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Poésie et littérature

Le spleen de Buenos Aires

Editeur : La Salida n°47, février-mars 2006

Auteur : Nardo Zalko (photo ci-dessous)

Spleen de Buenos Aires

Dans « Barrio de tango » et surtout « Sur », Manzi raconte un monde familier, mais devenu inaccessible puisque le temps a effacé son décor, enlevé à ses personnages leur espérance ou leur vie. Le soir urbain teinté de nostalgie, la lueur de la lune sur le faubourg, les adieux, les regrets, l’impuissance : l’univers d’Homero Manzi est tout imprégné de spleen, ce sentiment diffus et puissant qui a hanté bien des poètes de l’autre côté de l’Atlantique … Et tout d’abord ce « parfait magicien des lettres » que fut Charles Baudelaire.

La ville – « ce désert à notre portée », selon Albert Camus – est le théâtre où se déploie ce spleen. Pour Manzi, c’est un quartier aux marches de la métropole, entre campagne inondée et voie ferrée, avec ses rues désertes, baignées par la nuit. Au souvenir de sa jeunesse faubourienne, se mêle le « cauchemar des quartiers qui se sont transformés » (« pesadumbre de los barrios que han cambiado »). Baudelaire, lui, décrit une cité convulsive, qui « change plus vite, hélas, que le coeur d’un mortel » et dont le chaos se répand sur ses faubourgs : « les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques… » Il a parlé de la capitale, mais aussi de sa banlieue, ce lieu du « bannissement »: « Souvent à la clarté rouge d’un réverbère / Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre /Au coeur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux… » . Paris, sous sa plume, est une « fourmillante cité » où « les mystères, partout, coulent comme des sèves »: « Dans les plis sinueux des vieilles capitales / Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements »…

Bien d’autres après lui s’enivreront de spleen, cette mélancolie sans cause, ce remords de ce qui ne fut pas, vécu « dans l’imprécis grandiose des horizons urbains » (Valéry Larbaud). Milosz, le grand Lituanien dont l’oeuvre est écrite en français, évoque son enfance perdue « dans une ville de battements de coeur morts… ». « Entendez-vous la ronde qui pleure dans le jardin noyé de brume aveugle au fond du vieux faubourg ? ». Apollinaire chantera le « tournant d’une rue brûlant de tous les feux de ses façades /plaies du brouillard sanguinolent où se lamentaient les façades.. ». Parlant lui aussi d’une banlieue (Meudon), Paul Fort chante le « couchant sur le mur en ruines », le « chemin noir qui se termine », « les glaces du train qui passe, ton frisson ». Et quand il dit : « Ah ces choses qui ne sont pas, qui sont en rêve et sont cruelles, et puis que l’on oublie déjà… », on croit entendre sonner le bandonéon. Le spleen serait-il l’essence même du tango ?

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