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Tangueros et tangueras

Pérégrinations d’une danseuse de salon

Editeur : La Salida n°37, février-mars 2004

Auteur : Isabelle Reyjal

Pérégrinations d’une danseuse de salon

5 décembre 2003, 17 heures. Arrivée à l’aéroport de Barcelone. Encombrés de nos volumineux bagages, Pierre et moi repérons dans le hall d’autres couples qui ont bien la touche de danseurs de salon ! Nous nous joignons à eux. Ils viennent de tous les pays : on se parle en anglais.

Une heure et demi d’autobus pour rallier Tarragone, puis Salou, la station balnéaire où se tiendra la compétition. La nuit tombe, beaucoup somnolent. Juste derrière nous il y a un couple italien célèbre, parmi les meilleurs mondiaux. Sans costume ni maquillage, ils ont juste l’air de personnes très gentilles et très simples.

19 heures : arrivée à Salou. Bonne surprise, l’hôtel fait face à la mer, vue magnifique, depuis notre chambre, sur la plage immense bordée de palmiers. Nous sommes en décembre, mais il fait très doux ici, il souffle comme une brise de printemps éternel… Nous dînons en tête à tête, d’un copieux plat de pâtes comme le veut la diététique sportive. Nous succombons tout de même à une bonne glace à la Chantilly, c’est nettement moins recommandé, mais tant pis !… Nous sommes en week-end et ces instants font partie des bons moments de l’avant compétition. Après une promenade nocturne sur la plage étonnamment déserte et fantomatique, nous nous couchons tôt car demain la journée sera longue…

6 décembre, 5h30 du matin : réveil en fanfare. C’est l’heure des préparatifs. Pierre a droit à une heure de sommeil de plus, le bienheureux. Moi j’ai deux heures devant moi pour me coiffer et me maquiller : il faut ça. Se débattre à l’aube avec les flacons de fond de teint, les épingles à cheveux, les gels, les faux cils et les mèches postiches, quelque part, ça n’est pas humain. C’est ce que je me dis toujours…

7h30 : petit déjeuner, copieux, énergétique. Dans la salle de restauration, se croisent des filles bronzées, fardées, coiffées comme pour un soir de gala, et des garçons maquillés aussi, les cheveux laqués, en jogging et savates. Le serveur n’en croit pas ses yeux.

8h : l’organisation a affrété le petit train touristique municipal pour convoyer les danseurs des différents hôtels au Palais des Sports ! Le jour se lève à peine, nous traversons en petit train, transis, la ville encore endormie. Sur ma banquette, une hollandaise blonde, à chignon magnifique, frissonne : nous échangeons un regard malheureux. Où est notre lit douillet ?

Au Palais des Sports, c’est la ruée vers les vestiaires, trop exigus comme toujours. On se pousse un peu, on joue des coudes, au final tout le monde trouvera son petit espace vital, à la guerre comme à la guerre. Beaucoup d’espagnols dans notre vestiaire, leur langue chante, ils rient et s’interpellent, on se croirait presque en vacances. Les robes strassées sortent des housses, et tout d’un coup le vestiaire gris et glacé se transforme en Palais des mille et une nuits avec les étoffes multicolores qui renvoient des étincelles brillantes sur les murs…

8h30 : on piaffe d’impatience sur le bord de la piste, on essaie le parquet, doux et souple sous le pied. On se dérouille, on se concentre, on chauffe les muscles, on épingle les dossards dans le dos des danseurs en pestant contre les faux ongles, on s’observe du coin de l’œil aussi, en essayant de repérer à l’avance les « bons », les « connus », ceux « qui vont passer » sans coup férir.

Tout à coup un comité de l’organisation fond sur Pierre et moi et nous explique, en anglais, en espagnol, que la couleur de l’habit de Pierre n’est pas réglementaire. Il est gris anthracite, or ne sont autorisés pour les fracs que le noir et le bleu marine. Stupeur ! Heureusement je parle espagnol, je prends l’air désolé, j’explique que la couleur d’origine a mal résisté au dernier lavage (c’est complètement faux), nous n’avons pas d’autre queue de pie dans nos bagages. Courts palabres, sourires, ça ira pour cette fois, mais n’y revenez pas.

9h : premier tour. Nous sommes plus de soixante couples au départ et dansons en cinq passages, on aurait presque le temps de jouer aux cartes entre deux danses ! Difficile de se mettre dans l’ambiance et l’humeur d’une belle valse lente au petit matin. Difficile aussi de ne pas se refroidir et de rester concentré pendant l’attente. Nous avons cinq danses au programme, valse anglaise, tango, valse viennoise, slow-fox, quick-step. Nous ne connaissons aucun des onze juges qui officient, donc le tout est de donner, dès le départ, le meilleur de soi-même. Un seul autre couple de France a fait le déplacement, nous l’encourageons comme il nous encourage lorsque c’est son tour de danser.

10h : soulagement, nous sommes directement sélectionnés pour le tour suivant, sans devoir passer par la phase de repêchage. On se détend. Il s’agit maintenant de patienter plusieurs heures, en s’alimentant, mais pas trop, en se reposant, mais pas trop, en restant au chaud, mais pas trop…

13h : arrivée dans les vestiaires des couples vedettes, que leur classement mondial dispense des épreuves éliminatoires. Un silence se fait sur leur passage. Ils sont beaux, mieux préparés, mieux habillés : ils font tout mieux. On se les montre, on les nomme, on cite leur palmarès. Ils font quelques pas de base pour se chauffer, encore en baskets et en survêtement : et on voit immédiatement la grâce, la maîtrise, la beauté de leur danse, dès les premières secondes, dès qu’ils se touchent !

14 h : huitièmes de finale (quarante huit couples). Le niveau est brusquement monté, on danse plus vite, plus fort, on ne veut rien lâcher à côté des stars. Autour de la piste, dans les gradins qui se remplissent, l’atmosphère chauffe aussi, les appels en espagnol, en anglais, dans toutes les langues, commencent à fuser.

15 h : c’est fini pour nous! Nous sommes vingt sixièmes, à quelque marques seulement de passer en quart de finale (les vingt quatre meilleurs). Dommage ! Mais le niveau est vraiment élevé, et à ces hauteurs là, l’air se raréfie, surtout lorsque aucun juge de notre nationalité n’est présent. Un peu déçus quand même d’être si près du tour suivant, nous allons pouvoir nous détendre, et suivre les évolutions de nos compatriotes, qui ont eu le plaisir d’être sélectionnés. Ils termineront vingtièmes.

19 h : démaquillés, décoiffés, déshabillés, douchés, retour à la vie réelle. On se restaure (pizzas !!!) en commentant l’événement, en analysant nos bonnes et nos mauvaises sensations, danse par danse. Dans les housses, on a rangé les chemises, le frac, la robe, trempés de sueur ; il faudra rafraîchir et laver tout cela pour la prochaine compétition.

20h30 : nous revenons suivre les demi finales et les finales. L’atmosphère maintenant est carrément électrique, la salle est comble, l’excitation aussi ! Chacun y va de son pronostic ; les trois premières places sont connues d’avance, mais qui d’autre accédera à la finale ? Ce couple italien ? Ces danois ? Ces lithuaniens ? Le meilleur couple espagnol ne passera pas le cap de la demi. Et nous suivons, toujours émerveillés, les passages trop rapides de ces couples splendides, élégants, qui nous font vibrer, qui font prendre chair à la musique, qui obtiennent ce qu’ils veulent de leurs pieds et de leurs corps, qui glissent comme sur des nuages, par la magie de la technique, de leur style et de leur interprétation, comme un rêve inaccessible mais qui nous rappelle toujours vers lui.

0h : c’est fini, les podiums sont connus, les fleurs et les coupes distribuées, nous rentrons à l’hôtel, l’esprit embué d’images, en nous racontant, encore et toujours, ce que nous avons vu et senti, et en esquissant quelques pas de fox-trot sur le pavé.

7 décembre, 6h : la magie cette fois est complètement dissipée, dans cet autobus qui, à l’aube, ramène à l’aéroport de Barcelone tous ces couples, bons et moins bons, croulant sous leurs valises et leurs vanity-cases, qui ne sont plus que des garçons et des filles ensommeillés, aux membres las. C’est l’heure des comptes aussi, voyons, combien nous aura coûté ce week-end ? L’avion, l’hôtel, le restaurants, le droits d’inscription… et puis non après tout il vaut mieux ne pas compter, la passion ne se compte pas, et l’argent que l’on passe à assouvir les folies de beauté qui nous habitent est toujours bien employé.

Isabelle Reyjal

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