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Musique et musiciens d'hier

Le compromis musical dans l’œuvre d’Anibal Troilo

Editeur : La Salida n°42, février-mars 2005

Auteur : Fernando Albinarate

Le compromis musical dans l’œuvre d’Anibal Troilo

salida42 albinarate Pendant que j’écris ces quelques lignes sur Anibal Troilo, j’écoute comme musique de fond deux de ses compositions les plus fameuses : Barrio de Tango et Toda mi vida. Et, tout d’un coup, j’abandonne mon travail, complètement absorbé dans l’écoute d’une musique qui m’est familière, et qui, cependant, m’attire à nouveau comme je l’entendais pour la première fois. Pour continuer à écrire, je dois arrêter d’écouter. C’est comme si la musique me disait : « ou tu me donnes toute ton attention, ou tu me quittes en attendant un moment plus favorable ». Il est impossible de s’arracher à la séduction d’un appel sonore aussi profond et attirant.

Troilo ne laisse pas de trève, il nous appelle, il nous attrape, il nous émeut, il nous parle, il nous chante et il nous fait danser. Et il nous fait signe à travers son lyrisme qui incorpore un langage musical beaucoup ample que celui du tango stricto sensu. Il rappelle le mélodisme de certaines chansonnettes et airs d’opéra italiens, mais aussi la force de certains thèmes classiques et romantiques de la musique « cultivée » à travers le traitement « symphonique » de ses arrangements et l’expressivité de ses enchaînements harmoniques. Et tout ce bagage d’influence donne à sa musique, cependant, un son « tanguero » absolument incontestable.

Reprenons point par point. Troilo est un melodiste né, qui exige des chanteurs de posséder un registre étendu, et, en plus de savoir chanter, c’est-à-dire de « dire bien », de soutenir la ligne et de remplir l’espace sonore. Troilo est également un virtuose du bandonéon. Son chant, grogneur ou plaintif, nous parle, prend les sonorités de la voix humaine. C’est un récitant qui prononce les notes comme les syllabes de paroles qui forment un poème ressenti et plein de sens. Cela se manifeste par exemple dans son style d’arrangement pour les cordes, qui associe les pizzicatti afin de marquer certains passages ryhmiques, et les lignes legato très étendues, en contrechant de mélodies interprétées par les bandonéons.

Et rythmiquement parlant ? Le rythme tango est incorporé dans la totalité de sa musique, comme quelque chose qui lui est propre et ne nécessite pas de réflexion spéciale. Il est là par définition, naturel, spontanné. Il peut se trouver que de ce fait, selon moi, Pichuco ne se danse pas avec les pieds. Son tango nous suggère un corps traversé par les angoisses, les douleurs, et les nostalgies que beaucoup d’autres convertiront en « clichés », et qui depuis lui constituent des vérités existentielles. C’est un corps qui écoute et une âme complice qui entraînent les pieds au rythme de son tango. Pichuco donne beaucoup et nous demande beaucoup. Il faut l’écouter, non parce qu’il s’agirait d’une musique complexe, mais parce que c’est une musique qui parle, qui dit, qui chante et qui donne rendez -vous.

Ferrer parle dans son tango El gordo triste, qu’il écrivit avec Piazzolla en hommage à Troilo, de « Pichuco aux mains grandes comme des patios ». ll fait ainsi à la fois allusion à deux des tangos les plus connus de Troilo, Patio mio et El patio de la morocha, à ses deux grandes mains posées sur le bandonéon et également, sans doute, à sa générosité humaine et musicale. La musique de Troilo st généreuse, riche, ronde comme sa propre rondeur. Et c’était aussi le cas de sa culture musicale. Pichuco, celui qui avait « des mains comme des patios », avait également des oreilles comme des patios. Grandes et ouvertes aux influences de toute la musique qui l’entourait, qu’il tranformait automatiquement, du fait de son style et de sa personnalité, en tango (mais pas en jazz, ce sera son disciple Piazzolla qui établira cette alliance).

Dans une époque où bien souvent « le café ressemble à de l’eau de pluie » (nous citons des paroles de son tango Y a mui qué ?), où l’on confond la qualité musicale d’une œuvre avec une bonne campagne de presse, la popularité avec le fait de passer à la télévision, la séduction avec l’insistance et la culture avec la répétition, le gros Troilo nous invite, par son authenticité, son humilité et son originalité, à être des auditeurs ouverts et sincères, dépouillés de préjugés et de fausse culture.

Pichuco marque le point culminant d’une époque d’or du tango, mais est en même temps, du simple fait de sa générosité et de son ouverture d’esprit, il ouvre une époque de modernisation et d’expérimentation. Il est le trait d’union délicat qui unit le lyrisme de Gardel à l’aventure de Piazzolla, synthèse de ses prédéceseurs, source d’inspiration pour ses disciples.

Et tout cela est le fruit de son compromis musical profond, qui va bien au dela du sentiment et de l’intuition, et qui ne se réfugie pas non plus dans l’intellectualisation froide de ceux qui manquent d’inspiration : il associe savoir écouter et apprendre à dire, il intégrer les influences mais il reste authentique, il est perméable et ouvert sur les moyens mais inflexible et égal à lui-même dans le message.

Pour tirer profit de la plénitude de sa sonorité, Pichuco nous demande de chanter avant de dire, de dire avant de jouer et d’écouter avant de danser. Comme pour tous les grands artistes c’est dans l’humilité de sa sagesse que nous rencontrons la grandeur de son äme.

Fernnado Albinarate
(traduction de Fabrice Hatem)

Pour en savoir plus sur Anibal Troilo : /2006/08/12/le-musicien-anibal-troilo/

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