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Danse et danseurs

Entretien avec Eric Jorissen

 ImageEditeur : La Salida n°18, avril-mai 1999

Auteur : Pierre Lehagre et Martine Peyrot (propos recueillis par)

« J‘ai créé El Corte pour qu’on se sente libre de danser »

Pour retrouver cet article, cliquer sur lien suivant : http://lasalida.chez.com/, puis la salida n°18, puis Eric Jorissen.

Initialement professeur de danse de salon, Eric Jorissen  a été amené au tango en 1983 par le  spectacle  »Tango Argentino ». Séduit surtout par la liberté d’improvisation qu’offre cette danse, il a créé à Nimègue un lieu de pratique à vocation internationale,  »El Corte ».

Il nous livre ici sa philosophie des rapports entre danse et musique, de l’enseignement et de la pratique de la danse.

Tu axes beaucoup ton enseignement autour de la musique. Pour toi, c’est la base de tout ?

Absolument ! La musique libère des ondes, sur lesquelles surfent les danseurs. On peut faire des mouvements sans s’inspirer de la musique, mais le jeu et la vie disparaissent avec elle. La musique de tango est faite aussi pour les danseurs. C’est vrai que dans les années 1930, il fallait être un très bon danseur pour profiter de la musique de De Caro. Mais d’Arienzo a recommencé à jouer pour la danse avec son fameux rythme en  »battement de cœur », permettant à la plupart des gens de danser. Et, à l’époque, les musiciens écrivaient des tangos spécialement pour une soirée : par exemple, pour les fêtes des hôpitaux de Buenos Aires ! et cela a donné  »Cicatrices! »

Comment expliquer le paradoxe entre progrès du tango dansé et conservatisme sur le plan musical ?

Le développement, c’est la condition de la survie. Même si la musique des années 1930 et 1940 nous suffisent, ce n’est tout de même pas une raison pour les enfermer dans un musée. Mais aujourd’hui, les choses ont bien changé: les musiciens, autrefois indispensables, sont devenus un luxe. C’est très différent de jouer en concert et de jouer pour la danse. La musique de Mosalini, par exemple, est faite pour les concerts, pas pour la danse. Le Sexteto Canyengue jouait à son début du Pugliese, puis maintenant a mis du Piazzolla à son répertoire. Cependant, il joue aussi du traditionnel pour les danseurs.

Que penses-tu de la possibilité de danser sur Piazzolla ?

Pourquoi ne pas danser sur Piazzolla, au contraire ! Seulement, il faut être un bon danseur, car c’est très difficile. La musique de Piazzolla n’était pas prévue pour danser. Mais nous pourrions retenir ce qu’il y a de bon dans la musique de Piazzolla, pour écrire de nouveaux tangos, sans oublier que l’élément essentiel, c’est le rythme, le battement du cœur ou du corps des danseurs. Ensuite on peut faire de la dentelle. Peut-être faut-il changer d’instruments ou mélanger un genre musical ancien à du contemporain, je l’ignore, je ne suis pas musicien. Ce que je sais, c’est que je suis prêt à payer pour stimuler ce développement, et dans nos écoles traditionnelles, il existe un budget pour ça. C’est aussi une question de moyens. mais je n’ai pas réussi pour l’instant à faire écrire le tango que je souhaite.

A Paris, également, La Tipica Cedron, au Cabaret Sauvage, a joué pour les danseurs, et a eu énormément de succès. 11 musiciens !

Ces musiciens considèrent les danseurs comme partie intégrante du tango. Je me souviens aussi du concert de Pugliese que j’ai organisé peu de temps avant sa mort. J’ai demandé à son imprésario de laisser danser les gens, et celui-ci m’a répondu que ce n’était pas possible! Et moi, je savais que Pugliese aimait les danseurs. Finalement, nous avons créé une piste devant l’orchestre. Pendant la première partie, personne n’a dansé ! Pugliese ne comprenait pas pourquoi et a encouragé le public à danser. Durant la deuxième partie, Pugliese regardait les danseurs et jouait avec eux. A la fin du concert, il pleurait ! Et l’orchestre a même applaudi ! Il n’avait pas joué pour eux depuis les années 60 !

Les vrais danseurs de tango se trouvent-ils seulement à Buenos Aires, ou chaque pays a-t-il sa façon de danser ?

Le tango est né à Buenos Aires, et l’esprit du tango reste là-bas. Mais il est aujourd’hui présent partout dans le monde. La qualité de la danse s’est beaucoup améliorée en Europe, et, depuis un an environ, je trouve qu’elle est même meilleure qu’en Argentine. Seulement quelques milliers de danseurs à Buenos Aires, 10000 en Hollande à peu près, sur une population de 15 millions.. C’est comme ça ! Ce monde s’ouvre, même si c’est un tout petit monde. Même à Buenos Aires, on considère les danseurs de tango comme des gens à part, des traditionalistes.

Quelle différence fais-tu entre tango de bal et de scène ?

Ce sont des extrêmes, même si la piste de salon est parfois un peu une scène ! Le tango est une danse à 3 et non à 2 ! le 3ème, c’est ce qui est tout autour : tu ne danses pas de la même façon chez toi et au bal. Chez toi, tu t’entraînes. Au bal, je ne suis pas intéressé à ce que les gens me regardent danser, mais je sens une ambiance, j’ai conscience de l’espace. Et les gens qui regardent sont partie intégrante de ta danse. Les autres danseurs aussi, d’ailleurs. On a besoin de cette conscience de l’espace pour danser! Dans un salon où ça tourne bien, même les débutants sentent çà. Il y a un public, la musique, d’autres danseurs, on utilise tous ces éléments extérieurs pour danser dans un salon. Sur la scène, c’est à l’intérieur de soi-même, que l’on va puiser, pour envoyer le tout vers le public.

Bien sûr, il y a des couples qui confondent les deux et veulent avant tout montrer ce qu’ils savent faire…Mais le fait de s’extasier sur le nombre de figures n’est pas propre aux européens, on trouve çà aussi en Argentine. Par exemple, lors de concours sur la place Dorrego, les spectateurs battent des mains sur des petits pas, comme au patinage artistique avec des triples lutz ! Ils ne voient pas, non plus, les émotions qui se vivent à l’intérieur de la danse. Pierre, tu devrais venir à Nimègue voir dans quel cadre on danse ! Ca explique beaucoup de choses…

Promis, je viendrai. Mais mon amie Catherine craint que les femmes de petite taille comme elle n’effraient les grands Hollandais !

Mais pas du tout, la moitié des danseurs est étrangère : Italiens, Français, Espagnols, Turcs etc… et puis il y a aussi des Hollandais petits !

Tu as souhaité créer avec El Corte, un lieu qui soit le Paradis du Tango, sans contrainte de temps, ni d’argent. Pour quelles raisons ?

Pour se sentir libre de danser. J’ai souvent remarqué que les bals ne laissent pas suffisamment de temps pour l’invitation. Il ne faut pas être pressé pour inviter quelqu’un à danser. C’est aussi une question d’humeur. On doit donc attendre le bon moment et revenir plus tard. Pour cela, il faut que l’entrée ne soit pas chère et qu’il n’y ait pas de durée limitée ! Les premières 4 ou 5 heures de danse, on pense trop aux au-tres. Sans limite de temps, jamais on ne pense qu’il ne reste qu’une heure à danser et à montrer. On va donc, à partir de 3 ou 4 heures du matin, commencer à danser sans penser aux autres, en se laissant porter par eux, par la musique et ses sentiments. Ce qui est bien, c’est que chaque danseur peut profiter de çà !

En quoi ce lieu est-il différent des autres pratiques du monde entier?

C’est différent parce que tout est fait pour vivre bien le tango : la structure du bâtiment elle-même : on peut dormir, manger, faire des exercices sur une autre piste, prendre une douche ou un bain, regarder des films de tango…. Et, puis, il y a la densité de bons danseurs et l’ambiance de vacances, parce que c’est incroyablement international !

J’ai créé cet endroit pour développer le tango en général. On a besoin pour ça de la musique, d’une piste, de danseurs, de la connaissance de la danse. Et peu à peu, les choses bougent, l’inspiration naît. Bien sûr, la première étape pour un professeur, c’est de transmettre la connaissance ; enseigner est ma grande passion. Ensuite, la grande variété des danseurs permet de confronter les idées. Les gens s’inspirent les uns les autres, ça devient un véritable lieu de développement. Le plus important, c’est de se sentir libre de danser…….

 

Propos recueillis par Pierre Lehagre (Août 99).
Transcription de Martine Peyrot

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