’un style qui reflète avec bonheur la vitalité spontanée du langage populaire. Avec des images cocasses, ses références aux objets de la vie quotidienne, ses expressions simples et directes. Comme le mari de Victoria, qui saute littéralement de joie d’avoir été abandonné par se femme : « Dieu merci / j’ai plus à porter sur le dos / cette morue avec son goût d’Emulsion de Scott ![1] ».

Le public populaire peut également se reconnaître dans le quotidien difficile décrit par l’auteur de Yira Yira : un monde sans pitié pour les humbles et les faibles, où la pauvreté imprime sa marque dégradante. Là encore, Discépolo témoigne de ce qu’il voit : alors qu’il atteint sa maturité artistique, au début des années 1930, l’Argentine s’enfonce dans une profonde crise économique et sociale dont on perçoit l’écho dans ses textes : « Quand t’as plus deux mégots / pour te faire une clope / quand tu t’uses les groles / A trouver ces deux sous / qui te feront bouffer « (Yira Yira). Et cette misère omniprésente contribue à façonner un monde dur, égoïste, où les naïfs se font impitoyablement dépouiller par les escrocs sans scrupules, à l’image de ce mari idéaliste, chassé de chez lui par une femme méchante et cynique (Che Vachache).

Mais, au-delà de la petite chronique des mésaventures individuelles et des malhonnêtetés quotidiennes, l’oeuvre de Discépolo nous propose la vision profondément pessimiste d’un monde dépourvu de sens moral, régi par l’égoïsme, défiguré par la laideur. De nombreux critiques ont à cet égard voulu voir dans Discépolo une sorte de « penseur du désespoir », qui aurait introduit dans le tango une dimension inusitée de réflexion philosophique et de critique morale, et nous proposerait une réflexion angoissée et profonde sur un monde privé de transcendance. D’autre ont voulu, au contraire y détecter la trace d’une recherche quasi-métaphysique de la rédemption par l’amour. J’avoue que la lecture de Cambalache, le poème philosophique par excellence de l’auteur, ne me suggère pas une telle hauteur de pensée : « C’est pareil d’être fidèle ou traître / ignorant, savant ou voleur / généreux ou escroc / tout est pareil, rien n’est meilleur / c’est la même chose : celui qui travaille jour et nuit comme un bœuf / ou celui qui vit des autres.. » Franchement, ce n’est pas du Schopenhauer, mais plutôt des propos du café du commerce mis en chanson.

Mais n’est-ce pas justement la banalité même du propos qui fait la force du texte ? Si Discépolo avait écrit comme Kant, personne dans les petits cafés du Once n’aurait écouté ses tangos[2]. C’est justement parce qu’il rend compte avec fidélité et force de la pensée mal dégrossie, de la vision du monde simpliste, un peu réactionnaire, de l’homme de la rue, que celui-ci va entonner ses chansons comme il porterait des flambeaux. C’est parce que Cambalache exprime l’opinion commune d’un petit peuple argentin révolté par l’injustice, l’immoralité et la corruption ambiante que ce texte reste encore, 70 ans après sa création, une sorte de 2ème hymne national. Un hymne grinçant et amer comme le sont les propos tenus depuis toujours par les habitués des Cafetines de Buenos Aires où Discépolin a trouvé son inspiration.

Il me semble significatif, à cet égard, que Discépolo ait adhéré, à la fin de sa vie, au régime populiste de Juan Péron : ce sont justement les masses urbaines dont il exprime la pensée sans subtilité dans ses imprécations poétiques, qui fourniront le plus solide soutien du dictateur, espérant de lui une vie meilleure et une société plus juste. A l’image du personnage radiophonique inventé au début des années 1950 par Discépolo, Mordiquisto, qui vantera alors avec fougue les acquis supposés de la révolution péroniste.

Une vision du monde et une écriture torturées

Orphelin très jeune, Discépolo porta toute sa vie dans son âme les stigmates de ce deuil précoce. Faut-il y voir la raison de cette vision amère et désabusée d’un monde que n’éclaire ni la présence d’un Dieu de pardon ni la chaleur d’un amour féminin ? Dans le monde de Discépolo, la beauté et l’amour n’apparaissent que comme de fugitifs éclats, scories d’une enfance lointaine ou lueur timide d’un espoir incertain, rapidement étouffés par laideur et l’égoïsme omniprésent : « Bonne comme tu es, tu sauverais mon espérance avec ton amour/ …mais un froid cruel M’a maudit pour toujours et m’a volé… toute illusion ». Les femmes y sont en général porteuses d’une charge particulièrement négative : malhonnêtes (Chorra), méchantes (Sin Palabras), cyniques (Che Vachache), laides : « seule, fanée, tordue, habillée comme une jeunette, elle avait l’air d’un poulet déplumé, montrant à la cantonade sa nudité » (Esta noche me emborracho). Et inaccessibles lorsque, trop rarement, elles sont belles et aimantes (Confesion, Uno). Mais ici, l’analyse psycho-biographique est prise en défaut, puisque, s’il fut privé d’un mère aimante, il trouva par contre dans la chanteuse Tania la compagne talentueuse, belle, aimante et fidèle dont les personnages de ses tangos sont irrémédiablement privés.

Outre son pessimisme fondamental, le poète porte sur le monde un regard distordu par le prisme d’une moquerie amère et grinçante. Dans son univers de pantomime, les personnages sont toujours, au fond, différents de ce qu’ils paraissent, de ce qu’ils croient ou de ce qu’ils devraient être : ils sont brutaux par bonté (Confesion), incapables d’aimer par excès de tendresse (Uno). Ce constant contre-pied pour corollaire une inversion presque systématique des thématiques traditionnelles de la poésie tangueras : chez Discépolo, l’amour ne stimule pas le courage des voyous, mais les transforme au contraire en lâches (Malevaje) ; l’homme abandonné par sa compagne, loin d’être réduit au désespoir, saute de joie à l’idée d’être débarrassé de l’épouse détestée (Victoria). Quant au sentiment de la nostalgie, il fonctionne en quelque « à rebours » de celui décrit par d’autres auteurs. Chez Manzi, par exemple, la nostalgie naît de l’évocation poignante du paradis perdu de la jeunesse, d’un monde faubourien disparu, mais qui reste au moins inaltéré dans la mémoire et vers lequel ont peut encore se réfugier en pensée. Chez Discépolo, c’est au contraire la dégradation du présent qui achève de détruire le souvenir de ce qui fut beau et de discréditer les illusions du passé, comme dans Esta noche me emborracho : « Et dire qu’il y a dix ans elle fut ma folie / Que je suis allé jusqu’à la trahison pour sa beauté / que ce qui est aujourd’hui un vieux cageot / fut la douce illusion / où j’ai perdu l‘honneur ».

Enfin, le caractère torturé de l’auteur se révèle aussi dans une écriture, qui, pour être méticuleusement travaillée[3], n’en n’est pas moins tortueuse, pleine de détours inattendus, de comparaisons étranges, d’associations d’idées surprenantes. Par exemple, après avoir dénoncé un monde égoïste et sans morale, le vagabond de « Yira, Yira » nous déclare : « Souviens-toi de l’idiot / qui, un jour, écoeuré, s’est mis à aboyer ». Les verbes « pleurer », « hurler » ou « crier », auraient suffi pour obtenir une chute littéraire de bonne facture. Mais Discépolo a écrit « aboyer » (ladrar). Il fait ainsi, à travers cette étrange incise, monter d’un cran la tension dramatique : l »absurdité et le dérèglement du monde projettent notre misérable héros au-delà du désespoir. Désormais privé de la parole, c’est-a-dire dépouillé de son Humanité, il est réduit à l’état d’un animal, d’un chien errant. Une image saisissante, mais en même temps très déroutante, dont on peut trouver maints autres exemples chez le poète.

Théâtralisation du tango

Comédien, auteur, metteur en scène, Discépolo était avant tout un homme de théâtre. Ceci explique que beaucoup de ses tangos soient construits comme des monologues qui pourraient, sans difficulté, être intégrés, selon les cas, dans une comédie, une tragédie, ou une tragi-comédie.

Le texte commence souvent par une mise en situation, un rappel des événements passés et de la situation actuelle du locuteur pour que nous puissions prendre le drame en route. En quelques mots très condensés, quelques expressions très imagées et synthétiques, l’auteur « plante le décor » de la scène va se jouer en quelques strophes : un vagabond au bout du rouleau (Yira Yira) ; un homme confronté aux fantômes de son passé (Esta noche me emborracho) ; un boucher trahi et ruiné par sa maîtresse malhonnête (Chorra) : « Pour me r’mercier tu m’as mis dans la misère, tu m’as plumé jusqu’à l’os, en six mois tu m’as chouré l’magasin , l’étalage au marché, les crochets à viande, le comptoir.. ; choureuse, tu m’as volé jusqu’à l’amour ».

Les repères scéniques ainsi établis, le personnage peut alors développer un monologue dans lequel il exprime les sentiments que lui inspire cette situation. Si ceux-ci appartiennent parfois au registre de la gaieté, comme dans Victoria ou Justo el 31, ou de la tendresse nostalgique, comme dans Cafetin de Buenos aires, le registre dominant est plutôt celui de l’amertume, du désarroi, voire du désespoir.

Mais, à la manière des arlequins ou des polichinelles de la Comedia del arte[4], les personnages expriment ces sentiments de manière tellement outrée que notre compassion se transforme rapidement en moquerie. Leur manque de retenue dans l’expression du malheur, l’impudeur de leurs gémissements, leur complaisance à nous confier leurs turpitudes et leurs faiblesses, finit par les rendre grotesque et fait rire à leurs dépends. Comment plaindre ce psychopathe très fier d’avoir tabassé sa petite amie, belle et amoureuse, mais « trop bien pour lui » pour l’inciter à le quitter . « Tu me verras toujours te battre / comme une salaud ; et si tu savais combien j’ai été généraux de payer ainsi / ton grand amour. » (Confesion). Comment ne pas rire de ce redoutable voyou devenu peureux par amour : « Hier, par peur de tuer, au lieu de me battre, je me suis mis à courir, je suis vu en cabane, j’ai pensé que je ne te reverrai plus ». (Malevaje). Comme dans la comédie napolitaine, le tragique, le comique et le merveilleux sont ainsi mélangés dans une grimaçante et outrancière pantomime : les gens de théâtre savent bien qu’ils faut toujours un peu « surjouer » par rapport à l’expression naturelle du sentiment pour pouvoir faire partager celui-ci au public. Un principe que l’auteur de Cambalache a manifestement appliqué dans ses tangos….

Fabrice Hatem

Œuvres majeures

• Bizichito (1925)

• Che Vachache (1926)

• Esta noche me emborracho (1927)

• Chorra (1928)

• Malevaje ; soy un arlequin1929)

• Victoria, Justo el 31,Confesion (1930-1932)

• Cambalache (1935)

• Melodia protena (1937)

• Uno (1943), Cancion Deseperada (44)

• El choclo (1947), Cafetin de buenos Aires (1948)

Biographie

• Ne en 1901 à Buenos Aires

• Orphelin jeune. Recueilli par son frère Armando

• Débute au théâtre dans les années 1920 (acteur, auteur)

• 1926 : premier tango : Che vachache

• Grand succès comme acteur et auteur de théâtre

• Voyage en Europe, Afrique du nord

• Auteur de musiques de tango (Soy un arlequin, Esta noche me emborracho)

• Films : La luz de una estrella, El hincha

• Peroniste en 1943

• Mort en 1951

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[1] Purgatif utilisé à l’époque, à base d’huile de foie de morue.

[2] Le coté âpre, grinçant, imprécatoire de sa poésie a d’ailleurs au départ dérouté un public alors habitué aux mièvreries sentimentales de Pascual Contursi, et qui ne lui a pas accordé immédiatement succès et reconnaissance.

[3] Discépolo mettait plusieurs mois, voire plusieurs années à peaufiner chacune ses chansons, travaillant et retravaillant avec une proverbiale et obsessionnelle méticulosité chaque mot, chaque expression, chaque assonance.

[4] La famille de Discépolo était d’origine napolitaine.

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