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Poésie et littérature

Manzi ou le mythe du faubourg perdu

Editeur : La Salida n°47, Février-mars 2005

Auteur : Fabrice Hatem

Le mythe du faubourg perdu

Bien que né à Añatuya, dans la lointaine province de Santiago del Estero, Manzi passa son enfance dans le quartier populaire de Pompeya, au sud de Buenos Aires, dont l’atmosphère et les habitants inspirèrent profondément son œuvre. Un long mur, un terre-plein, un troquet, un jardin, un pont, au loin quelques marécages : tel est le paysage que le jeune Homero pouvait contempler depuis la fenêtre de son internat, et auquel il fait référence dans ses plus beaux poèmes[1]. Un monde au fond très simple et très ordinaire, mais dont l’évocation par l’auteur de Sur est porteur d’une charge émotionnelle dont beaucoup d’entre nous ont éprouvé la puissance : même les cerveaux les plus dévoyés, comme le mien, par un dressage hyper-rationaliste, n’échappent pas toujours à un réflexe lacrymogène incontrôlé.

Pourquoi et comment Manzi parvient-il, plus que d’autres auteurs, à atteindre un tel pouvoir de suggestion et à faire vibrer en nous la corde des émotions intimes ? On peut, bien sur, invoquer, en termes quelques peu généraux, le génie du poète ou la magie de l’écriture. Mais il est également possible, à l’analyse, d’identifier quelques clés d’explication rationnelles tenant à la fois au fond et à la forme. Le fond, c’est la représentation quasi-mythologique du monde, sorte de variante désespérée sur le thème du paradis perdu, que nous propose son oeuvre. La forme, c’est un ensemble de figures stylistiques dont l’acrostiche forme le terme AIMÉ. Leur utilisation talentueuse permet à l’écriture Manzienne d’activer – ou de désorganiser – certaines de nos fonctions mentales avec une redoutable efficacité, provoquant ainsi dans notre cerveau, par des mécanismes quasiment physiologiques, une situation de « stress émotionnel ».

Manzi et le besoin du mythe

La sagesse des nations nous enseigne depuis longtemps que, pour vivre, l’Homme n’a pas seulement besoin de pain, mais aussi de principes spirituels. Certaines découvertes récentes de la neuro-psychiatrie semblent confirmer ces préceptes. Des scientifiques ont en effet montré que la prière et la pensée religieuse activaient des zones bien particulières du cerveau. En d’autres termes, l’esprit humain est « programmé » pour accueillir une représentation du monde à caractère métaphysique, autant que pour développer une pensée logique ou maîtriser un langage : nous avons physiologiquement besoin d’une Foi.

La poésie de Manzi répond à ce besoin, car elle possède justement une structure mythologique : l’origine du monde, son évolution progressive, ses grandes structures spatiales et temporelles y sont expliquées par l’intervention de quelques êtres surnaturels (la ville de Buenos-Aires, le tango), de quelques événements fondateurs et de quelques grands principes organisateurs. L’évocation d’un paradis perdu, le sentiment d’une faute originelle, le caractère destructeur du temps qui passe, constituent quelques-unes des principales composantes de cette « métaphysique de poche », présente, à des degrés divers, dans chacune des plus belles œuvres du poète.

Dans la mythologie Manzienne, le paradis perdu est situé dans la banlieue sud de Buenos Aires, dans ce quartier de Pompeya où il passa son enfance aux côtés de quelques autres grands poètes, comme Cátulo Castillo et son père José Gonzales[2]. Il est peuplé de personnages à la mythique simplicité populaire – gouapes sans peur et sans reproches (Eufemio Pizzaro, Ramayon, Milonga del 900)[3] ; payadores chantant l’âme du faubourg (Betinoti) ; cochers et charretiers (El pescante, Cornetín, Manobianca), musiciens ambulants (Viejo ciego, El último organito) ; jeunes filles chastement aimées (Romance de barrio) ; lieux imprégnés de magie (Milonga de Puente Alsina, Boliche de barrio) ; bandonéon dont la voix résonne dans les impasses. « J’évoque tes nuits, faubourg tango /Avec les charrettes qui rentrent à l’enclos /La lune faisant des ronds dans la boue /Et au loin la voix du bandonéon » (Barrio de tango).

Ce monde des origines est illuminé par la présence d’un amour de jeunesse, chaste et pur. « Faubourg tango, qui fut à elle, Juana la Blonde / Que j’aimais tant.. » (Barrio de tango). Celui-ci génère un sentiment de bonheur suspendu dans l’intemporalité, comme si l’univers d’alors n’avait pas encore commencé à vieillir. « Tes vingt ans tremblant de tendresse /Sous le baiser qu’alors je te volai » (Sur). Mais, comme dans la mystique judéo-chrétienne, le locuteur va commettre une faute qui conduit à la perte de ce Paradis originel et à la chute dans le monde réel, celui du remords, du châtiment et de la souffrance. « Alors, mes lèvres te firent mal /En baisant ta bouche fraîche / Ma punition vint de ta main » (Milonga triste) ; « J’entendis tes pas s’éloignant dans le soir / Mes mains furent trop lâches pour te retenir » (Tu pálida voz).

Le souvenir de cet amour perdu, associée au douloureux constat de la disparition progressive du quartier tant aimé, constitue le troisième pilier de la métaphysique manzienne : la nostalgie du temps qui passe, détruisant avec lui les choses, les êtres et leurs espérances. Un thème magnifiquement résumé dans les quatre derniers vers de Sur : «Nostalgie des choses qui sont passées / Sable de la vie qui s’écoula /Tristesse des quartiers qui ont changé / Et amertume du rêve qui est mort ». Cette vision fondamentalement pessimiste rappelle le mythe de l’âge d’or d’Hésiode, très populaire dans le monde gréco-romain, qui décrit l’histoire du monde comme celle d’une dégradation progressive, conduisant inéluctablement à l’anéantissement et à la mort. Et, contrairement aux espérances chrétiennes, pas d’espoir chez Manzi d’une rédemption liée au retour attendu de l’amour salvateur : « Je voudrais que tes pas reviennent croiser mon chemin…/ Puis que ta voix m’appelle, dans une fatigue mortelle.. / Mais pourquoi ? Je sais bien que mon désir est vain…/Jamais… jamais… tu ne reviendras. » (Tu pálida voz).

Figures de style

L’impact émotionnel de cette métaphysique du désespoir est encore accru par l’utilisation particulièrement efficace de quatre types de figures stylistiques : l’Accumulation, l’Incise, la Métaphore, l’Énigme.

Accumulation. Pour composer ses paysages, Manzi n’utilise pas de longues phrases compliquées. Quelques mots jetés les uns à la suite des autres, sans structure grammaticale, sans ordre logique, suffisent pour nous projeter en imagination, avec une étonnante efficacité, dans son univers poétique : « San Juan, le vieux Boedo et tout le ciel / Pompeya et plus au loin, l’inondation, Ta chevelure aimée dans mon souvenir / Et ton nom flottant dans l’adieu…./ Le coin du ferronnier, boue et pampa /Ta maison, ton trottoir, le ruisseau /Et un parfum d’herbe et d’avoine /Qui remplit mon coeur à nouveau. » (Sur). Miracle de la concision : un neurologue nous expliquerait peut-être que chacune de ces courtes expressions agissent comme autant de stimuli neuronaux, touchant chacun, dans un temps très court lié justement à la brièveté du texte et donc de la lecture, une région différente du cerveau : les sens (l’ouïe, la vue, l’odorat), les sentiments (l’amour, la curiosité)… Notre cortex réagirait alors par un « stress émotionnel » à ces sollicitations multiples et simultanées qui « saturent » brutalement ses connexions neuronales.

Incise. Par l’introduction de formules très courtes – ici un adverbe, là une interrogation – Manzi parvient à créer dans l’esprit de l’auditeur le sentiment vertigineux d’être brutalement transplanté dans une époque ou un paysage lointains. Le « là-bas » de « Un bout de faubourg, là-bas, à Pompeya / somnolant à côté du terre-plein » (Barrio de tango) a le même effet qu’un « travelling » cinématographique. Un peu plus loin dans le même poème, le « Où êtes-vous ? »[4] pourrait se comparer à un fondu/enchaîné : la juxtaposition brutale de deux périodes de temps très éloignées éveillant en nous la conscience douloureuse du temps qui passe, dévorant les êtres, les paysages et même les souvenirs. Manzi, ne l’oublions pas, fut aussi un homme de cinéma…

Métaphore. Comme Baudelaire dans ses « Correspondances » l’auteur de Malena établit par son style métaphorique des « points de passage » entre les êtres vivants, les choses, les sentiments, les souvenirs et les sensations. « Tes yeux sont obscurs comme l’oubli /Tes lèvres, serrées comme la rancœur /Tes mains, deux colombes qui ont froid /Dans tes veines coule le sang du bandonéon / Tes tangos sont des créatures abandonnées / Qui rôdent dans la boue des ruelles /Quand toutes les portes sont fermées / Et que hurlent les fantômes de la chanson. » (Malena). Ces mises en contact brutales de plusieurs registres habituellement séparés cassent tous les « isolateurs logiques » qui nous permettent habituellement de canaliser, organiser, hiérarchiser et finalement maîtriser nos différentes fonctions cérébrales : leur effet sur notre cortex peut se comparer à celui d’une série de courts-circuits dans un système électrique. En faisant se succéder, en un torrent puissant, ces splendides formules, Manzi parvient ainsi à ébranler notre maîtrise mentale et à provoquer un désordre émotionnel par une série de chocs d’intensité croissante.

Énigme. Manzi dissémine dans ses poèmes de fréquentes allusions ou confidences cryptiques, qui plongent l’auditeur dans un abîme de questions : « Peut-être, du coin de la rue, René nous appelera » (El pescante) ; « Le drame de cette pâle voisine / Qui ne sortit plus guetter le train » (Barrio de tango) ; « Elles reviennent vaincues, ma voix et ta voix, / Dire à notre mémoire avec un ton d’effroi /Les fautes qui ne furent pas nôtres / Les fautes dont nous dûmes souffrir tous deux » (Romance de Barrio) ; Qui est René ? Qui est cette pâle voisine, et que lui est-il arrivé ? Quelle sont ces fautes ? Manzi ne nous le dit évidement pas[5]. Et cette énigme stimule notre attention sur le texte, en suscitant en nous une succession d’interrogations sans réponses et d’hypothèses invérifiables. En faisant fonctionner ainsi notre imagination, nous nous approprions alors, avec peut-être encore plus d’intensité que le reste du poème, ces vers relativement abscons.

Une œuvre de grande ampleur

Auteur de près de 300 poèmes, dont la plupart furent mis en musique, Manzi n’a pas cantonné sur œuvre à l’évocation nostalgique du faubourg et de l’amour de jeunesse perdus. Plusieurs autres thèmes y sont également présents, souvent en liaison avec les différents épisodes de sa vie professionnelle et sentimentale. Il composa ainsi pour le cinéma de nombreuses chansons dont l’action se situe, comme celle du film où elles sont interprétées (Pampa Barbara, Nobleza Gaucha, La guerra gaucha, Fortin Alto, etc.), dans la pampa argentine de la fin du XIXème siècle[6]. La revification de la milonga, avec la complicité du musicien Sebastián Piana, fut pour lui l’occasion de faire revivre les personnages du Buenos Aires créole du XIXème siècle (Negra maría, Papá Baltasar, Juan Manuel, Pena mulata). Sa liaison clandestine et contrariée avec la chanteuse Nelly Omar lui inspira plusieurs textes bouleversants, comme Niguna, Fuimos, et, de manière plus indirecte, Che Bandoneón. Militant politique, il écrivit une chanson dédié à la mémoire du grand dirigeant populaire Leandro Alem, ainsi que l’hymne du mouvement radical qu’il avait contribué à fonder en 1935 (Milonga de FORJA)[7]. Dans les dernières années de sa vie, alors qu’il se savait déjà atteint d’un cancer[8], il écrivit des textes d’une grande tendresse, dédiés à quelques personnages aimés, grands artistes (Discepolín) amis et lieux de son enfance (Sosteniendo Recuerdos, Retrato, Añatuya). Une œuvre de grande ampleur, dont les textes les plus connus ne constituent qu’une toute petite partie, et qui réserve bien des joies et des (bonnes) surprises à l’auditeur – ou au lecteur – avide de découvertes.

Fabrice Hatem

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[1] Voir à ce sujet Acho Manzi, Sur, Barrio de tango, éd. Corregidor, 2000.

[2] Celui-ci qui joua auprès des deux jeunes gens le rôle d’un véritable mentor, en leur transmettant son attachement ému – partagé avec un autre grand poète de l’époque, Evaristo Carriego – au climat du faubourg et au gens simples qui le peuplaient, qu’il surent les premiers, transformer en personnages de leur œuvre poétique.

[3] Citons également Milonga del 900.

[4] « Faubourg tango, lune et mystère /Rues lointaines ! Que devenez-vous ? /Vieux amis dont l’image s’efface /Qu’avez-vous fait, où êtes-vous ? ». Une formule qui fait écho au « dites-moi où, n’en quel pays » de François Villon dans La balade des Dames du temps jadis.

[5] Quant à Malena, cela fait plus de 60 ans maintenant que les critiques s’interrogent sur l’identité de l’artiste qui l’inspira. Et Manzi a lui-même répondu, à sa façon, a cette question, en affirmant successivement à plusieurs chanteuses de son temps que c’était à elle qu’il avait pensé en écrivant ces vers….

[6] Milonga de los fortines, La mitrista, Serenata gaucha, Carnavalito, etc.

[7] Ainsi que, de manière plus troublante, des textes de circonstance en l’honneur de Juan et Evita Peron (Versos de un payador al general Juan Peron).

[8] Il mourut prématurément en 1951, à l’âge de 44 ans.

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